Comment les plaques d'égout sont-elles devenues des oeuvres d'art au Japon ?

Comment les plaques d'égout sont-elles devenues des oeuvres d'art au Japon ? Qui aurait imaginé qu'on puisse un jour considérer les plaques d'égout comme des œuvres d'art ? Quel est le rapport avec le monde des mangas et des animes? Y a-t-il un impact touristique ? Naohi Ohishi, directeur du bureau de l'association des entreprises d'assainissement, explique tout à LInternaute.com.

Aujourd'hui, rare est le touriste qui revient du Japon sans avoir au moins une photo de plaque d'égout dans la mémoire de son téléphone ou de son appareil photo ! Certains font même des détours pour observer les plus cultes de ces plaques. Il faut dire qu'au Japon, ces dernières ne se contentent pas d'être fonctionnelles car certaines sont peintes et bien plus encore. Transformant ce mobilier urbain que l'on avait appris à ignorer en œuvre de street art. La présence de ces plaques d'égout aux designs variés est même devenue un argument touristique. Depuis 2014, tous les ans à Tokyo se tient le festival annuel des manhôru (de l'anglais manhole, bouche d'égout, prononcé à la japonaise) qui rassemble de nombreux fans. Comment et pourquoi le Japon a-t-il développé ce type de plaques? Quand les animes et les mangas se sont emparés de ce nouveau support?

Monsieur Naohide Ohishi, directeur du bureau de l'association des entreprises d'assainissement et président de la plateforme d'information publique sur les égouts (GKP), raconte la belle histoire des plaques d'égout nippones.

© GKP

Linternaute.com : vous souvenez-vous de quand datent les premières plaques d'égout décorées?

C'était à Naha, la capitale de la province d'Okinawa, en 1977, qu'apparaît la première plaque décorée. Un poisson était dessiné dessus. C'est la toute première bouche d'égout floquée. Elle représentait des poissons nageant gaiement dans une eau assainie. À l'époque, au Japon, plus d'un tiers des maisons n'étaient pas reliées aux systèmes d'évacuation et d'assainissement des villes. C'est alors que l'idée a émergé au ministère des Transports et de l'Aménagement du territoire de rendre ces dernières plus visibles, plus belles, afin de convaincre les gens de l'intérêt de ce système. C'est pour cela que les premières créations ont été des gravures avec des animaux, des fleurs… que des choses agréables à voir et à concevoir. Le flocage est arrivé bien plus tard. L'engouement a été immédiat et de nombreuses villes ont suivi, s'appropriant les plaques pour marquer leur territoire, qui d'une spécialité locale, qui d'une licence, même les clubs de sport s'y sont mis. Aujourd'hui, le Japon compte plus de 8.000 plaques d'égout personnalisées.

Comment est venue l'idée d'agrémenter ces plaques avec des visuels tirés de mangas ou d'animes?

La première plaque créée avec un tel visuel l'a été à la demande de la préfecture de Tottori. Le mangaka Gôshô Aoyama, créateur de la série Detective Conan, est originaire de cette préfecture. En 1999, le département communication de la préfecture a contacté le service d'assainissement qui nous a contactés. Ce sont eux aussi qui ont géré la demande d'exploitation d'image auprès des ayants droit. Le succès a été au-delà de ce que nous avions pu anticiper.

Est-ce à partir de ce moment que vous vous êtes rendus compte qu'il y avait un attrait touristique?

© Tezuka Productions

On était très loin de nous imaginer que cela allait prendre ces proportions. Il y a eu une couverture dans la presse, les gens se sont déplacés du Japon entier pour voir la plaque en personne. Et c'était avant l'avènement des réseaux sociaux.

Et aujourd'hui, qui décide de réaliser une plaque à telle ou telle effigie?

Dans la grande majorité des cas, ces demandes émanent des organismes touristiques locaux, dans le but de promouvoir un lieu touristique à l'aide d'un personnage tiré du folklore local ou dont les aventures se situent dans les environs, voire dont l'auteur est originaire. Aujourd'hui, une plaque d'égout personnalisée est un ressort reconnu et apprécié pour renforcer l'attrait d'un lieu. Ces équipes contactent donc l'association qui va chapeauter la réalisation avec l'un des fabricants du pays.

Combien de temps faut-il entre une demande et l'installation des plaques?

La particularité des plaques d'égout japonaises est qu'elles doivent pouvoir résister à de nombreuses et fortes intempéries. Aussi bien au vent qu'aux inondations et même ne pas se retourner en cas de séisme. C'est pour cela que ces plaques sont multifonctionelles grace à des trous laissant passer tout ce qui est très fin, par exemple le sable ne va pas coller dessus. D'ailleurs, ces trous sont réalisés en biais pour garantir un meilleur écoulement. Il est important de préciser ces particularités techniques, car nous devons nous assurer avec nos ingénieurs que chaque design est compatible avec ces contraintes environnementales. Cette étape d'étude en amont de la réalisation prend environ deux semaines. Ensuite, il faut compter un mois de délai de fabrication et enfin un peu plus d'un mois pour planifier la livraison et la pose. Donc tout compris cela prend environ trois mois.

On n'imagine pas qu'il y a une telle ingénierie derrière des bouches d'égout… Y a-t-il d'autres choses à savoir?

© Osamu Akimoto, Atelier Bidama/Shueisha

La bouche, pour poser la plaque d'égout, doit avoir un débord d'un peu plus de 0,5 mm, sinon la plaque pourrait bouger. Ce micro-écart permet de tenir le coup en cas de catastrophe. Il y a ce que nous appelons l'arrière d'une plaque, qui est en fait une structure d'accueil insérée dans le sol. Cette dernière doit pouvoir supporter jusqu'à 700 tonnes sur les grandes voies, pour garantir une fiabilité malgré l'usure.

Aujourd'hui, ces décorations sont devenues une véritable attraction…

Cela fait trente-cinq ans que je travaille au sein de cette industrie. À mes débuts, décorer une plaque consistait à la creuser pour réaliser des illustrations plutôt simples. Je n'aurais jamais pu imaginer à l'époque que l'on arriverait à un tel niveau de qualité et encore moins que ces plaques deviendraient de réels centres d'attractions. Nous sommes ravis, bien entendu, d'aider au tourisme aussi bien local qu'international. Et, à titre personnel, j'éprouve une grande fierté quand je vois tous les gens qui apprécient le travail que nous faisons tous ensemble.

Est-ce plus facile en tant qu'association reconnue de négocier les licences?

Même s'il y a un monopole de l'association, tous les systèmes d'assainissement sont traités localement au Japon par des micro-sociétés. Ce sont souvent les associations locales qui vont faire la demande au propriétaire de la licence et ensuite se reporter vers le service d'assainissement qui, une fois que la licence est négociée, nous contactent avec le projet à réaliser. Au niveau de l'association, nous échangeons très rarement avec les ayants droit.

Plaques d'égouts tirés du célèbre manga de boxe : Hajime no Ippo. Ces dernières se trouvent dans le quartier Adachi. © Hajime no Ippo © 1989, George Morikawa / Kodansha Ltd.

Savez-vous combien il y a de plaques customisées à Tokyo et combien particulièrement arborent des visuels issus de mangas ou d'animes?

Il y a 540.000 plaques d'égout à Tokyo. Sur ce demi-million, pour l'instant, il y a un peu plus de 110 plaques qui sont décorées. La majorité sont issues de licences de mangas ou d'animes, il doit y en avoir 80 à 90 qui sont de cette catégorie. Les Japonais sont très attachés aux mangas et à l'animation, et ils sont habitués à voir ces licences déborder sur d'autres médias. Le fameux 360°, avec les jeux vidéo, les jouets, les vêtements, les cafés à thèmes, etc. Ils apprécient pouvoir profiter de ces séries qu'ils aiment au-delà du format papier ou d'un écran. C'est cette volonté transmédia qui explique cette grande importance. Et puis les décideurs locaux aussi sont non seulement fans de ces œuvres mais ont un réel intérêt, presque un devoir, à préserver une trace locale de ces dernières.

Avez-vous constaté ces dernières années une hausse des demandes pour des plaques de type manga ou anime ?

Tout à fait. Nous recevons des sollicitations plusieurs fois par semaine. Comme nous nous appuyons sur des fabricants locaux, nous pouvons réaliser plusieurs projets en parallèle. Heureusement, l'industrie des confectionneurs de plaques ne manque pas de bras.

Combien coûte la réalisation d'une plaque d'égout ?

Cela coûte environ 70.000 yens (environ 500€) pour faire une plaque simple. Pour une plaque peinte à la main, cela coûte environ 200.000 yens (un peu plus de 1400€). Tout est fait à la main par des artisans.

En vidéo : le processus de réalisation d'une plaque d'égout pour la license Romancing Saga (Jeu vidéo publié par Square Enix)

On a vu récemment des plaques lumineuses. C'est important d'innover ?

Tout à fait. Notre association regroupe 19 sociétés qui conçoivent et fabriquent des plaques d'égout. Chacune possède son centre de recherche, et l'innovation est un facteur clé. En ce qui concerne les modèles à la peinture phosphorescentes, cette évolution est née d'une demande des pompiers. Lorsqu'ils interviennent la nuit et ont besoin de brancher leur tuyaux, ils ne voient pas forcément où se situent les plaques. Ils nous ont sollicités pour que l'on améliore la visibilité de ces dernières.  C'est cette demande, liée à la sécurité, qui est à l'origine de cette évolution. Nous avons trouvé un moyen d'utiliser de la peinture phosphorescente qui brille légèrement la nuit. Et un fabricant de peinture lumineuse est venu voir l'association pour nous proposer ces services. Son usine est capable de produire de nombreuses couleurs, ce qui ouvre un champ des possibles plus vaste.

Nous avons aussi déployé les premières plaques à éclairage LED à Sakura Town, il y a un peu plus de trois ans.

Combien de personnes sont employées par ces 19 sociétés ?

Il y a plus de 10.000 employés.

© Leiji Matsumoto, Toei Animation

Quelle est votre plaque préférée dans tout le Japon ?

Ah, enfin une question facile (rires). Ma plaque préférée se situe à Fukuoka, elle représente le manga Galaxy Express 999 de Leiji Matsumoto (le créateur d'Albator est originaire de Kurume dans la préfecture de Fukuoka et le musée de manga de Kitakyushu possède une exposition permanente dédiée à son œuvre. La plaque commémorative se trouve dans la rue qui mène au musée, NDLR).

Quelle est la demande la plus surprenante que vous ayez eue en matière de design?

La demande la plus impressionnante concerne la plaque Evangelion. Cela fait à peu près trente ans que l'on réalise des plaques et je n'ai jamais été autant surpris par une demande.  Il s'agit de plaques qui ont un système hyper moderne, au lieu d'être peinte ou sculptée, ces dernières ont des projecteurs LED alimentés par des micro capteurs solaires intégrés et protégés par une coque transparente. C'est vraiment incroyable à voir. (NdlR : Au Nord de Tokyo, dans la ville de Tokorozawa, se trouve le complexe Tokorozawa Sakura Town. Cette nouvelle Mecque pour otakus a été conçut conjointement par la ville de Tokorozawa et l'éditeur Kadokawa.  Le célèbre architecte Kengo Kuma a conçu le célèbre musée rocher.  De la gare au musée le chemin est parcheminé de bouches d'égouts hi-tech ornementées par les licences Kadokawa).

Combien pèse une plaque en moyenne?

La plaque pèse 40 kilos, et le socle de maintien dans les 45-50 kg selon l'installation.

Ah, on peut donc rentrer avec une plaque chez soi (rires) ?

C'est une question que nous nous sommes posée en effet, même s'il y a peu de murs qui pourraient accueillir une telle plaque. Les plaques sont en fait fixées à leur socle avec un crochet. Ce sont des plaques que l'on peut soulever mais pas enlever. Et même si le socle pèse moins de 50 kg, il est scellé au ciment, donc bon courage à celui ou celle qui voudra partir avec une plaque. Au final, prendre une photo et l'imprimer fait moins mal au dos (rires).

En vidéo : le processus de conception et réalisation de plaques d'égouts tirés de la licence Pokemon

Quelle est la durée de vie d'une plaque ?

Sur une voie routière, nous recommandons de remplacer les plaques en moyenne tous les quinze ans. Sur une voie piétonne, environ tous les trente ans. Bien sûr, cela dépend des conditions climatiques et de l'entretien local.

Que faut-il faire pour que vous fassiez des plaques tirées du manga Touch ?

Il faudrait contacter la préfecture de Gunma ou la ville d'Isesaki d'où est originaire Mitsuru Adachi, ou bien les responsables du club des Gunma Diamant Pégase. Voire l'office du tourisme du quartier de Nakano où résident de nombreux mangakas. D'ailleurs, pour l'anecdote, le propriétaire de l'équipe de baseball des Pegasus Diamond de Gunma est une société qui produit des matières premières pour la confection des plaques d'égout. C'est peut-être un signe (rires).

Bonus : la liste des plaques d'égouts décorées de Tokyo est disponible ici, si vous souhaitez n'en manquer aucune lors d'un futur séjour dans la capitale nippone.

Merci à Emmanuel Bochew pour l'interprétariat.