Manga : pourquoi les éditeurs ouvrent des boutiques éphémères
Pop-up shop One Piece ou Sakamoto Days, magasins temporaires Akata, Ki-oon et Kurokawa… Les mangas ne se contentent plus d'être mis en avant dans nos librairies et s'exposent dorénavant dans des boutiques événementielles. Pourquoi les éditeurs réalisent-ils ce type d'opérations ? Comment un tel événement est-il mis en place ? Rémi Poncet, responsable événementiel des éditions Ki-oon, répond aux questions de L'Internaute.
Les premières boutiques éphémères d'éditeurs de manga ont vu le jour suite à la pandémie Covid-19. La maison d'édition Akata a ouvert le bal en septembre 2020, suivi des éditions Ki-oon et Kurokawa. L'éditeur Kana a lui misé sur un événement en ligne réunissant exposition, live, conférences et boutique. Ces évènements, qui ont été mis en place pour combler l'annulation du Salon du livre en pleine pandémie, se sont finalement imposés et semblent devenir pérennes au-delà de la pandémie. Avec des pop-up stores One Piece ou Sakamoto Days chez Glénat et le retour des boutiques éphémères pour les autres éditeurs.
L'épicerie de Sakamoto ouvre ses portes le 6 avril à Paris pic.twitter.com/jTzEzEc6Qp
— Glénat Manga (@Glenat_Manga) March 24, 2022
Pour Emmanuel Bochew, journaliste et interprète basé au Japon, l'explosion des boutiques éphémères en France autour des licences de manga et d'anime n'est pas une surprise: "Au Japon, les pop-up stores sont légion depuis plus d'une décennie et on en voit de plus en plus. Souvent sur les licences phares comme Ranking of Kings ou Jujutsu Kaisen pour la sortie du film d'animation. L'Annex de Shinjuku propose un étage complet réservé aux boutiques éphémères. Idem au Baseyard de Harajuku. On a même vu, avec le Covid, l'arrivée de boutiques et expositions virtuelles comme le propose Anique. Avec à chaque fois des produits exclusifs et une rentabilité très forte. Dès lors, il est normal que les acteurs francophones s'y essayent. Je leur souhaite le même succès".
Alors que L'Antre Ki-oon revient du 26 mai au 5 juin 2022 à Paris, Rémi Poncet, responsable événementiel de l'éditeur, explique aux lecteurs de L'Internaute comment et pourquoi une telle boutique éphémère s'intègre dans la logique de communication et d'actions évènementielles de l'éditeur.
Linternaute.com : en quoi consiste le travail d'un responsable événementiel ?
Rémi Poncet : Je dois avant tout assurer la présence de Ki-oon sur les différents évènements. Aussi bien ceux organisés par des tiers - comme les festivals Japan Expo, Polymanga, Angoulême, Montreuil… qui représentent les trois-quart de mes activités - que ceux organisés indépendamment comme les tournées en librairie, le Ki-oon Fnac Tour ou Summer Tour, la boutique éphémère et les tournées de dédicaces. Au-delà de ces évènements, je suis en lien avec les librairies et les réseaux type Fnac pour leur apporter du contenu pour leurs évènements sans que l'on soit présent, comme des expos, des goodies personnalisés, etc.
Qu'est-ce qui vous a inspiré pour faire cette boutique éphémère ?
C'était un truc qui me trottait dans la tête depuis un petit moment. J'étais allé voir le pop-up store d'Akata et j'avais apprécié ce qu'ils avaient fait. L'élément que je voulais garder avant tout, c'était ce côté chaleureux où l'équipe est vraiment présente ; on ne délègue pas à des libraires. Et aller au-delà d'un simple espace de vente, parce qu'il y a aussi des auteurs en dédicace. Je voulais pousser avec des décors immersifs, pour avoir une expérience en plus en dehors des achats. Bien sûr, ce qui a été fait au Japon est aussi clairement une source d'inspiration. Sur l'événementiel, ils ne misent pas tout sur la vente, ils misent sur l'expérience, sur l'animation. C'est déjà quelque chose que l'on fait sur les salons. À Japan Expo, il y a un stand entièrement dédié aux animations qui est le Ki-oon World. Sur tous les autres événements, il y a toujours une partie vente et une partie animation. On voulait reproduire ça mais avec une sorte de cocon, d'antre, pour avoir une expérience mémorable.

Pourquoi est-ce important d'avoir vos propres évènements ?
Avant tout car c'est un lien direct avec nos lecteurs. Sur les salons, on dépend beaucoup de la communication des évènements et on est souvent dilué dans une masse avec d'autres exposants, d'autres contenus. Si on organise nos évènements, non seulement on maîtrise toute la communication, mais surtout le message n'est pas noyé.
New collaboration of #AttackOnTitan × POP UP SHOP in Marui (Shinjuku district, Tokyo)
— Attack On Fans (@AttackOnFans) December 17, 2020
Marui Annex 6F = January 23th ~ February 7th (11:00 am - 08:30 pm)
Marui 4F = February 20th ~ February 28th (10:30 am - 07:30 pm) pic.twitter.com/uqPwz9EDhm
Au Japon, les boutiques éphémères sont en général sur une licence et pas un éditeur. Avez-vous songé à faire de même ?
Cela fait partie des questions que l'on s'est posées mais on a tranché dans l'autre sens parce qu'on estime que nos fans ne sont pas mono-licence et qu'ils veulent avoir d'autres contenus. L'an passé, pour la première édition de notre boutique éphémère, nous avions des décors à réutiliser, nous avions fabriqué un stand autour de Cthulhu pour le salon du livre 2020 avec la venue planifiée de Gou Tanabe, mais le Covid a mis à bas ces projets. Quand on est parti sur l'idée de faire une boutique éphémère, on s'est dit que c'était dommage de ne pas utiliser la statue géante de Cthulhu. Mais on ne pouvait se contenter d'une boutique avec une seule licence qui ne soit pas un blockbuster absolue comme My Hero Academia ou Jujutsu Kaisen, même si les ventes des manga adaptés de l'oeuvre de Lovecraft sont très bonnes, ça n'a pas le même attrait auprès du grand public.. C'est pourquoi nous sommes partis sur une boutique multi-licence. Et l'expérience nous a montré qu'il y avait une réelle porosité lectorale entre nos licences.
Est-ce que cette statue a dicté le choix du lieu ?

En partie. Pour trouver le lieu, il y a d'abord le choix du quartier. Il faut qu'il soit facilement accessible en transport, pas trop excentré. On avait ciblé le quartier de République en priorité parce qu'il y a les boutiques de retrogaming, c'est très identifié manga et otaku comme arrondissement. Le budget aussi est important. C'était la première édition donc on ne pouvait pas se permettre de louer extrêmement cher parce que je n'avais aucune idée de si ça allait marcher ou pas et à quel point.
L'autre contrainte était de pouvoir exposer les tentacules, cela me tenait vraiment à cœur. Cela a été très compliqué parce qu'il faut une hauteur sous plafond d'à peu près 5 mètres. Au début, elles ont été conçues pour reposer sur des murs de 5 mètres au Salon du livre. Des locaux avec une hauteur sous plafond comme ça, ce sont des souvent hangars que l'on ne trouve qu'à l'extérieur de Paris avec une surface minimale de 500 mètres carrés où on serait complètement noyés.
Après de longues recherches, j'étais content parce qu'on a trouvé un lieu qui était plus petit que ce que je voulais, dans les 45 mètres carrés au lieu de 90, mais qui avait une mezzanine sur laquelle on pouvait faire pendre les tentacules.
Est-ce que le côté showroom est plus important aujourd'hui avec l'essor des réseaux sociaux ?
Cette boutique n'a pas été pensée pour les réseaux. Mais si le visiteur est content d'avoir cette expérience, le tiktokeur ou l'instagrameur aussi aura envie de le partager. Une fois qu'on avait le décor, on s'est dit que cela pouvait être sympa d'encourager le partage et on a organisé des concours pour faire gagner des lots aux gens qui partageaient leurs photos avec certains hashtag, mais c'est venu dans un second temps.
La première édition a été un succès malgré des conditions difficiles liées à la crise sanitaire. Quelle est votre ambition pour cette deuxième édition ?

C'est très dur d'estimer. Il y avait plein de facteurs qui ne seront peut-être pas réunis pour la deuxième édition. L'année dernière, c'était la sortie du confinement, le premier événement annoncé et aussi une année sans Japan Expo. Toutes les étoiles étaient alignées et cela a super bien marché, on a eu des ruptures de stock constantes. Pour cette année, on part sur la même base en termes de visiteurs. On a pris plus de stocks pour éviter les ruptures. J'aimerais faire mieux que l'année dernière mais si on arrive à faire la même chose c'est super. En termes de ventes, notre boutique éphémère est notre deuxième plus gros évènement, derrière Japan Expo et devant Angoulême ou le Salon du livre. Et si l'on réfléchit en termes d'image et de notoriété de marque, c'était loin devant les autres salons et festivals.

Est-ce qu'il y a eu une évolution du budget pour cette deuxième édition ?
On a doublé le budget global. Le local sera deux fois plus grand. La dernière fois c'était trop petit. Certes on avait les jauges Covid, mais il y avait quand même jusqu'à 4h de file d'attente lors de la plus grosse journée. Les gens sont patients mais nous souhaitons leur éviter ce désagrément.
Il n'y a plus de jauges, donc il n'y aura plus les mêmes files d'attente, même s'il faudra faire attention à ce qu'il n'y ait pas trop de monde. Il y a aussi un gros budget déco cette année. L'année dernière on a utilisé des choses qui étaient déjà fabriquées, mais là on a développé un vrai budget pour d'autres décors, notamment sur Frieren, des expos un peu plus originales, ce qui explique que le budget soit multiplié par deux.
Est-ce que cette boutique a vocation à se concentrer sur les nouvelles séries et les best-sellers ou aussi à avoir des espaces mettant en avant le fond du catalogue ?
On a des contraintes de superficie donc c'est compliqué de faire vivre trop de licences dans cet espace. Si on ne veut pas que ces licences ne se superposent et qu'on veut respecter les univers de chacune d'entre elles, on ne peut pas en pousser plus de 4 ou 5. Le but c'est de faire plaisir avant tout aux visiteurs donc on va forcément trouver du My Hero Academia et du Jujutsu Kaisen, parce que c'est ça qu'ils attendent. Frieren on va l'accompagner à fond parce que c'est un enjeu. On va faire de la promo sur Ranking of Kings. On a envie de pousser toutes les séries mais on ne peut pas.
Qui dit pop-up store dit goodies exclusifs. Est-ce qu'il y a des négociations spécifiques avec les ayants droit ?

Ce ne sont pas des négociations spécifiques mais à chaque fois on demande leur accord. Chaque goodies, on le fabrique pour une période donnée et une utilisation précise. Un goodies que je fais fabriquer pour Japan Expo pour l'achat d'un tome de My Hero Academia, je ne pourrai pas le réutiliser sur L'Antre de Ki-oon. Je devrai faire une nouvelle demande. On a la chance d'avoir des ayants droit qui jouent le jeu et comprennent l'intérêt de ces événements-là. Mais il faut faire une demande spécifique. De plus, cela ne rentre pas dans les contraintes de merchandising parce qu'on ne vend pas ces goodies, on les offre en contrepartie d'achats.
Est-ce qu'il y aura la boule à neige Frieren ?
Navré pour les fans, mais la boule à neige Frieren n'est pas un goodies que vous trouverez à L'Antre Ki-oon.
Comment faites-vous pour habiller le lieu une fois que vous l'avez trouvé ? Faites-vous appel à un décorateur ?

On a notre standiste historique qui fait tous nos stands. On réutilise une partie du mobilier. Pour les décors, on fait appel à un autre prestataire qui a plus des compétences de décorateur-sculpteur. Lui, il va nous faire notamment une reproduction d'une statue qui est dans le manga Frieren. L'hommage au héros décédé.
Est-ce que vous réfléchissez à faire un pop-up store permanent ?
Les libraires sont notre premier partenaire et le but n'est pas de les court-circuiter. C'est un autre métier et ce n'est pas le nôtre. Nous n'avons pas vocation à ouvrir une boutique en dur.

À la fin de l'événement, que deviennent les décors ?
Tout est gardé en termes de décors et de goodies. S'il me reste la moitié des goodies que j'ai fait fabriquer, je fais une nouvelle demande d'autorisation aux ayants droit pour savoir si je peux les utiliser sur un Ki-oon Summer Tour ou un autre évènement. Nous ne jetons rien.
Il faut des nouveautés pour chaque édition. Après les goodies acryliques, vous avez teasé des visuels lenticulaires (affichage différent selon l'angle de vue, un peu sur le principe des hologrammes). Comment avez vous eu cette idée ?
Il y avait toute une mode à un moment sur Twitter où les artistes affichaient leurs story-boards et les planches finalisées et je trouvais ça hyper bien. On avait déjà fait du lenticulaire sur d'autres évènements dans le passé mais pas avec cet usage-là. L'idée, c'est de faire une expo où, suivant l'angle où on regarde la planche, on voit ou le story-board ou la planche finale. Il y aura dix planches tirées de dix séries différentes qui seront exposées avec cet effet.
Comment faites-vous votre veille pour trouver ces nouveaux concepts ?
Un peu en regardant ce qui se passe au Japon ou ailleurs. Pour les concepts d'animation d'exposition, c'est nous en interne qui avons des idées parfois un peu folles. Ensuite on contacte nos prestataires habituels en leur demandant si c'est techniquement réalisable ou non. Ils nous surprennent à chaque fois.

Combien de visiteurs avez-vous eu sur la première édition ?
Comme nous avons distribué un badge à chaque visiteur, nous avons le décompte exact. On a eu plus de 2500 personnes sur les 10 jours.
Quel était le panier moyen ?
On était sur un panier moyen plus important que sur n'importe quel salon. On était à un peu plus de 25 euros. À Japan Expo, on est autour de 21 euros, à Angoulême autour de 19 euros. Plusieurs facteurs expliquent cette différence de panier moyen : il n'y a pas de billet d'entrée à payer, on avait pas mal de Lovecraft et qui sont un peu plus cher et surtout on proposait aussi des produits dérivés avec des partenaires qui ont des prix en général un peu plus élevés qu'un manga.
Combien de tomes avez-vous vendus ?
Un peu plus de 3000, en sachant qu'on a eu énormément de ruptures de stock.
Mais du coup, est-ce que c'est rentable une boutique éphémère ?
Les événements chez nous n'ont pas vocation à avoir une rentabilité financière en direct. C'est plutôt vu comme de la communication, du marketing. Le but est de créer un lien entre les lecteurs et Ki-oon. C'était rentable financièrement l'année dernière mais ce n'était pas le but de l'opération, c'est pour ça que là on a augmenté le budget. En termes de visibilité et d'image de marque, cet évènement est plus que rentable.
Est-ce que cette boutique a vocation à voyager ?
Ce serait génial. On a une politique où on ne veut pas avoir que des événements parisiano-centrés, on est conscient qu'il y a des lecteurs de manga dans toute la France et on ne les oublie pas. Mais c'est compliqué avec le concept de L'Antre tel qu'il existe maintenant parce qu'il y a des décors volumineux qui sont stockés en région parisienne. Cela demande énormément de repérages en amont des lieux, c'est même une fabrication sur mesure en fonction du lieu. C'est facile quand on est sur place. Si on veut faire ça à Lyon, il faut passer une semaine sur place pour tout repérer. Ça entraîne des frais énormes du prestataire pour tout amener là-bas, ajuster certains décors aux différents lieux, il faut héberger les équipes, ce n'est plus du tout la même économie. Le Ki-oon Summer Tour, c'est essentiellement pour sortir de Paris, mais avec quelque chose de mobile on ne peut pas avoir autant de décors. On réfléchit à comment événementialiser plus ce genre de choses mais c'est compliqué.

Le Summer Tour va-t-il passer d'une camionnette à quelque chose de plus volumineux ?
Il y aura plus d'animations en tout cas. Nous avons une animation qui a été développée pour L'Antre et pour le Ki-oon Summer Tour qui est un jeu de rythme Jujutsu Kaisen centré sur le personnage d'Aoi Todo qui est un gros fan d'idols. Donc on va à un concert de son idol préférée, il faut taper dans les mains au bon moment pour se téléporter sur le petit cœur qu'envoie l'idol. On aime bien les trucs un peu technologiques qui innovent et changent. Sur Jujutsu Kaisen, il y a beaucoup d'images très "shônen baston" mais il y a d'autres choses dans ce titre et je trouvais ça marrant de prendre l'axe second degré et de jouer à fond la carte du jeu de rythme façon salle d'arcade.
Quel est le retour des visiteurs ?
Ils étaient contents de voir les équipes, d'échanger en direct. Nous avons eu des retours positifs autant sur le contenu que l'ambiance que l'on avait créée avec les animations.
Est-ce qu'il y a des séries qui ont été demandées et que vous n'aviez pas ?
Nous avons un coin stock au bureau. Si les visiteurs n'habitaient pas trop loin et avaient la possibilité de revenir, je leur disais que je faisais un crochet au bureau pour récupérer le tome et il repassait. Sur place on n'a pas la possibilité de tout référencer.
Quel est ton coup de cœur manga chez Ki-oon ?
Adastra.
Quelles licences te permettent d'être le plus créatif ?
My Hero Academia et Jujutsu Kaisen permettent de bien s'amuser car elles ont une galerie de personnages riche et variée. Les licences de création originales sont pratiques parce qu'on s'autorise à peu près tout. La validation se fait en interne et du coup je me suis bien éclaté sur Tsugumi Project avec la VR.
De quel goodies exclusif es-tu le plus fier ?
Je suis fier des jeux de mots associés aux goodies. Ils sont tous liés au mot "antre" .
Combien de produits dérivés avez-vous vendus ?
Plus de 600. On a augmenté les quantités pour cette année.
On peut s'attendre à une troisième édition l'an prochain ?
Cette boutique éphémère est un temps fort de relation directe avec les fans. On a vu que cela a fait super plaisir sur la première édition. On n'a jamais eu autant d'échanges en direct que sur cet événement-là. L'idée serait de devenir un rendez-vous annuel, toujours à la même période.