Asuka Shimizu (IC): "Tant que des auteurs créeront des mangas avec nos trames, nous continuerons fièrement d'en produire"

Asuka Shimizu (IC): "Tant que des auteurs créeront des mangas avec nos trames, nous continuerons fièrement d'en produire" IC est le plus ancien et le plus respecté des fabricants de trames à mangas (et bien plus) au Japon. Découvrez grâce à un entretien exclusif l'histoire de cette société qui en 50 ans s'est imposée comme la référence du marché au Japon… Et demain au-delà ?

Créée en 1971, la société IC* était au départ un fabricant de rubans de lettrage pour l'édition scolaire. Spécialiste de la micro-impression, l'entreprise s'est naturellement mise à créer des trames en plus du reste de sa production. Au début des années 80, les mangakas se sont appropriés cet outil et, les demandes affluant, le fabricant s'est peu à peu spécialisé dans la création et la fabrication de trames pour mangas.

Ruban de lettrage © G-Too Inc. / IC

Du papier à dessin aux trames, en passant par l'encre et les plumes, la société IC s'est imposée comme la référence absolue en termes de matériel de qualité pour qui aspire à dessiner des mangas. Naoki Urasawa, Yû Watase, George Morikawa, Paru Itagaki, Nakaba Suzuki… On ne compte plus les célèbres autrices et auteurs qui chantent les louanges du fabricant. Mais comment naît une trame de manga ? À quoi ça sert ? Quel avenir alors que de plus en plus d'auteurs passent à la création numérique ? Madame Asuka Shimizu, responsable en chef produit chez IC, nous a accordé un entretien à Tokyo, au siège de la firme. Accompagnée de Chiaki Inamasu, la responsable communication de la marque, elle revient avec passion sur 50 ans d'histoire et d'amour du manga.

LInternaute.com : À quoi servent les trames?

Asuka Shimizu : Pour moi, les trames répondent à plusieurs besoins. En premier lieu, un besoin d'efficacité pour les autrices et auteurs soumis à des rythmes de publication intenses. Utiliser des trames permet de gagner énormément de temps. Mais cet outil permet aussi d'augmenter la palette d'expression d'un artiste. Par exemple, dans les mangas shôjo, des trames en fond peuvent servir de support pour magnifier les émotions de personnages, ou symboliser des saisons. Enfin, les trames permettent d'avoir un support de textures ou d'ombrages très riche, que ce soit pour reproduire des motifs de vêtements ou des nuages. Au final, la trame est un outil qui renforce et facilite l'expressivité d'un dessin.

Chiaki Inamasu à gauche et Asuka Shimizu à droite. Nos deux professeurs pour découvrir le monde des trames et matériel de manga. © G-Too Inc. / IC ​

IC vient de célébrer ses 50 ans. Comment ont évolué les trames, aussi bien en termes de technique que de design?

Les méthodes de création et de fabrication n'ont pas été révolutionnées. Nous créons toujours nos trames manuellement, principalement en analogique, mais nous nous sommes mis à la création numérique récemment. Les impressions ont toujours été numériques. Bien sûr, les processus se sont affinés et aujourd'hui nos impressions sont encore plus qualitatives. Cela nous permet de proposer des modèles plus complexes, aux traits plus fins.

Là où il y a les progrès les plus notables, c'est sur l'envers des trames: l'adhésif. Nous sommes passés d'un système de colle à un système de cire. C'est une évolution qui a été réalisée à la demande des mangakas. En effet, ces derniers souhaitaient avoir la possibilité d'enlever et replacer une trame qui aurait été mal positionnée. Or la colle était trop puissante et arrachait le papier, et in fine le dessin, lorsque l'on tentait de décoller une trame.

En termes de design, nous n'avons cessé d'enrichir notre palette, et sommes passés d'une centaine de modèles commercialisés à près de 800.

En parlant de design, comment choisissez-vous les nouveaux motifs à créer?

De manière générale, nous recevons des demandes de nos utilisateurs. Soit via les mangakas directement, soit via leurs éditeurs. Nos artistes travaillent alors à la réalisation de plusieurs modèles et nous faisons des essais à partir de ces propositions.

Nos équipes créatrices lisent plus de 50 magazines de prépublication de mangas de manière régulière. Ils étudient les tendances d'une époque, permettant d'anticiper des besoins. Par exemple, avec la mode des isekai, il y a eu beaucoup de besoins liés aux univers de fantasy ou à l'Europe médiévale.

Une fois que les équipes produits ont sélectionné un certain nombre de motifs candidats pour de nouveaux modèles de trames elles envoient un "book" aux mangakas partenaires. Ces derniers votent pour leurs modèles préférés et souvent font des retours avec des annotations détaillées. Ici une demande d'espacer les motifs. © G-Too Inc. / IC

Quelles sont les étapes pour la création d'une nouvelle trame?

Une fois l'idée d'un modèle exprimée, nous réalisons des idéations. C'est-à-dire que nos équipes créatrices produisent des dessins que nous commentons et ajustons. Dès cette étape, il y a un premier filtre pour éliminer les modèles qui nous semblent non pertinents vis-à-vis de la demande. Nous réalisons alors des impressions d'essais, pour vérifier que le scan et l'impression du motifs sont conformes. Il arrive à ce moment que l'on ajuste la taille ou la redondance de certaines formes. Une fois que nous avons choisi un petit nombre de candidats potentiels, nous réalisons des échantillons prototypes que nous partageons avec des mangakas pour avoir leurs retours et affiner nos propositions, puis nous recommençons ce cycle. Pour vous donner une idée du travail qu'il y a derrière, pour notre dernière collection qui comporte une dizaine de nouveaux modèles, nous avons réalisé un peu plus de 200 prototypes. Il nous est arrivé dans certains cas de monter à plus de 400 prototypes. 

Quels sont les motifs créés en numérique ou en analogique?


Le numérique est utile pour les modèles qui ont des répétitions très régulières, comme par exemple les vêtements. En dehors des vêtements, la majorité de nos créations sont réalisées à la main.

Comment l'évolution des usages numériques impacte votre société?

Il me semble qu'il y a eu un premier bond du numérique aux alentours de 2011, avec une nouvelle génération de tablettes graphiques et de logiciels de dessin. Mais depuis la pandémie, le nombre de dessinateurs qui sont passés au numérique ne cesse de progresser. Cependant, j'ai l'impression qu'il s'agit encore d'un usage un peu hybride. Les dessinateurs professionnels continuent d'utiliser des planches de mangas en assez grande majorité, qu'ils scannent et partagent avec leurs assistants. C'est pour cela que nos ventes de planches n'ont pas diminué alors que les ventes de trames ne cessent de péricliter.  

J'espère que les jeunes dessinateurs continueront d'aimer l'analogique.

©  G-Too Inc. / IC

Le modèle économique des trames numérique n'est pas du tout le même, j'imagine?

Tout à fait, nous proposons deux modèles économiques. Si vous êtes abonnés à Clip Studio Paint EX, vous aurez gratuitement accès à tout le catalogue de nos trames numériques, mais vous pouvez aussi acheter les motifs de trames que vous voulez sur le site Web Assets. Nous espérons que l'engouement pour nos modèles en analogique sera similaire dans les usages numériques.

Qu'est-ce qui est le plus rentable pour le numérique? L'abonnement ou les achats à l'acte?

Il est difficile et un peu trop tôt pour évaluer la différence de rentabilité entre les achats de motifs à l'unité et l'abonnement qui donne accès à l'ensemble des designs. On verra à terme si un modèle se distingue de l'autre. Ce qui est sûr, c'est que nous voyons de plus en plus de dessins utilisant nos trames numériques, que ce soit dans des concours en ligne, sur des webcomics distribués sur les réseaux sociaux comme Twitter et Instagram ou sur la plateforme Pixiv. Ceci nous conforte dans l'idée que nous sommes sur la bonne voie. 

Pour l'instant, vous scannez vos trames physiques, mais avez-vous prévu un jour d'en créer des purement numériques?

Oui, la création numérique nous permettrait de jouer sur plus de niveaux de couleurs. Aujourd'hui, nous sommes sur des niveaux de noir et blanc. Mais en numérique, nous pourrons proposer de plus nombreuses nuances de gris. De plus, des modèles vectorisés permettraient d'agrandir et déformer les trames sans risquer de générer des artefacts visuels.

Quels sont les modèles les plus populaires en numérique?

S-986 et Y-1508.

© G-Too Inc. / IC

Comment gérez-vous votre catalogue? Quand est-ce qu'un modèle sort de votre stock?

Nous sommes une société, nous avons un impératif de rentabilité, nous ne pouvons malheureusement pas garder l'intégralité des modèles en stock. De plus, les espaces de vente n'ont pas une possibilité infinie de mise en avant. Alors il faut faire de la place pour les nouveaux modèles. Même si les ventes en ligne augmentent peu à peu, les artistes aiment voir les modèles de visu avant de les acheter. Nous enlevons les modèles qui ne se vendent plus. Certains modèles restent des best-sellers intemporels, mais il arrive que des artistes les utilisent différemment.

Est-il fréquent que des trames connaissent un usage différent de celui pensé initialement?


Cela arrive très souvent (rires). Les mangakas ont en général une vision, ou plutôt des spectres de vision, très large, ce qui leur permet de trouver des usages auxquels nous n'avons pas pensé. Par exemple, il y a une trame qui a été créée pour représenter de la fumée après une explosion mécanique, mais au final ce produit est quasi exclusivement utilisé pour représenter des nuages dans le ciel.

Tous les points ont été fait à la main... © G-Too Inc. / IC

Combien de temps cela prend-il de dessiner un modèle?


Chaque proposition de design prend entre un à trois jours à nos artistes. C'est un travail très minutieux, il faut garder l'équilibre entre la puissance du trait, la taille des objets, la régularité des points.

Combien de designers avez-vous?


Nous avons une équipe de cinq designeuses, toutes employées au sein d'IC.

Avec la pandémie, de plus en plus de mangakas se sont mis au numérique. Comment cela vous impacte-t-il?

Il y a eu un faisceau de conditions qui a fait que depuis nous n'avons pas publié de nouveaux modèles. Suite à la pandémie, les mangakas ne sont pas juste passés au numérique, ils sont aussi moins sortis de chez eux. En supprimant certaines interactions et en limitant le recul vis-à-vis de leur travail, ils n'ont pas émis la moindre requête de nouveau modèle.

Nous avons travaillé à adapter nos trames pour les outils numériques. Et avons publié les plus populaires d'entre elles sous la forme de plug-in pour entre autre le logiciel Clip Studio Paint EX.

©  G-Too Inc. / IC

Il y a de plus en plus de mangakas en dehors du Japon, dont en France, est-ce que vous regardez ces marchés? Comptez-vous vendre des trames en France un jour?

Nous regardons ces marchés, bien entendu. Mais le matériel de bonne qualité à un coût, alors nous réfléchissons à faire des feuilles de trames aux surfaces plus petites ou bien des paquets de planches de mangas moins volumineux. Nous avons en tout cas la volonté de faire connaître notre marque et de jauger la réaction des créatifs étrangers. Cette année, nous nous rendons à Japan Expo et à Anime Expo (à Los Angeles, NDLR).

Qu'avez-vous prévu pour Japan Expo 2023?

Nous avons pris un stand au niveau du groupe Too, et nous allons venir avec nos camarades de Copic par exemple. Votre demande d'interview nous laisse à penser qu'il y a un intérêt à mettre en avant nos produits. Cette année, en ce qui concerne IC, une mangaka avec qui nous sommes partenaires de longue date viendra sur le salon pour y réaliser des démonstrations de nos produits.  À Japan Expo, les produits IC seront vendus non pas sur notre stand, mais dans l'espace merchandising du distributeur français qui gère nos produits. Les mangakas français pourront acheter une sélection de nos trames, mais aussi des planches à mangas, des stylos-plumes et de l'encre professionnelle. N'hésitez pas à mentionner votre intérêt sur notre compte Twitter afin que nous affinions les quantités que nous amènerons avec nous.

Qui est cette mangaka?


Il s'agit de Rukana, qui a réalisé nos vidéos de démonstration et nos produits de démonstration. Elle a animé des ateliers d'initiation au Musée du manga de Kyoto. C'est une autrice de shôjo qui publie au sein du magazine Bessatsu Friend chez Kodansha.

Quelle est votre définition d'un "bon" modèle de trame?

Au-delà de l'aspect artistique difficile à qualifier, il y a deux types de trames qui sont considérées comme des succès. Celles qui se vendent extrêmement bien et dont la popularité s'établit sur plusieurs années, en faisant des modèles très rentables, mais aussi les nouveaux modèles qui percent très vite. Comme je l'ai dit un peu plus tôt, nous lisons les principaux magazines de prépublication alors nous sommes à chaque fois contents quand nous voyons nos trames utilisées. Encore plus quand un de nos bébés se retrouve utilisé très rapidement.

À la fin des années 90, les magazines de publication ont abandonné la bichromie pour passer aux pages couleurs. Est-ce que cela a eu un impact?

Pas vraiment, les trames se comportent de la même manière selon que ce soit une coloration en bichromie ou en quadricolore. Le passage d'un usage analogique à un usage numérique a un impact très fort par contre.

Est-ce que vous avez des anecdotes de mangakas célèbres à nous partager?


Tout à fait. Eiichiro Oda, dans les pages de questions et réponses du tome 59 de One Piece, a répondu à un lecteur qui demandait "c'est quoi ces marques en gris?" en citant non seulement le modèle de trame mais aussi notre marque. Il a dit, de mémoire, "ce sont des trames, je n'en utilise que trois types et toutes viennent du fabricant IC. Voici leurs numéros". Nous avons ressenti une énorme fierté à ce moment. C'est la première fois qu'un auteur citait ainsi une société de trames. D'habitude, ils répondent avec un numéro de modèle dans des magazines spécialisés comme notre magazine promotionnel Allés.

© G-Too Inc. / IC

Après le séisme de 2011, de nombreux mangakas se sont inquiétés d'une possible pénurie de matériel. Comment avez-vous vécu ce moment du point de vue du fournisseur?

À cause du tremblement de terre, le papier stocké dans notre entrepôt a été détruit. Il s'en est suivi une légère tension sur le marché, où il y a eu des ruptures de stock temporaires. Mais avec la coopération des papeteries et de l'entreprise de traitement et d'impression Hichidachi, nous avons pu quasi immédiatement en fabriquer à nouveau. Il n'y a donc pas eu de pénurie, nous avons pu réapprovisionner très rapidement l'ensemble des points de vente.

Comment est géré ce stock en temps normal? Vous avez une quantité de trames capable de tenir plusieurs mois?

Aujourd'hui, notre bureau de logistique contrôle un stock de 600 modèles. Nous stockons à Tokyo le produit non fini, c'est-à-dire les feuilles aux motifs imprimés, les "nori" sans l'adhésif. La colle était la partie la plus difficile à stocker à cause des variations de température et d'humidité, mais le passage à la cire n'a pas rendu ce stockage plus facile. C'est pourquoi nous stockons les trames sans leur support et sans l'adhésif. Selon les ventes, nous produisons plus ou moins de produit fini pour le modèle X ou Y chaque semaine, assurant une disponibilité totale et rapide pour l'ensemble de nos modèles.

Nos hôtesses du jour, aussi passionnantes que passionnées. © G-Too Inc. / IC

Vous avez créé la gamme IC Youth, pourquoi?

Aujourd'hui, il y a trois sociétés  - dont IC - qui produisent des trames au Japon. Nous sommes ceux qui proposons les produits les plus chers du marché. Bien entendu, les mangakas plébiscitent notre rapport qualité/prix. La gamme IC Youth a pour origine la volonté d'occuper un créneau plus d'entrée de gamme en termes de tarifs – de l'ordre de 30% moins chers –, sans renier sur la qualité, qui est notre image de marque et notre réputation. On a créé des modèles un peu plus petits, avec un emballage plus sobre.

Et ce sont les mêmes modèles de trames?

Non, la gamme Youth s'adresse à un public différent, celui des mangakas amateurs, principalement ceux qui réalisent des dôjinshi au Comic Market ou au Comitia. Vu que ces histoires sont majoritairement des parodies de licences phares, les modèles s'inspirent de ces dernières et évoluent au rythme des tendances. 

Pour le remake HD de Final Fantasy 7, il y a eu une publicité très populaire où les personnages étaient dans une scène avec des ailes impressionnantes. Nos équipes ont donc mis au point une trame avec des ailes facile à utiliser. Ou bien quand le manga L'Attaque des Titans a explosé, nous avons fait des trames avec des briques pour les murs, ou des débris.

Les modèles des mangakas professionnels sont en général plus standard et se concentrent sur l'aspect pratique de leurs utilisations. Par exemple découper plusieurs formats, utiliser avec une rotation sans que cela jure avec le reste, ou bien superposer plusieurs trames pour produire un nouvel effet visuel. 

En 2019, votre concurrent J-Tone a fait faillite. Vous avez décidé de reprendre une partie de son catalogue. C'est important pour vous de conserver ce patrimoine pour les mangakas qui ont des habitudes?

La nouvelle de la faillite de J-Tone a été un grand choc. Pour nous, il est primordial de continuer à soutenir les autrices et les auteurs qui travaillent en analogique. Même si le marché du manga analogique diminue, nous n'avons pas de vision fataliste. Tant que des auteurs créeront des mangas avec nos trames, nous continuerons fièrement d'en produire pour les aider dans leur processus créatif.

Vous avez soumis au vote le choix des modèles J-Tone à réimprimer pour au final en choisir 35. Pourquoi était-il important d'impliquer les artistes dans ce choix?

Nous n'avions pas les historiques de vente de J-Tone, nous ne connaissions pas les popularité de leurs modèles, d'autant plus qu'ils avaient 500 références au catalogue. Nous ne pouvions pas décider dans notre coin quels modèles garder. C'est pour cela que nous avons décidé de réaliser une enquête auprès des mangakas, sous la forme d'un vote de popularité. Au départ, nous avions prévu de garder 30 références au catalogue, mais suite à l'explosion des votes, nous avons décidé de garder 35 trames du catalogue de J-Tone dans la gamme IC J-Tone.

©  G-Too Inc. / IC

En 2016, vous avez créé la première trame bicolore, blanc & noir…

C'est une révolution dans le monde des trames. Mais je peux vous dire qu'elle n'a pas été facile (rires). Nous avons réalisé un nombre incalculable de prototypes. Ce modèle utilise de l'encre noire et de l'encre blanche. Il fallait que l'encre blanche soit parfaitement posée, que sa couleur et son opacité soient assez fortes pour dissimuler le noir. La solution a été de réaliser ces trames avec plusieurs couches de couleur, en superposant par endroit plusieurs niveaux de blanc, pour en augmenter l'intensité. Mais dès lors que l'on réalise plusieurs couches, le moindre décalage, même d'un millimètre, entre chaque couche sera une catastrophe. C'est le modèle qui a été le plus difficile à développer à l'usine. Nos équipes ont réalisé un travail de titans.

Quand nous avons annoncé le modèle, nous avons vu un véritable engouement en ligne, particulièrement sur les réseaux sociaux. À ce moment, nous avons su que tout ce travail en valait la peine. Aujourd'hui, cette collection bicolore comporte 10 références.

C'est une gamme qui est plus chère (environ 660 yens au lieu des 450 yens des modèles standard, NDLR) mais elle plaît, même si elle n'est pas utilisée sur toutes les pages. Son usage permet de renforcer l'attrait unique d'une planche sur laquelle un mangaka souhaite insister un peu plus fortement.

Je vous confirme que même un amateur comme l'auteur de ces lignes peut poser de la trame. ©  G-Too Inc. / IC

Si l'on regarde les couvertures de votre magazine promotionnel Allés, que vous avez édité de 1997 à 2021, on constate une prédominance des autrices de shôjo. Est-ce que vous avez constaté un plus grand usage de trames dans le shôjo?

C'est une impression classique mais en fait un peu erronée. En effet, les autrices de shôjo utilisent des trames à motifs qui sont plus "visibles". Elles utilisent aussi une gamme de modèles plus large en général. Mais les auteurs de shônen consomment une quantité incroyable de trames monotones de gris. Sur ces modèles standard, là où un mangaka de shôjo en achètera 2, un auteur de shônen en prendra 20.

Est-ce que vous avez des cibles quand vous créez des modèles?

Nous ne privilégions pas une cible éditoriale plutôt qu'une autre. Nous achetons tous les types de magazines et nous concentrons sur l'identification des besoins qui nous semblent récurrents. Nous réfléchissons plus en termes de thématiques que de concepts shôjo, shônen, seinen ou ladies (synonyme de josei, NDLR). Par exemple, à l'image des isekai dont nous parlions tout à l'heure, on peut identifier des besoins transverses. Ou si l'on constate qu'un modèle existant est particulièrement populaire, on peut essayer de créer une nouvelle variante.

À l'occasion de vos 50 ans, de nombreux artistes vous ont rendu hommage au sein d'une magnifique exposition. Comment est né ce projet?

Madame Inamasu intervient: Je suis devenue rédactrice en chef du magazine Alles au 5e numéro. Et pour les 50 ans de la société, nous avions prévu un numéro anniversaire, le 36e opus, en 2021. Nous avons contacté les autrices et auteurs qui avaient collaboré dans le passé avec le magazine, que ce soit pour la réalisation des couvertures ou pour des interviews. Nous avons alors reçu des œuvres tellement magnifiques que nous nous sommes dit qu'il était dommage que seuls les employés d'IC puissent en profiter. C'est pour cela que nous avons décidé de faire une exposition, qui a tourné à travers le Japon entre 2021 et 2022, pour le plus grand plaisir des fans et des mangakas amateurs.

© G-Too Inc. / IC

Difficile de n'en choisir qu'un, mais quel est le message qui vous a le plus émue? Pourquoi?

Asuka Shimizu :  Ça ne se voit pas sur la version scannée et imprimée, mais sur ce modèle, en encre bleu, Adachitoka-sensei ( dont le titre Noragami est disponible en France aux éditions Pika) a mis un petit message, juste à l'attention des employés d'IC. C'est forcément très émouvant quand nous recevons ce genre d'attention particulière. Nous avons pleuré quand nous avons reçu ce dessin.

Quel est le modèle le plus vendu de votre histoire? Et combien cela représente en termes de quantité?

©  G-Too Inc. / IC

Ce n'est pas le modèle préféré de maître Oda qui est le plus vendu, mais le S-61. Un modèle basique et passe partout. Il est aussi utilisé dans les écoles. Nous en avons vendu plus de 10 millions d'exemplaires au total.

Et votre modèle préféré?

Il est très difficile pour moi de choisir un modèle. Comme je suis en charge de la validation de l'ensemble des créations, ce sont un peu tous mes enfants. Je garde dans mon cœur le S-945 car c'est le premier modèle que j'ai validé après avoir rejoint IC en 1995… Une fois ce modèle scanné, nous avons joué un peu sur les tailles et fréquences de répétition du motif, donnant encore plus de corps et de variété à cette planche de trame.

À gauche, le modèle fait main, au milieu et à droite les modèles fabriqués en usine. La taille et la fréquence d'apparition des bulles ont été modifiées après scan. © G-Too Inc. / IC ​

Madame Inamasu : Il y a un an, un magazine japonais (Cléa) m'a interviewée et posé la même question. Alors je peux répondre facilement (rires). Il s'agit du modèle Y-1589, que maître Asada Hiroyuki a utilisé sur la couverture du 37e numéro d'Allés. C'est un modèle qui sert quand il y a une vague derrière les personnages, avec tous les reflets du soleil sur les gouttes. C'est souvent utilisé pour renforcer l'impact d'une scène, donner un côté un peu nostalgique.

Madame Shimizu :  Pour créer ce modèle, nous avons utilisé une perforeuse à papier, et nous avons utilisé les découpes que nous avons collées sur une planche pour obtenir ce rendu spécifique.

En moyenne, combien de modèles créez-vous par an?

Le rythme de création est très variable et dépend du marché. Ces dernières années, nous n'avons pas introduit de modèles, mais notre record est de 50 nouvelles références sur une année.

Tous nos produits ont pour leitmotiv de faciliter la vie des mangakas

Vous fabriquez aussi toute une gamme d'ustensiles pour mangakas. Pourquoi?

Ce sont des produits conçus pour une utilisation facile dans le cadre de la création de mangas. Par exemple, le cutter a une lame d'une épaisseur telle que le risque de couper le papier lorsque l'on découpe la trame est très faible. Le stylet d'application de la trame est ergonomique et ne provoque aucune callosité même avec un usage intensif. L'encre que nous vendons – blanche ou noir – n'est pas une encre ordinaire que l'on peut trouver facilement dans le commerce. C'est une encre qui a été conçue elle aussi pour un usage de création de manga. Elle glisse sur le papier, elle ne bave pas et reste en place. Sa viscosité est le fruit d'un long travail de R&D. Avant, il fallait mélanger l'encre à de l'eau avant de l'utiliser, le dosage pouvait varier et peiner les autrices et auteurs, mais aujourd'hui nos pots sont prêts à l'emploi et ne sèchent pas. Tous nos produits ont pour leitmotiv de faciliter la vie des mangakas.

Note pose trames : choisissez où vous voulez appliquer la trame, quel motif vous voulez mettre, puis grattez un petit peu avec le stylet, découpez une zone plus large, sans forcer, car le film de trame est très fin. Ensuite, on découpe plus finement pour enlever les parties inutiles. Derrière la trame, il y a des microbulles de cire: appuyer avec le stylet les fait éclater et les rend adhésives. On peut reposer la trame autant que l'on veut avant d'avoir fait éclater les bulles.

Vous fabriquez aussi des planches de mangas vierges. Certains auteurs de mangas ont leurs propres pages avec leurs logo sur les bords. À quel point personnalisez-vous les planches?


Nous travaillons énormément sur le papier des planches de mangas. Nous avons deux tailles pour les modèles de base. Nous avons travaillé avec plus d'une trentaine de mangakas pour définir la bonne couleur de fond, qui n'est pas un blanc pur, mais plutôt un blanc cassé, voire un beige, afin de ne pas trop fatiguer les yeux des artistes. Notre papier a une composition spéciale qui fait qu'il n'accroche pas, la plume et l'encre dansent sur notre papier, dont la surface est particulièrement douce. C'est un papier particulier à très faible porosité. Il arrive très souvent que des rédactions nous demandent des planches avec les logos d'un magazine, mais aussi que certains auteurs nous demandent des ajustements spécifiques. Par exemple des marqueurs différents sur le contour, des couleurs différentes, un grammage différent. Ils nous contactent avec leurs spécifications et nous nous efforçons d'y répondre. 

© G-Too Inc. / IC

Copic est partenaire de nombreux salons d'aspirants mangakas. Voire même de concours de recrutement de mangakas. Pourquoi?

Yusuke Shimura (Chef de produit chez Copic) : C'est très simple, si nous voulons que les professionnels continuent d'utiliser nos produits, il faut nous assurer que le nombre de mangakas professionnels ne diminue pas. Nous ne sommes qu'un outil au service de la création. Si la création venait à se tarir, alors nous perdrions notre but premier.

Un dernier mot pour nos lecteurs français?

Asuka Shimizu : Continuez d'aimer les mangas. C'est l'amour des mangas qui nous unit de par le monde entier. N'hésitez pas à nous rendre visite sur le stand à Japan Expo.

Merci à Emmanuel Bochew pour l'interprétariat.

* Filiale du groupe Too, depuis renommé G. Too, qui possède entre autres les célèbres feutres à colorier Copic.