"Il m'est arrivé de travailler dans des endroits où on ne pouvait même pas s'asseoir": Miwa Sakai raconte en BD ses années en tant qu'assistante de mangakas

"Il m'est arrivé de travailler dans des endroits où on ne pouvait même pas s'asseoir": Miwa Sakai raconte en BD ses années en tant qu'assistante de mangakas Miwa Sakai, une vétérante acclamée du manga shôjo, a publié récemment ses mémoires sous forme de manga retraçant ses années d'assistante mangaka. Yasuko Aoike (From Eroica with Love), Suzue Miuchi (Glass no Kamen), Mineko Yamada (Harmageddon)… Les noms des illustres mangakas aux côtés desquels elle a fait ses armes font rêver plus d'un lecteur. C'est à Tokyo qu'elle a accepté de s'entretenir avec LInternaute.com.

Le manga shôjo, marketé pour les jeunes filles et trop souvent assimilé aux histoires d'amour, est pourtant très éclectique. On peut y rencontrer des drames romantiques comme Glass no Kamen (Laura ou la passion du théâtre) de Suzue Miuchi, une saga de SF dont l'envergure n'a rien à envier à Star Wars – la saga d'Harmageddon (les dernières guerres) de Yamada Mineko –, ou les nombreuses séries qui ont repoussé les limites du médium sous les coups de crayon des autrices du groupe de l'an 24*. Alors quand une autrice prolifique (plus de soixante titres à son actif), témoin privilégiée de l'âge d'or du shôjo manga, publie ses mémoires, il apparaît impossible de passer à côté.

De gauche à droite From Eroica with Love, Glass no Kamen, Les dernières guerres © Yasuko Aoike, Suzue Miuchi, Mineko Yamada

Miwa Sakai raconte son expérience d'assistante auprès des plus célèbres autrices de shôjo dans son dernier manga, Les Chroniques de guerre du manga shôjo de Miwa Sakai. 

Aux côtés de Miwa Sakai découvrez l'envers du décors de la fabrique de shôjos manga. © Miwa Sakai(Akitashoten)2022

Il est courant qu'un récit biographique empile les anecdotes sans que l'alchimie ne prenne vraiment, mais Miwa Sakai n'est pas tombée dans le piège. Chaque histoire est non seulement une fenêtre directe sur l'envers du décor d'un monde pas si féérique (la mangaka parle à de nombreuses reprises de "champs de bataille" ) de la fabrique de mangas shôjos, mais c'est avant tout une véritable tranche de vie sincère et touchante. Ce manga magnifique va s'imposer sans nul doute comme une référence du genre et il nous tarde de le voir licencié en France. Miwa Sakai a accepté de répondre aux questions de L'Internaute lors d'un long entretien à Shinjuku, Tokyo.

Linternaute.com : Quand et pourquoi avez-vous décidé de devenir mangaka ?

C'est surtout dû au fait que j'étais très avide de mangas shôjo dans ma jeunesse. Je lisais à peu près tout ce qui était publié, que ce soit les magazines Ribon, Nakayoshi, mais Friend et Margaret, quand ils se sont lancés. C'était une époque où le shôjo était en plein boom et j'étais une lectrice cible idéale. Je lisais aussi du shônen avec le Shônen Sunday et le Shônen Magazine. Mais je pense que le vrai déclic s'est fait en découvrant Masako Yashiro (l'autrice qui a publié en 1970 le premier manga de type yuri, mettant en scène une romance entre deux femmes, NDLR) qui était publié dans une revue un peu alternative, COM, fondée par Osamu Tezuka, une revue de type Kashihon (NdlR: Les Kashi-hon sont des magazines ou livres que l'on peut trouver dans des boutiques de location d'ouvrages, l'ancêtre des bibliothèque en quelque sortes). Sa saga Yoko Series m'a bouleversée. J'ai été happée par le caractère épique de ce manga. Je n'avais alors que 12 ans mais j'avais l'envie de créer une histoire d'aventure aussi grandiose. La décision était prise, je deviendrai mangaka...

© Miwa Sakai(Akitashoten)2022

Il n'y avait pas de cursus pour devenir mangaka, alors vous avez réalisé des études d'animation dans une école de design. Qu'en avez-vous retiré?

L'école de design a été très intéressante, j'ai appris plein de choses qui me servent encore maintenant. Le plus important, c'est le dessin classique, le dessin en noir et blanc au crayon ou au fusain, le dessin de nu, artistique. Il y a aussi l'étude du mouvement des personnes, des animaux. Ce qui m'a beaucoup marquée, c'est que nous étions allés dans des hippodromes voir les cours d'équitation ou les courses hippiques. On y restait toute la journée et ensuite on devait dessiner ce qu'on avait vu et essayer de refaire l'animation d'un cheval. C'était très formateur. L'autre cours qui m'a beaucoup marquée, c'est celui de théorie sur l'histoire du cinéma. L'étude du Cuirassé Potemkine a été révélatrice pour moi, j'ai appris beaucoup de choses sur la façon de créer, de monter l'histoire. Le cours sur l'histoire et la théorie du cinéma a été vraiment primordial dans ma carrière. Particulièrement les parties sur les techniques de montage.

Vous adorez Jane Eyre de Charlotte Brontë. De quand date votre rencontre avec ce livre ?

J'étais en 3e ou 4e année de collège.  Je devais avoir 13 ou 14 ans quand j'ai mis mes mains sur le roman de poche en japonais. Depuis c'est un peu devenu mon livre de chevet.

© Miwa Sakai(Akitashoten)2022

Vous aviez envie de réaliser une œuvre grandiose… Qu'est-ce qui vous a mené à choisir le shôjo pour cette aventure ?

Cela vient justement de mon amour pour Jane Eyre et la romance de manière générale. J'adore la diversité des tragédies que l'on peut mettre en scène en s'appuyant sur les difficultés liées aux relations humaines entre hommes et femmes.  C'est aussi sûrement lié à ma rencontre en tant que lectrice avec l'œuvre de Moto Hagio, qui m'a attirée encore plus fortement dans le shôjo.

Vous n'avez pas participé à des concours de jeunes auteurs mais êtes directement passée à la case "assistante". Pourquoi ce manque de confiance ?

J'avais énormément d'idées d'histoires, j'ai couché sur papier la majorité d'entre elles, avec des synopsis assez détaillés, et même des ébauches graphiques... Mais je n'ai jamais réussi à les finaliser sous la forme d'un manga. Ces projets sont restés bloqués dans la case "concept". Il y en a un nombre incalculable, de styles très variés, et certaines histoires très originales. Mais il m'a manqué ce déclic pour arriver à les transposer de prototypes à mangas.

Avez-vous pioché dans ces idées une fois que vous êtes devenue professionnelle ?

J'avais plus ou moins imaginé une centaine d'histoires que j'aurais pu utiliser mais, au cours de ma carrière, je n'en ai utilisé que deux ou trois. Quand on est professionnel, que l'on fait ses débuts dans une publication, il faut aussi trouver un point d'entente avec l'équipe éditoriale du magazine. On ne peut pas juste amener ses idées et les imposer, il faut faire des compromis et discuter avec l'éditeur pour s'adapter à ce qu'il recherche.

Il m'est arrivé de travailler dans des endroits où on ne pouvait même pas s'asseoir

Comment vous est venue l'idée des Chroniques de guerre du manga shôjo de Miwa Sakai ?

C'est une demande très insistante de la part d'un ami éditeur. Disons qu'il a réussi à se montrer très convaincant (rires).

Le titre de votre manga est très fort. Pourquoi utiliser le champ lexical de la guerre ?

© Miwa Sakai(Akitashoten)2022

Il y a quelque chose de très proche du champ de bataille quand on est dans ce milieu, c'est un véritable combat constant. Il y a des ateliers où on n'a pas même pas de lit, quoique de toute façon on a rarement le temps de dormir (rires). On n'a même pas forcément le temps de manger lors de shifts de parfois plus de 16 heures d'affilée. Il m'est arrivé de travailler dans des endroits où on ne pouvait même pas s'asseoir. On est tellement pressé par les délais qu'on ne prend pas la peine de se lever et de se donner les planches poliment, on se les envoie d'un bureau à un autre. Il n'est pas rare que les pinceaux ou les bouteilles d'encre tombent. On passe notre temps à se salir et il arrive même que certaines personnes fassent des syncopes. Le vocabulaire du champ de bataille est des plus appropriés quand on y pense!

Vous avez une carrière très riche. Comment choisissez-vous quelles anecdotes raconter ?

Avant de choisir, j'ai contacté toutes les personnes qui apparaissaient et je leur ai demandé si elles acceptaient que je raconte certaines choses. Au-delà du choix des moments de vie à partager, il était primordial pour moi de m'assurer que je ne présentais pas des souvenirs déformés. Nous avons échangé au sujet de chaque séquence, sur certains passages j'ai dû faire preuve de diplomatie, mais globalement tout le monde a été extrêmement bienveillant. Certaines personnes m'ont donné leur feu vert pour certains épisodes, d'autres une carte blanche totale quitte à livrer in fine une version plus subjective basée sur mes propres souvenirs.

© Miwa Sakai(Akitashoten)2022

En lisant votre manga, on voit le champ de bataille, mais on voit aussi des moments très poignants, très humains. Comment arrivez-vous à trouver un équilibre ?

C'est lié à mon expérience avec chacune des autrices que l'on peut voir dans l'ouvrage. Par exemple, Mineko Yamada a été ma mentor pendant à peu près deux ans, on a quasiment vécu ensemble durant toute cette période. C'est tout naturel pour moi de présenter des souvenirs qui vont au-delà des scènes de bouclage autour de Yamada-sensei. Chez les autres mangakas, j'ai principalement été donner des coups de mains pour des périodes de rush plus ou moins longues, donc la majorité des souvenirs qui m'ont marquée sont associés à ces scènes fortes. Que ce soit pour une soirée, un week-end ou de manière récurrente.

La composition est très dynamique. Comment travaillez-vous votre mise en page ?

J'ai passé ma carrière à faire des mangas de fiction, c'est mon premier ouvrage de type "essai". Une biographie "tranches de vie" peut sembler un peu ronronnante de prime abord. Alors j'ai souhaité rendre ce manga le plus dynamique possible en utilisant les astuces et les techniques que j'ai apprises et affinées au cours de ma carrière.

Votre première expérience d'assistante a été chez un auteur de shônen qui s'est avéré être un pervers. Comment avez-vous réussi à garder votre calme ?

Apprenant la venue d'une assistante, le mangaka (obsedé) avait changé la position de son bureau dans l'optique de reluquer les jambes de la nouvelle venue... © Miwa Sakai(Akitashoten)2022

Avec le recul, c'est vrai que c'est assez problématique comme attitude et je peux comprendre que cela puisse soulever des interrogations. Qu'on se demande si cette situation n'était pas gênante. Mais il faut se remettre dans le contexte de l'époque. On n'avait pas du tout le même rapport au harcèlement qu'aujourd'hui. Et pour moi qui sortait d'un lycée de filles et qui découvrait un peu la vie, c'était plus un choc culturel du genre : "ah, c'est ça, les hommes, il leur en faut si peu pour les exciter. La surprise passait avant la colère ou la peur. À l'époque, je n'ai vraiment pas vécu ce moment comme une forme de harcèlement et c'est ce que j'ai essayé de transmettre dans mon histoire. C'est un épisode un peu gênant mais sans incidence sur ma psychée. Mon idée n'était pas de culpabiliser la personne mais de mettre en évidence le ridicule de cette situation.

Votre rencontre avec Mineko Yamada va changer votre vie. Pourquoi ?

Cela a apporté énormément de changements dans ma vie. C'est quelqu'un qui est vraiment très social et quasiment toutes les personnes pour lesquelles j'ai travaillé dans ma vie m'ont été présentées par son entremise. C'est très inhabituel pour un mangaka d'envoyer son assistant aller apprendre chez les autres, mais elle, elle trouvait ça formateur. C'était bien, selon Yamada-sensei, d'aller voir d'autres autrices pour développer son style, apprendre de nouvelles techniques.

Elle me poussait pour aller passer quelques jours à droite, à gauche, et revenir après. J'ai eu la chance d'avoir un pied-à-terre chez Mineko Yamada tout en pouvant aller butiner et progresser auprès des plus grandes autrices de cette période. Je n'aurais pas eu la même carrière si je n'avais pas eu la chance de rencontrer Yamada-sensei. En général, les auteurs ont toujours besoin de leurs assistants près d'eux et ne peuvent pas se permettre de les envoyer ailleurs pendant quelques jours.

L'éditeur qui arrange les assistantes et sa mangaka tout en s'excusant du retard auprès de l'imprimerie. Une scène plus commune que l'on ne pense. © Miwa Sakai(Akitashoten)2022

Aviez-vous conscience d'être au cœur d'une révolution en assistant toutes ces autrices du groupe de l'an 24 ?

On avait conscience du côté révolutionnaire en termes éditoriaux, car chaque autrice passait son temps à se battre avec les éditeurs. Il y avait des échanges en continu avec les tantô, des allers-retours sur les manuscrits qui parfois allaient jusqu'au clash. J'ai eu la chance de pouvoir rencontrer et travailler avec la majorité des autrices du groupe de l'an 24, principalement celles qui sont passées par le salon Oizumi**.

Vous étiez fan des autrices pour lesquelles vous avez été assistante. Comment reste-t-on professionnel quand on travaille pour quelqu'un qu'on admire ?

Pour être honnête, je n'ai jamais réussi à retenir mes ardeurs de fan (rires). À chaque fois que j'ai rencontré une autrice que j'admirais, je n'ai pas pu m'empêcher de lui dire à quel point j'appréciais son travail. Ce qui m'a permis de rester professionnel, ce sont les conditions de travail tellement drastiques qu'on n'avait pas le temps de discuter de choses personnelles. C'est donc seulement à la fin d'une charrette que je pouvais prendre le temps de déclarer ma flamme, de partager mon admiration pour leur travail.

La deadline, cet ennemi implacable que doivent affronter tous les mangakas © Miwa Sakai(Akitashoten)2022

Vous avez subi ces fameuses charrettes en tant qu'assistante. Comment vous organisez-vous en tant que mangaka ?

J'aurais aimé pouvoir vous dire que j'avais trouvé une solution pour que cela ne finisse pas dans les mêmes conditions que j'ai subies quand j'étais assistante, mais malheureusement, malgré mes bonnes intentions et mes efforts, je n'ai pas pu l'éviter. En termes d'environnement de travail, je voulais que ce ne soit pas aussi spartiate, mais malheureusement cela n'a pas toujours été possible et certaines fois cela s'est fini dans des conditions assez catastrophiques, comme celles que j'ai pu vivre. J'ai ressenti dans ces moments beaucoup d'empathie pour mes anciennes mentors et les autrices pour qui j'ai pu travailler puisque je me suis rendue compte que parfois la situation nous échappe et que ce n'est pas forcément de notre faute.

Neko-sensei propose à Miwa Sakai d'aller donner un coup de main à Suzue Miuchi l'autrice de Glass no Kamen. Cette dernière saute sur l'occasion de rencontrer une de ses idoles. © Miwa Sakai(Akitashoten)2022

Vous avez travaillé avec des autrices du groupe de l'an 24 au style très littéraire et avec Suzue Miuchi qui livre un shôjo plus "classique" avec Glass no Kamen. Distinguez vous les différentes approches artistiques ?

Il y avait une différence assez marquée dans les styles. Miuchi-sensei réalisait une œuvre assez différente, pardonnez l'expression, "plus populaire", alors que ce que faisait le groupe de l'an 24 était plus littéraire. Je ne pense pas que c'était un complexe et je pense qu'elle avait conscience de cette différence, que son œuvre était plus pour la masse du lectorat. Mais elle était fière de ce qu'elle faisait et n'avait aucunement à rougir face aux autres œuvres. Elle faisait quelque chose qui était un peu à part. Plus proche de ce que l'on peut trouver en dramas télévisés de nos jours. Même si elle était de la génération des autrices du groupe l'an 24, elle a commencé sa carrière plus jeune, vers 15 ans. Elle a dû faire face à la réalité commerciale bien plus tôt, avec des objectifs professionnels, des velléités de carrière tout de suite plus marquées. Une responsabilité éditoriale très marquée. Là où les autrices du groupe de l'an 24 ont eu le temps de mûrir des ambitions et aspirations artistiques moins réalistes, moins tournées vers le monde professionnel. Mais au final toutes ces œuvres sont magnifiques même si elles ont des trajectoires antinomiques.

Vous présentez Suzue Miuchi comme une machine à dessiner. Est-ce la mangaka qui vous a le plus impressionnée ?

© Miwa Sakai(Akitashoten)2022

Au-delà de leurs talents de dessinatrices ou de narration, ce qui m'a le plus impressionnée, c'est la force de travail dont toutes les mangakas que j'ai accompagnés on fait preuve. Une endurance à toute épreuve. Yasuko Aoike et Suzue Miuchi sont capables de travailler des heures sans prendre la moindre pose, ni même se sustenter. Miuchi-sensei est comme une moniale bouddhiste, quand elle travaille. Il lui arrivait pendant une semaine de travailler sans s'arrêter, on ne la voyait même pas prendre le temps de manger, vraiment j'ai l'image du moine qui va faire ses ascèses sous une chute d'eau quand je pense à Miuchi-sensei.

Justement, Miuchi-sensei s'épanouit en dessinant ses mangas. Est-ce que vous aussi vous avez atteint cet éveil du manga ? Ce 7e sens ?

Pas du tout. À la fin de chaque deadline, je suis tellement fatiguée qu'en général je dors pendant trois jours. (rires) J'ai rarement ce sentiment de plénitude. On avait l'impression que Miuchi-sensei avait plus d'énergie à la fin d'une semaine de travail acharnée qu'au début. À l'issue de chaque bouclage, elle nous proposait de faire la fête et d'aller boire et manger pour célébrer la fin d'un chapitre, alors que nous, les assistantes, étions sur les rotules… Ma théorie c'est qu'elle a trouvé un moyen de voler l'énergie de ses assistantes.

Yamada-sensei et son mari sont un lapin et un tanuki. Quels sont vos animaux totems à vous et votre époux ?

Après une charrette éprouvante, seule Suzue Miuchi est en forme © Miwa Sakai(Akitashoten)2022

On ne s'est jamais imaginés en tant qu'animaux. Ce n'est pas le genre de métaphore qu'on utilise. Yamada-sensei et son mari sont un couple assez hors norme au Japon, on a l'impression qu'ils sont sortis d'un conte pour enfants. C'est le couple idéal, très romantique, très démonstratif. C'est assez rare dans notre pays. Mon mari dit se souvenir de m'avoir comparé parfois de dos à une marmotte.

Yamada-sensei ne fait pas de nemu, elle fait directement le dessin. Miuchi-sensei donne les conseils des décors à l'oral. Et vous, comment travaillez-vous ?

Ma méthode est plus proche de ce que fait Miuchi-sensei. Je ne sais pas comment Yamada-sensei fait pour travailler sans story-board. Pour moi, c'est impossible. Je crois que j'ai mélangé les méthodologies qui me plaisaient le plus chez chacune des différentes autrices que j'ai rencontrées afin de créer ma propre façon de travailler.

Avec le numérique les assistants sont souvent en télétravail. Pensez-vous que cela enlève le lien humain ?

Je pense qu'il y a une vraie perte qui se fait, mais c'est peut-être une question de génération. J'ai grandi avec une certaine approche du travail d'assistante donc j'ai un peu de mal à imaginer une autre façon de faire. À titre personnel, je pense que le fait d'être à proximité du mangaka, de voir comment elle travaille, même du coin de l'œil, cela crée un stimulus, donne des inspirations et permet de retenir assez vite ce qu'on a vu faire. Cela apporte une certaine expérience. Mais peut-être que quelqu'un qui n'a connu que le travail à distance ne sera pas d'accord.

© Miwa Sakai(Akitashoten)2022

Aujourd'hui encore, je rêve d'aller voir certaines autrices, de me poser à côté d'elles et d'observer leur façon de travailler.  Même si on est passé au numérique, il y a la question du choix des outils, de la façon de les utiliser. Comment le mangaka prépare ses brouillons, modifie ses traits, travaille l'encrage… Même si l'on peut partager les écrans à distance, est-ce que ce n'est pas plus facile d'être à côté du maître pour apprendre ? Cela permet aussi de découvrir de nouveaux horizons, notamment en se déplaçant dans des lieux que l'on ne connaît pas. J'aurais été triste de ne pas vivre tout ça.

Vous avez été assistante parfois pendant de courtes périodes (des fois juste un week-end). Comment avez-vous fait pour vous adapter aux différents styles graphiques ?

Comme j'étais ultra fan de toutes les personnes chez qui je suis allée travailler, je n'ai pas eu besoin d'étudier leur style parce que je les connaissais par cœur. Je n'ai pas eu conscience de devoir m'adapter au style des personnes parce qu'en les rencontrant je savais quel style elles attendaient et quel style elles dessinaient. Donc, j'ai utilisé ma puissance de fan pour adapter mon trait (rires).

Si Yamada-sensei trouve parfois ses inspirations dans un rêve, d'où viennent les vôtres ?

© Miwa Sakai

J'écris mes histoires selon une technique qui s'appelle le Sandai banashi ("performance impromptue") qui vient du rakugo***. Cette technique a été développée à l'époque d'Edo et consiste à tirer trois mots clés et à essayer de construire un récit en fonction de ces derniers. Souvent, les rakugokas donnaient une heure à leurs élèves pour faire une histoire avec ces trois thèmes. C'est une technique de gymnastique mentale de création d'histoires que j'ai apprise dans des cours de mangas et dont je me suis inspirée. Ce sont Oji Suzuki et Osamu Tezuka qui ont théorisé et popularisé cette méthode créative. D'ailleurs, mon premier succès en tant qu'autrice professionnelle a été réalisé en suivant cette technique d'écriture.

Sur le fond, je ressemble plus à quelqu'un comme Suzue Miuchi au final, car j'ai une approche plus fondée sur le divertissement que sur l'aspect littéraire car je ne poussais pas à mon éditeur des histoires que je tenais absolument à raconter mais au contraire lui demandais quels sujets il aimerait me voir traiter, et à partir de ces problématiques j'en tirais des mots clés et inventais mes histoires. Tout ceci sera expliqué en détail dans le second volume de mon manga. Je vous invite à le lire à sa sortie (rires).

Un manga réussi est un manga qui plaît suffisamment au lecteur pour qu'il ait envie d'en parler et de le partager

Yamada Mineko et Miwa Sakai aujourd'hui encore s'envoient régulièrement des colis de mangas qu'elles se recommandent l'une à l'autre. © Miwa Sakai(Akitashoten)2022

La définition de Yamada-sensei pour un manga réussi est "un manga qui a un tel impact visuel qu'une seule case isolée peut vous chambouler". Et vous, quelle est votre définition d'un manga réussi ?

Un manga réussi pour moi est amusant ou stimulant, il apporte quelque chose lors de sa lecture. En japonais, on a une catégorie de mangas qui sont les "mangas de placard". Ce sont des mangas que l'on range dans un placard après une lecture, même si on l'a trouvé super, et qu'on n'ouvre plus jamais. Ce type de manga est l'opposé de ce à quoi j'aspire. Ce que j'aime, c'est qu'on ait envie de relire mes œuvres, de les partager, de créer une espèce de cercle vertueux de la lecture.  Un manga réussi est un manga qui plaît suffisamment au lecteur pour qu'il ait envie d'en parler et de le partager. C'est d'ailleurs l'étincelle à l'origine de ce manga, quand mon éditeur m'a demandé de raconter ma carrière d'assistante. À partir de là, je savais que j'avais déjà un lecteur qui avait envie de me lire et ça m'a donné la motivation et le cœur pour le réaliser.

Est-ce qu'il y a un auteur ou une autrice chez qui vous auriez aimé être assistant et pourquoi est-ce Mitsuru Adachi ? (rires)

Je me souviens avoir remarqué le style si particulier d'Adachi dès ses débuts. Il avait un trait si beau, très détaillé et subtil, presque poétique. Je pense que j'aurais été intimidée, eu peur de ne pas avoir le niveau pour suivre ce qu'il dessinait. Et puis c'était surtout un auteur de shônen; ce qui n'était pas le milieu dans lequel je gravitais. Mais peut-être que si j'avais eu le piston, j'y serais allée avec le sourire et avec plaisir, malheureusement l'occasion ne s'est jamais présentée.

Le kit de base d'une mangaka : papier, crayons, plumes et gomme "Mono" (dont les morceaux filochent et sont facile à enlever du papier) © Valentin Paquot

*Le groupe de l'an 24 est le nom donné rétroactivement à plusieurs mangakas qui ont révolutionné le shôjo dans les années 70, ces dernières étant toutes plus ou moins nées en l'an 24 de l'ère Showa (1949). Ce groupe de pionnières compte en son sein des plumes comme Mineko Yamada, Moto Hagio, Keiko Takemiya, etc.

**Le salon Oizumi est un appartement situé dans le quartier Oizumi à Tokyo. C'est dans cet appartement partagé qu'ont cohabité de 1971 à 1973 deux figures du groupe de l'an 24 : Moto Hagio et Keiko Takemiya. De nombreuses autrices et assistantes ont séjourné dans ce lieu emblématique.

*** Le Rakugo est une forme de théâtre où un conteur – le rakugoka – narre assis une histoire avec pour seuls accessoires un éventail et une pièce de tissu.