Takenori Ichihara : "je ne suis presque jamais rentré chez moi pendant les trois premières années de ma carrière"

Takenori Ichihara : "je ne suis presque jamais rentré chez moi pendant les trois premières années de ma carrière" Éditeur, responsable éditorial, rédacteur en chef, créateur d'un mensuel de prépublication de mangas, chantre du numérique et sauveur du Shônen Sunday, Takenori Ichihara a connu 1001 vies au sein de Shôgakukan avant de décider de tout plaquer pour devenir scénariste de manga. Pour L'Internaute, il revient dans un entretien fleuve sur son incroyable carrière.

Rumiko Takahashi, Mitsuru Adachi, Gôshô Aoyama, tout le monde connaît ces célèbres mangakas, piliers de l'éditeur Shôgakukan et de son magazine phare le Shônen Sunday. Mais peu de gens connaissent les noms ou les parcours des éditeurs. Pourtant, ces derniers font bien plus que de courir après les auteurs pour récupérer les chapitres au rythme des deadlines. Ils conseillent sur l'histoire, sont les premiers critiques d'une œuvre, s'assurent de la cohérence de la ligne éditoriale, trouvent des assistants et parfois même des locaux. Entré à Shôgakukan en 1996, Takenori Ichihara a gravi tous les échelons grâce à son implication et surtout un amour inconditionnel du manga. Éditeur assistant, tantô des plus grands auteurs – notamment les trois cités plus haut –, rédacteur en chef, fondateur du Gessan Sunday (premier magazine de prépublication mensuel de Shogakukan), il a pris les rênes du Shônen Sunday en 2015 alors que ce dernier avait pour la première fois un bilan comptable négatif et était au bord de la faillite. Après 26 ans à porter les auteurs à maturité, il décide de raconter ses propres histoires et quitte en 2022 son poste de directeur du Shônen Sunday pour devenir scénariste de mangas. Rencontre avec un géant (dans tous les sens du terme, il mesure plus d'1 m 90).

Linternaute.com : quand êtes-vous tombé amoureux des mangas?

Je pense que j'avais environ six ans. Les premières œuvres que je me souviens avoir lues sont Doraemon et Manga : Histoire du Japon (série de mangas éducatifs sur l'histoire japonaise). De plus, comme ma mère donnait des cours de piano à la maison, il y avait toujours beaucoup de filles de l'école primaire au lycée qui allaient et venaient chez elle, et j'avais l'habitude de lire les mangas pour filles qu'elles laissaient derrière elles quand j'étais très jeune. Il s'agit notamment des titres Le Clan des Poe de Moto Hagio, Le Poème du vent et des arbres de Keiko Takemiya et de Candy Candy de Yumiko Igarashi.

Manga : Histoire du Japon © Amazon

Enfant, votre rêve était d'ouvrir un restaurant?

À l'âge de 14 ans, j'ai décidé de créer la plus grande chaîne de restaurants du monde. J'étais persuadé que je ne pourrais pas vivre en faisant ce que j'aime. J'ai choisi les restaurants parce que j'aimais la bonne nourriture.

Comment avez-vous changé d'avis?

Vers la fin de mon cursus universitaire, alors que je cherchais un emploi, j'ai postulé et reçu une offre pour rejoindre une grande chaîne de restaurants, ce que j'avais décidé de faire depuis l'âge de 14 ans. Mais j'étais pris de doute, en effet j'avais été accepté par Shôgakukan, une maison d'édition à laquelle j'avais également postulé… Comme j'aimais les mangas et les romans, et que seulement un candidat sur 500 voire 1000 pouvait intégrer les rangs d'une telle entreprise, je me suis dis qu'il fallait que j'essaye. Au moins pour un an, et après, si ça ne marchait pas, il serait toujours temps de retourner dans le monde de la restauration.

C'est votre amour pour Touch de Mitsuru Adachi qui vous a poussé à postuler chez Shôgakukan. D'où vient cet amour? 

J'aime à la fois les mangas et les romans depuis que je suis enfant. Parmi eux, Touch est mon œuvre préférée. C'est la série qui a le plus influencé mon mode de vie et mon sens de l'esthétique. J'ai particulièrement aimé le personnage principal, Tatsuya Uesugi, et j'ai sincèrement pensé "Je veux vivre ma vie comme Tatsuya Uesugi". J'ai aimé beaucoup d'autres mangas que Touch, mais j'avais l'impression que les personnages de mangas étaient toujours de la fiction et n'avaient rien à voir avec le monde réel. Seuls les personnages dessinés par Mitsuru Adachi me donnaient l'impression d'être des "personnes réelles qui existent vraiment". En particulier, je pense avoir tout appris sur la "froideur des hommes" grâce aux œuvres de Mitsuru Adachi. J'avais neuf ans lorsque j'ai découvert Touch et douze ans lorsque la série s'est terminée, ce qui correspond à l'entrée dans l'adolescence. C'est significatif que j'ai rencontré cette œuvre à cet âge là.

La sélection semble drastique pour entrer à Shôgakukan, quel est le processus?

C'était il y a 26 ans, donc cela doit être quelque peu différent maintenant, mais il y avait deux épreuves écrites (rédaction d'un essai d'environ 1000 mots, rédaction d'un titre sur une photographie, rédaction d'un article sur un événement social populaire à l'époque, etc.) suivies de trois entretiens.

Vous êtes diplômé de la célèbre université de Seikei qui a vu éclore plusieurs écrivains célèbres, mais vous n'avez pas fait la section littéraire et avez choisi l'option économie. Ce choix était-il en lien avec l'idée du restaurant?
Oui, c'est exactement ce que j'ai fait. J'étudiais pour lancer une chaîne de restaurants et me développer à l'échelle mondiale. J'ai étudié "l'histoire économique du Japon d'après-guerre", "la macroéconomie", "la microéconomie", "l'histoire du magasin de hamburgers japonais", "l'histoire de l'industrie automobile japonaise"...

Qu'est-ce que vous avez utilisé de cette formation atypique pour un éditeur dans votre vie professionnelle?

Takenori Ichihara aux côtés de Monsieur Yoshiya Takayanagi, le 5e rédacteur en chef (1967-1969) du Shônen Sunday © Takenori Ichihara

Je l'ai trouvée très utile. En tant qu'éditeur de mangas, j'étais directement lié à la méthodologie consistant à "tirer le meilleur des capacités et des talents des artistes de mangas", ce qui est le travail d'un manager qui "tire le meilleur des ressources humaines en tant que dirigeant d'une entreprise". En outre, le fait d'être rédacteur en chef était aussi proche que possible de la "gestion d'une entreprise indépendante" dans la pratique. La plupart des éditeurs sont issus d'un milieu littéraire et aiment les livres, de sorte que très peu de personnes sont familiarisées avec cette approche de "gestion commerciale sérieuse". Pour moi, c'était un travail que je maîtrisais très bien, et je n'ai donc eu aucun problème pendant les 13 années où j'ai été rédacteur en chef.

Vous n'aviez aucune formation d'éditeur, et aucune connaissance de l'envers du décors de la fabrication de mangas. Comment s'est fait votre apprentissage?
Je ne suis presque jamais rentré chez moi pendant les trois premières années de ma carrière. J'ai accepté toutes les invitations à dîner de tous les rédacteurs en chef et dessinateurs et toutes les tâches qu'ils m'ont confiées. J'ai écouté chaque personne, je me suis imprégné au maximum de la science de tous ces gens talentueux.

Et j'ai continué à penser profondément à la bande dessinée tous les jours par moi-même. Il m'a fallu six ans de réflexion, de réflexion et de réflexion pour arriver à la vérité qui se cache derrière le concept appelé "'histoire".

Quelle a été la chose la plus difficile ou la plus surprenante pour vous?
C'est le fait qu'il n'y ait pas de "bonne" réponse dans le monde de la narration. C'est à la fois la chose la plus difficile et la plus fascinante. Je ne suis pas doué pour les choses qui ont une "bonne" réponse (rires).

Il faut lire au moins 10.000 mangas au cours des trois premières années.

C'est l'occasion de remercier un senpai… Qui remerciez-vous?
Il s'agit des professeurs Mitsuru Adachi et Takuya Mitsuda.

Urusei Yatsura, Lamu en France est l'une des nombreuses licences phare du magazine Shônen Sunday © Valentin Paquot

Vous avez aussi beaucoup étudié par vous même en vous rendant dans les archives de Shôgakukan. Qu'avez-vous trouvé dans ces archives?
Ces archives illustrent "l'activité humaine" sur une période de plus de 50 ans. Une connaissance précise et étendue du passé est nécessaire pour imaginer l'avenir.

Quelle a été votre plus grosse surprise ?
Rien de particulier ne m'a surpris, mais il est intéressant de noter que pendant dix ans après le premier numéro en 1959, presque aucun manga n'est apparu, ni dans le Shônen Sunday ni dans le Shônen Magazine.

Quels sont les références / conseils que vous donneriez à un apprenti éditeur?
Il faut lire au moins 10.000 mangas au cours des trois premières années. Si vous ne lisez pas de livres, vous ne saurez rien.

Et à un apprenti auteur?
Lire beaucoup de textes. Que ce soit des romans, du rakugo, de la poésie ou des haïkus.

Vous avez très vite été nommé au Weekly Shonen Sunday, LE magazine phare de Shogakukan. Comment celà s'est-il passé ?

J'ai juste eu de la chance. Si je devais le dire, je dirais que l'on a reconnu que j'avais la force physique et mentale pour résister à l'environnement de travail difficile d'éditeur de manga hebdomadaire.

Takenori Ichihara aux côté du grand Mitsuru Adachi lors d'un voyage d'observation à Hokkaido. © Takenori Ichihara

Vous vous êtes retrouvé tantô de Mitsuru Adachi, votre idole. Comment avez- vous réagi à cette nomination?
J'avais souhaité être affecté à Mitsuru Adachi dès ma première année dans l'entreprise, mais on ne me l'a pas permis pendant longtemps et j'ai finalement été nommé dans ma huitième année, alors que je venais d'avoir 30 ans. J'étais très heureux.

Adachi-sensei a la réputation de rendre ses chapitres en retard. Est-ce vrai?

Ce n'est ni faux, ni vrai (rires).

Rétrospectivement, quel est le meilleur souvenir que vous avez de votre collaboration depuis plus de dix ans avec Mitsuru Adachi?
Tout ce qui concerne les onze dernières années et demie de ma vie est un trésor. Chaque journée à travailler avec Mitsuru Adachi est comme un rêve éveillé. 

Promotion pour la suite du manga "Major", "Major 2nd" dans le lobby de la maison d'édition Shogakukan © Valentin Paquot

Vous avez aussi supervisé Takuya Mitsuda, l'auteur de Major. Est-ce que c'est votre passion pour le baseball qui vous a fait devenir son tantô?
Je suis un grand fan de baseball et c'est une des raisons. Mais le facteur primordial pour cette affectation est que j'aimais grandement le manga Major.

Mitsuda-sensei a lui aussi une approche très réaliste et confère beaucoup de drama extra sportif dans ses mangas. Est-ce que cet humanisme est l'essence du Sunday?
Ce n'est pas "toute l'essence de Sunday", mais " une de ses essences". Depuis les années 1970, le Shônen Sunday s'est spécialisé dans "les histoires décrivant la vie d'un homme depuis son enfance". Il s'inscrit dans la lignée de nombreux chefs-d'œuvre tels que Ganbare Genki (Fais de ton mieux, Genki), Musashi no Ken (Le Sabre de Musashi) et Touch (Théo ou la batte de la victoire).

Les qualités humaines de ces mangas sont-elles la clé de leur succès?
C'est exactement ce que je pense. L'attrait de ces œuvres réside dans le drame humain hyper réaliste, créé par l'observation et la perspicacité extrême des auteurs qui les dessinent.

Vous êtes devenu le tantô de Takuya Mitsuda alors que la série était déjà lancée depuis plusieurs années. Quelles sont les différences quand on reprend une série en cours comparé à quand on est là dès le départ?
Ces deux approches n'ont rien en commun, à tel point que que je dirais que ce sont des métiers complètement différents. Il est difficile d'entrer dans les détails, mais c'est à peu près aussi différent que de construire une nouvelle maison à partir d'un plan sur un terrain vide que de nettoyer une maison vieille de dix ans.

On connaît peu Major en France. Quelle a été l'influence au Japon de ce manga?
C'est le manga sportif phare depuis les années 2000 et il a influencé de nombreux mangakas aussi bien au niveau de la technique d'expression que dans l'approche du manga sportif. Son influence est indéniable.

Affiche de l'exposition itinérante pour célébrer 50 ans d'émulations autour du Shônen entre le "Shônen Sunday" et le "Shônen Magazine"  © Valentin Paquot

Vous avez aussi supervisé Yellow Tanabe (ancienne assistante de Mitsuru Adachi), Mori Taishi, Hiroyuki Nishimori, et plusieurs autres mangakas, tous dans des registres différents. Comment est-ce que vous vous adaptez à ces différents styles narratifs et personnalités?
Chaque artiste a une forte individualité, comme une "posture de kendo". Pour devenir un éditeur de mangas de premier ordre en tant qu'accompagnateur, vous ne devez pas créer "votre propre style". Si vous pouvez acquérir une "posture fluide" qui vous permet de répondre avec souplesse à l'individualité de chaque auteur.

Pouvez-vous nous expliquer le travail d'un tantô?
C'est assez difficile à expliquer car cela varie considérablement d'une personne à l'autre. Il y a des éditeurs qui ne s'intéressent pas beaucoup à la bande dessinée et qui ne veulent faire qu'un travail minimal en tant que simple employé d'une entreprise, tandis qu'il y en a d'autres qui passent une longue partie de leur vie avec l'artiste responsable et qui sont profondément impliqués dans l'œuvre, travaillant parfois presque comme un auteur original. Cela dépend de la détermination de chaque éditeur de manga et de son approche du manga. Bien sûr, je préfère les éditeurs de mangas qui prennent leurs mangas au sérieux.

Quand vous discutez avec d'autres tantôs, de quoi parlez vous?
Nous parlons de tout. Les sujets abordés vont des mangas, films et romans que nous considérons comme intéressants à la manière de créer des œuvres à succès, en passant par les problèmes rencontrés dans les rédactions, la formation des nouveaux artistes et les relations avec les mangakas.

Affiches de divers projets sur un mur de salle de réunion dans les bureaux de la Shogakukan à Tokyo © Valentin Paquot

Vous qui aimez la gastronomie, y a-t-il une recette miracle pour bien équilibrer un manga?

C'est une question amusante, mais il n'existe pas de "recette ultime". La recette change sans cesse en fonction du talent des dessinateurs qui l'écrivent, de leur vie, des tendances de l'époque, de la vision de la vie des jeunes, etc. Le changement constant de la recette est donc la "recette ultime".

Une fois, vous avez passé 7h au téléphone (dans une cabine à pièces) avec Takuya Mitsuda. Racontez-nous cette anecdote...
Mitsuda-sensei améliore avec son name (story-board, NDLR) jusqu'à la toute dernière minute. S'il a des difficultés avec un certain point, il y réfléchit jusqu'à ce qu'il soit satisfait. Il cherche des pistes d'idées en continuant à parler à la personne responsable. Nous avions donc souvent des réunions au téléphone pouvant durer jusqu'à sept heures.

Le tantô doit parfois courir après ses auteurs (retards, inspiration) mais il doit aussi les protéger. Dans l'émission Sunday Sunday de Bakushô Mondai, vous avez raconté comment le tantô d'Adachi-sensei à l'époque de Touch avait menti au rédacteur en chef pour un chapitre concernant Kazuya Uesugi. Vous est-il arrivé de faire quelque chose de similaire?


Cela m'est arrivé tellement de fois que je ne peux même pas les compter… (rires) Nous prenons des chemins détournés tous les jours pour protéger l'artiste et l'œuvre. Je ne saurais vous lister toutes les fois où j'ai dû enfreindre le règlement ou pécher par omission auprès d'un supérieur, mais c'est un nombre très élevé (rires).