Yuka Nagate: "il ne faut pas se laisser enfermer par la véracité des événements historiques"

Yuka Nagate: "il ne faut pas se laisser enfermer par la véracité des événements historiques" Les mangas sur les samouraïs ou les ninjas sont légion, et pourtant les artistes continuent de produire des œuvres originales. Yuka Nagate explique à L'Internaute comment elle a abordé cet univers avec son manga Butterfly Beast.

Arrivée dans les bibliothèques des lecteurs francophones via son manga La Légende de Toki, le spin-off de Hokuto no Ken (Ken le Survivant), Yuka Nagate s'est depuis imposée avec des séries plus personnelles Gift+- publié aux éditions Komikku et l'excellent Butterfly Beast publié aux éditions Mangetsu. Ce sont ces dernières qui, à l'été 2022, ont invité l'autrice à leur premier Japan Expo, l'occasion rêvée pour en apprendre plus auprès d'une mangaka qui n'est clairement pas allergique à l'hémoglobine.

Linternaute.com : comment êtes-vous devenue passionnée de mangas?

Yuka Nagate : Dans mon enfance, il y avait beaucoup de mangas autour de moi, mais j'avais des parents très sévères qui ne m'en achetaient jamais. Je lisais ceux de mes amis. Je suis passée de lectrice de mangas à dessinatrice de manga. Peut-être que l'opposition de mes parents a allumé en moi une sorte de flamme, d'intérêt pour le manga.

© 2012 NAGATE Yuka All rights reserved.

Le conflit avec l'autorité est-il quelque chose d'important pour vous?

Je ne sais pas si c'est important mais je dirais que c'est quelque chose qui me convient. Si on me demandait de faire une comédie romantique, je crois que je n'en serais pas capable.

Quelles sont vos influences et les auteurs qui vous ont marquée?

Je citerais tout de suite Galaxy Express 999 (chef-d'œuvre de Leiji Matsumoto, NDLR). C'est ça qui m'a donné envie de commencer une carrière de mangaka. Au niveau stylistique, je citerais Mutsumi Inomata (chara-designer et animatrice qui a travaillé entre autres sur L'Empire des Cinq et Brain Powerd, NDLR).

Comment vous documentez-vous pour vos mangas?

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Il y a peu de documentation sur tout le début de l'époque Edo alors qu'il y en a beaucoup plus sur la fin de cette période. Donc je suis plus allée chercher sur la fin de la période et j'ai un peu adapté. Je me suis aussi beaucoup documentée sur Yoshiwara (le quartier des plaisir, NDLR) et la persécution des chrétiens. J'ai notamment lu des romans à ce sujet et j'ai regardé quelle était la bibliographie de ces romans pour à mon tour me renseigner. Je suis aussi partie en voyage de repérage, notamment à Shimabara dans la région de Kyūshū.

Les règnes de Nobunaga et Tokugawa sont les périodes les plus représentées en manga. Pourquoi?

Je pense que la période Sengoku (1477-1573), des provinces en guerre, est la période la plus extravagante au niveau des évènements, avec tous ses seigneurs de guerre, ses samouraïs. Je pense qu'il y a beaucoup de fans de cette période et c'est cela qui explique, à mon avis, le succès de cette thématique.

Pouvez-vous nous raconter vos premières années en tant que professionnelle?

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Quand j'étais en deuxième année à l'université, j'ai proposé des planches au Shônen Magazine et j'ai remporté un concours. Mon responsable éditorial m'a proposé d'être assistante pour une mangaka qui débutait elle-même, celà aura duré six mois en parallèle de la fin de ma thèse (NdlR: sur Osamu Tezuka) d'université des beaux arts.

Qu'est-ce que cela vous a appris?

Comme cette mangaka était aussi débutante, je n'ai pas appris énormément de choses sur la manière de travailler. Je dirais que je me suis vraiment amusée à dessiner avec elle. J'ai appris le travail d'équipe. Si mon responsable éditorial m'a fait travailler avec cette mangaka, c'était pour que j'apprenne moi-même à travailler avec des assistants, pour que je me rende compte de comment ça se passe.

Quand on travaille sur une œuvre fictionnelle avec des personnages qui ont existé, quels sont les pièges à éviter?

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Ce qui est dangereux, c'est d'essayer d'être trop fidèle à l'histoire qui a existé, vouloir se fier aux biographies, aux dates. C'est important, mais il ne faut pas se laisser enfermer par ça et risquer que le manga ne soit plus divertissant. Il faut aussi s'amuser en le faisant, c'est important. Il ne faut pas se laisser enfermer par la véracité des événements historiques.

Vous êtes-vous documentée de manière particulière pour Butterfly Beast?

Il y a peu de documentation sur cette période-là (1635, cœur de l'époque Edo, NDLR). Pour ce qui est de la culture des prostituées, des courtisanes, des vêtements qu'elles portaient, cela a été assez compliqué de rassembler de la documentation.

Avec une femme qui punit des dépravés, on a l'impression d'être dans la série Dexter. L'avez-vous vue? Si cela ne vous a pas inspiré, qu'est-ce qui l'a fait?

Je connais la série mais je l'ai vue après avoir dessiné Butterfly Beast. Donc il n'y a pas d'influence directe dessus. À l'origine, j'aime beaucoup les histoires d'espions, de ninjas, mais quand on traite de ninjas dans les histoires fictionnelles, on voit des super attaques, des pouvoirs très flashy, alors qu'en fait c'étaient surtout des personnages de l'ombre, qui étaient cachés. Ils n'étaient pas extravagants, mais plutôt austères. Je me suis rendue compte qu'on n'avait que très peu d'œuvres fictionnelles sur ce pan-là des ninjas et des espions et c'est ce qui m'a donné envie de faire ce manga.

Est-ce cela qui vous a poussé à mettre en scène des héroïnes?

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Il n'y a pas du tout d'aspect idéologique dans Butterfly Beast, de pensée féministe. C'est juste que je suis une femme et que j'ai, peut-être, eu envie d'en dessiner. Jusqu'ici, je n'avais dessiné que des personnages masculins. En dessinant des femmes, j'avais aussi envie de jouer sur l'ambivalence entre le côté fort et le côté fragile.

Pourquoi était-ce important de mettre en scène des gens normaux et non pas des gens aux super-pouvoirs?

Quand on a des superstars, des célébrités, on se dit qu'ils sont à part. Plutôt que de traiter les génies comme des génies, il est plus intéressant de parler de leurs fragilités pour qu'on s'identifie plus facilement à eux.

Pourquoi est-ce important de montrer que Kochô est toujours à la limite du côté obscur?

C'est plus facile de mettre en place un drame à partir de ça. Les personnages comme Devilman ou les œuvres comme Berserk me parlent beaucoup et je pense que c'est pour ça que je suis attirée par cette thématique et ce genre de personnages.

Quand on lit votre manga, en France, on pense à L'Habitant de l'infini, en écho à la noirceur et à la qualité du dessin. L'avez-vous lu?

Bien sûr que je l'ai lu, j'étais une énorme fan quand j'étais à l'université! J'adore le travail de Hiroaki Samura. Avant lui, je n'ai jamais vu de manga qui soit aussi beau artistiquement.

On a l'impression que la thématique de la vengeance de Kôchô avec son compagnon arrive après. Aviez-vous déjà la fin de l'histoire quand vous l'avez commencée?

Oui, la fin était déjà pensée au début de la conception.

Qu'avez-vous ressenti quand vous avez dû arrêter votre manga? Comment avez-vous réussi à rester motivée?

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Quand la revue a été en arrêt de publication, j'étais vraiment dépitée. C'est pour ça que j'ai contacté d'autres revues pour pouvoir continuer. Par chance, le magazine Comic Bunch des éditions Leed a bien voulu publier la suite. Nous avons pu pousser jusqu'au tome 5, mais malheureusement les ventes n'ont pas trop suivi et la série a été interrompue. Je me suis dit qu'il ne fallait pas que je reste focalisée sur cet échec, sinon je ne pourrais pas aller de l'avant. J'ai envie d'aller au bout de cette série, mais il faut d'abord que je produise des résultats avec d'autres œuvres. C'est ce que je fais avec Gift+-, mais je réfléchis à des moyens de pouvoir terminer Butterfly Beast.

Vous attendiez-vous à ce qu'il soit traduit en France et ailleurs ?

Je m'attendais à ce que ce soit traduit. Cela l'a été un peu en Italie puis en France. Par contre, je ne m'attendais pas à ce que les tomes soient réimprimés. Je ne pensais pas avoir un si bel accueil de la part du lectorat français.

Vous travaillez aussi bien les scènes d'action que les scènes sentimentales. Lesquelles préférez-vous dessiner ?

C'est plutôt les scènes sentimentales que je préfère dessiner.

Après une scène très riche en émotion, vous cassez souvent le rythme avec une scène rigolote. Pourquoi ce gimmick ? 

Quand il y a trop de tension qui monte, cela peut être fatigant pour le lecteur. Donc j'essaie de la faire descendre.

Comment équilibre-t-on un manga quand on est prépublié et qu'on sait que cela va être publié en tomes?

Je pense aux deux. La série que je dessine en ce moment est hebdomadaire, donc je dessine 20 pages. Je fais attention au rythme, à la facilité de lecture, je fais en sorte que les doubles pages ne fatiguent pas trop les yeux, j'évite qu'il y ait trop de textes. Je pense au confort de lecture.

Avez-vous pris en compte le fait que beaucoup lisent en numérique?

Non, je ne pense pas au format smartphone, mais à l'avenir je pense qu'il faudra prendre cela en compte.

Quel serait votre rêve pour un nouveau manga?

Je viens juste de finir Gift+-. Mes prochains projets ne sont pas encore aboutis, donc je ne sais pas.

S'il n'y avait pas de contraintes commerciales, qu'aimeriez vous aborder comme genre, sujet?

Il y a vraiment des styles d'œuvres qui me conviennent et d'autres pas. À chaque fois, je vais vers des œuvres assez sérieuses. Ce n'est pas que j'ai envie ou pas, j'y vais naturellement. Peut-être que je pourrais aller vers quelque chose de plus soft, doux, mais je pense que c'est le style sérieux qui me convient.

Butterfly Beast et Butterfly Beast II, de Yuga Nagate, éditions Mangetsu, 7,90€