Manga : comment et pourquoi réaliser des teasers vidéo ?
Sur les réseaux sociaux pour chaque nouveauté, le métro voire même au cinéma, les teasers d'annonce de mangas sont partout. Mais pourquoi les éditeurs investissent-ils dans ce format ? Quelles sont les contraintes ?
La popularité du manga en France n'a jamais été aussi grande. Et même si de nouvelles maisons d'édition voient le jour tous les ans, la majorité des éditeurs ont atteint aujourd'hui une certaine maturité. Dès lors, pas étonnant de constater une professionnalisation de la communication et du marketing ces dernières années. Mais si le manga est un art séquentiel très dense, où le mouvement est mis en valeur, il peut sembler contre-intuitif de réaliser des teasers et bandes-annonces vidéo pour annoncer une nouvelle licence ou relancer l'intérêt au bout de X tomes publiés. Et pourtant, avec 294 publications rien que pour le mois d'octobre 2022, dont 93 nouveautés, il est crucial de communiquer sur la sortie d'un titre.
Fabien Hyzard, responsable marketing des éditions Ki-oon, explique que les promos vidéo (PV) sont inspirées de ce qui se fait au Japon: "C'est un format très coutumier là-bas, nous avons appliqué et adapté au marché français ce type de communication. Quand on fait la promotion d'un manga, on a deux leviers aujourd'hui prépondérants: les PV et les livrets de prépublication." Or ces derniers ont un coût incompressible et sont seulement disponibles en salons et festivals, en bonus lors de l'achat d'une autre série ou bien en distribution dans les points de ventes.
"Aujourd'hui, proposer un trailer est un incontournable pour n'importe quelle offre d'achat de droits. Au même titre que le dossier de presse, explique Sullivan Rouaud, le directeur éditorial des éditions Mangetsu. On aime les mangas que l'on achète alors on prend plaisir à émuler le sacro-saint format du trailer de cinéma pour ces titres que l'on a réussi à acquérir. On est d'autant plus content qu'à de nombreuses reprises les auteurs nous ont félicités pour nos bandes-annonces".
"Publier une publicité dans un magazine ou réaliser une PLV (publicité sur le lieu de vente, ce sont les habillages que vous pouvez trouver en librairie, NDLR) a un coût largement supérieur à la réalisation d'une vidéo, explique Bruno Pham, directeur éditorial des éditions Akata. Pour une exposition potentiellement moins forte et donc moins rentable. Il y a une réalité financière à laquelle tout éditeur est contraint. Quand on gère un budget en bonne intelligence, les vidéos sont un très bon investissement pour les middle-sellers". Même son de cloche aux éditions Glénat qui, selon Perrine Baschieri, "réalisent aussi des vidéos pour nos titres à moindres enjeux commerciaux mais qui sont des gros coups de coeur éditoriaux comme dans notre collection shôjo".
"Concernant la bande-annonce que nous venons de réaliser pour Le Journal de Soichi, notre directeur artistique a mis en place un côté "found footage", comme une vieille VHS que l'on retrouverait dans le grenier. On est autant dans la lettre d'amour que dans la réalisation d'un outil promotionnel", raconte Sullivan Rouaud. Thomas Gautier, chef de produit aux éditions Glénat, acquiesce: "Les bandes-annonces ont un contenu plus éditorial, même si c'est un outil de communication, ça n'est pas une simple publicité. Une partie du lectorat est sensible à cette communication plus horizontale."
Quels canaux de diffusion ?
"Ki-oon a été le premier à diffuser une PV de manga à la télévision sur les chaînes Nolife et Game One, et même au cinéma, explique Fabien Hyzard. Nous avons toujours adopté une stratégie de communication la plus forte possible pour l'ensemble du catalogue et essayons de faire que les titres les plus grand public puissent toujours toucher la cible la plus large possible." Chacun des douze lancements annuels chez Ki-oon bénéficie de la création d'une vidéo de 30 secondes, accompagnée d'une diffusion télé et d'une campagne promotionnelle sur les réseaux sociaux.
En une décennie, le monde numérique a complètement changé. On est passé d'un écosystème très simple - sites web et YouTube - à un environnement riche et multi-formats (Twitter, Instagram, TikTok, Twitch). "Aujourd'hui, la pertinence de la vidéo est 1000 fois plus forte qu'il y a dix ans. D'autant plus que, sur les nouveaux réseaux sociaux, la vidéo est le format roi", analyse Fabien Hyzard.
Si le format vidéo a conquis les réseaux sociaux, les éditeurs n'appliquent pas forcément les mêmes règles en termes de format, de durée, de diffusion ou même de reach (le nombre de personnes exposées à un message, NDLR)… En revanche, tous essayent d'avoir le plus de fans sur l'ensemble de leurs réseaux sociaux, ces fans constituant le vivier qui provoquera les vues dites organiques des messages et vidéos postés par les community managers. Des hérauts numériques en quelque sorte. Mais avec les algorithmes, les dés semblent pipés, nous explique Fabien Hyzard: "Organiquement, nous ne touchons que 12% de nos communautés. Chaque réseau fait en sorte que nous passions aux posts sponsorisés pour assurer un "reach" convenable." Aidés financièrement par ces posts sponsorisés, les teasers explosent les compteurs: plus de 600.000 vues pour Frieren sur YouTube.
"Nous avons deux formats de base: le format teaser, qui est plus publicitaire, et le format bande-annonce, plus long, explique Perrine Baschieri des éditions Glénat. Le teaser a vocation à être punchy, sans forcément trop en dévoiler, là où la bande-annonce explique les points clés du titre et dévoile même son intrigue."
Comment cibler un public "plus large" ?
Chaque manga a un lectorat potentiel identifié par l'éditeur. Et si la vidéo de promotion est réalisée pour capter au mieux l'atmosphère de ce dernier, il reste à la diffuser aux cercles d'audiences les plus adéquats. "La plupart des fans sont au courant de la sortie de chaque titre d'un genre ou auteur qui les intéresse mais, en réalisant des vidéos de promotion, nous cherchons à toucher au-delà de notre lectorat hyper fan", explique Perrine Baschieri, directrice marketing aux éditions Glénat.
Une diffusion sur grand écran revêt un intérêt particulier: "Avec le temps et l'expérience, nous avons amélioré nos achats de spots publicitaires au cinéma, explique Fabien Hyzard. Pour notre première campagne, nous avions pris des spots dans tous les UGC de France sur une semaine. Aujourd'hui, nous ciblons des films spécifiques. Principalement des blockbusters pour nous assurer d'avoir une population qui n'est pas réfractaire aux mangas." Ce type de diffusion à grand budget implique de réaliser une vidéo la plus marquante possible. Surtout qu'au cinéma ou à la télévision, cette vidéo sera mise en concurrence avec des publicités diverses. Il faut marquer les esprits.
"Même si je n'aime pas cela, aujourd'hui les services de Google et consorts connaissent de nombreuses choses sur chacun d'entre nous. On peut alors cibler les posts sponsorisés par centre d'intérêt. Par exemple, pour le titre Mon mari dort dans le congélateur, nous avons visé les cercles des amateurs de polars, de bande dessinée franco-belge", explique Bruno Pham.
Le b.a.-ba d'un bon teaser
Réaliser une vidéo de bande-annonce prend plusieurs mois de travail et représente un budget qui peut aller de 500 à 5000 € selon si l'on ajoute des voix off, si l'on crée une musique ad hoc et bien sûr le degré d'animation exigé. La majorité des éditeurs fait appel à des sous-traitants spécialisés dans la création de ces clips et à des studios de doublage professionnels. Mais quelles sont les règles à respecter? Y a-t-il des contraintes spécifiques aux ayants-droit japonais?
"Le choix des mots d'un trailer est crucial, affirme explique Sullivan Rouaud de Mangetsu. On n'est pas là pour simplement lâcher des punchlines. Il faut coller au ton de l'histoire, tout en captivant le lecteur potentiel. Les textes sont l'âme d'une vidéo, là où la direction artistique est son corps."
"J'ai un principe qui me tient à cœur: je ne laisse aucun phylactère visible dans nos trailers, explique quant à lui Fabien Hyzard de Ki-oon. Pour moi, une vidéo réussie est une vidéo immersive, la plus proche possible d'une expérience de jeux vidéo, de cinéma. Certains éditeurs nous autorisent à recréer la matière pour remplacer la bulle, d'autres non. Cela peut avoir un impact sur le choix des planches." Il faut connaître les contraintes imposées par chaque ayant-droit, afin d'éviter de perdre du temps à mettre en place quelque chose qui sera rejeté.
Si les algorithmes de TikTok, Instagram et compagnie sont les principaux juges de la durée idéale, chaque éditeur a son propre cahier des charges selon les tuyaux qui seront exploités. "Chez Ki-oon, notre format canon est la vidéo de 30 secondes avec voix off. Que nous déclinons ensuite pour chaque support. Sur TikTok, nous limitons nos vidéos à 10 secondes pour nous conformer à l'algorithme du réseau", explique Fabien Hyzard.
"Pour une exploitation à la télévision, où l'on paye à la durée, nos spots font plutôt 15 secondes. Sur un usage publicitaire en pre-roll (courtes séquences publicitaires que vous pouvez voir avant la diffusion d'une vidéo de votre choix sur la majorité des réseaux sociaux, NDLR), on ne peut pas non plus dépasser 15 secondes sinon l'utilisateur va sauter la fin de la publicité et le message ne passera pas", explique Perrine Baschieri de Glénat.
Quelles contraintes ?
Selon les ayants-droit, les éditeurs ont plus ou moins de libertés créatives. La première version du trailer du manga Le Petit Monde de Machida (Akata) avait été retoquée car certaines scènes de l'œuvre avaient été inversées. ""Flipper" une image, détourer un personnage, faire des gros zoom ou un effet de déchirure sur une image, mais aussi changer le rapport homothétique, ajouter une bulle ou laisser à penser que du texte est prononcé par les protagonistes sont les principaux interdits", liste Thomas Gautier de Glénat.
Mais "les lignes bougent, tout le monde essaye de faire progresser ce médium", explique Sullivan Rouaud. Ainsi, récemment, les éditions Glénat ont pu animer les protagonistes dans leur vidéo de Sakamoto Days et Crunchyroll a pu coloriser des planches du manga Dandadan.
Il faut aussi savoir jongler avec des plannings plus ou moins définis à l'avance. "Nous ne pouvons pas réaliser un trailer sans avoir les textes et visuels définitifs, or entre l'envoi à l'imprimerie et la disponibilité en librairie, il se déroule un mois. Ce qui nous laisse un créneau de production très court", analyse Bruno Pham d'Akata.
Une autre contrainte, nous explique Perrine Baschieri, est que la majorité des contrats ne permettent l'exploitation audiovisuelle que du contenu du premier chapitre du premier volume d'un manga. "Nous aimerions pouvoir faire des vidéos pour relancer une licence X ou Y en cours de publication mais pour l'instant nous n'avons pas les droits suffisants", explique-t-elle.
"Je déteste la pression, aussi bien pour moi que pour mes prestataires, alors je travaille toujours le plus en amont possible, explique Fabien Hyzard de Ki-oon. On préfère s'accorder le temps de devoir traiter des retours post-validations sereinement. Il faut aussi un temps de réflexion, pour trouver le meilleur concept. Entre le premier brief et la diffusion de la vidéo, nous avons en général un peu plus de trois mois."
Musique et doublages: comment choisir ?
"Au-delà du coût, n'étant pas basé à Paris, il serait compliqué pour nous de tisser des liens avec les studios de doublage, explique Bruno Pham d'Akata. Et puis comme nous diffusons nos trailers principalement sur les réseaux sociaux, il faut qu'ils puissent être vus sans le son, de nombreux jeunes écoutant de la musique lorsqu'ils surfent sur Twitter ou Instagram."
"Le choix d'une voix off ou non dépend de la diffusion de la vidéo. Si nous avons prévu un "pré-roll" publicitaire ou une diffusion à la télévision ou au cinéma, alors la voix off est indispensable. Dans le cas d'un usage pour les réseaux sociaux, nous préférons utiliser des sous-titres", abonde Perrine Baschieri de Glénat.
"Je suis admiratif des trailers des éditions Ki-oon, c'était un objectif que j'avais en tête lorsque j'ai lancé Mangetsu. Notre premier trailer avec voix off arrivera en janvier 2023, j'ai hâte de pouvoir le partager", raconte Sullivan Rouaud.
Une partie des éditeurs travaillent avec des banques de musique libre de droit ou sous licence commerciale, mais certains, comme les éditions Glénat, ont fait le choix de toujours créer des musiques. "Nous trouvons que créer la bande son de nos vidéos permet d'être plus raccord avec chaque titre. C'est une habitude que nous avons acquise sur la bande dessinée et que nous avons transposée aux mangas", explique Perrine Baschieri. "Le compositeur et le studio qui réalise l'animation sont en contact permanent. Ensuite une troisième société s'occupe de la post-prod: mixage, multi-plexage (ajout des différentes pistes son à l'image, NDLR) et exports aux différents formats d'exploitation", ajoute Thomas Gautier.
"Il y a un intérêt à prendre une voix seulement s'il y a une pertinence éditoriale, estime Fabien Hyzard de Ki-oon. Vincent Ropion, pour la bande annonce de City Hunter Rebirth, était une évidence. De même, choisir Brigitte Lecordier pour Ranking of Kings, s'imposait vu qu'elle incarne Bojji dans l'adaptation animée. Pour Dimension W, qui a un esprit assez proche de Cowboy Bebop, nous avons été chercher Yann Pichon, la voix de Spike. Nous travaillons exclusivement avec le studio Timeline Factory, qui s'occupe du casting et qui est spécialisé dans le doublage d'animes avec entre autres My Hero Academia et Jujutsu Kaisen. Avec le temps, on a une petite idée des comédiens qui colleront à tel ou tel titre, par exemple Patrick Kuban, avec sa voix puissante dans une tonalité basse qui porte très bien la tension, est parfait pour tout manga de type thriller."
"Parfois, des contraintes de budget nous empêchent de signer certains comédiens comme nous avons pu le faire dans la bande dessinée, par exemple avec Lionnel Astier pour Assassin's Creed. Pour Sakamoto Days, on aurait rêvé de Jean-Pierre Michaël, la voix de Keanu Reeves dans John Wick, mais c'était en dehors de nos moyens", confie Perrine Baschieri.
Des prestataires spécialisés
Même si le marché du manga est gigantesque, les éditeurs restent des PME très souvent en sous-effectif. La réalisation des trailers vidéo est sous-traitée dans la grande majorité des cas. Certains studios se sont construit une spécialité et travaillent pour de nombreux éditeurs.
"Chez Mangetsu, nous travaillons avec Jérémy Marcellin qui bosse entre autres pour Game One et réalise toutes nos vidéos Junji Ito. Et Lucas Vivès qui m'avait contacté en DM sur Twitter", raconte Sullivan Rouaud. Le travail avec des prestataires spécialisés permet de limiter le nombre d'allers-retours ; de plus, ils s'habituent aux contraintes imposées par les ayants-droit. Certains éditeurs comme Ki-oon passent par un story-board pour définir au plus près le contenu de la vidéo avec leurs studios d'animation. D'autres réalisent un brief plus ou moins directif.
"Nous sommes très fidèles et nous travaillons encore avec le studio qui a réalisé notre première vidéo promotionnelle, conclut Fabien Hyzard. Mais afin d'éviter une uniformisation de nos vidéos, nous sommes en veille permanente de nouveaux prestataires. Récemment, nous avons travaillé avec le studio Yuzu, que nous avions repéré suite à un spot réalisé pour Ankama. Ils ont fait la vidéo de l'édition prestige de Jujutsu Kaisen - qui est la vidéo qui a eu le plus fort taux d'engagement sur nos réseaux - ainsi que la bande annonce de Valhallian the Black Iron."
Définitivement, le monde de l'édition de manga ne cesse de se professionnaliser et c'est tout un écosystème complexe qui aujourd'hui existe à chaque étape de la vie d'un ouvrage. Si les principaux efforts marketing et financiers sont réalisés en amont de la sortie d'une nouvelle licence, les éditeurs sont bien conscients de l'importance de faire vivre une saga dans la durée. Les vidéos sont aujourd'hui devenues un moyen de communication incontournable dans le microcosme de l'édition de manga.