Les secrets de Pixiv, la plateforme de référence aux 10 000 mangas
C'est au sein des bureaux de Pixiv, près du parc Yoyogi, que nous avons pu rencontrer Madame Chiaki Hashimoto (Responsable communication), Monsieur Hirotaka Katakura, le responsable produit (Product Owner) chez Pixiv, et Monsieur Keisuke Sasaki (directeur de la division comics de Pixiv).
Dans des locaux dignes des plus célèbres start-up californiennes, nous avons pu échanger sur la création de Pixiv mais aussi comment le service a évolué au fil des ans et nous intéresser particulièrement à la partie Pixiv Manga.

Linternaute.com : Pixiv Comics, lancé en 2012 sur un modèle freemium, et un vrai système complet de portail pour lire des mangas. Racontez-nous sa création.
Chiaki Hashimoto (CH): En 2012, il n'y avait quasiment aucun endroit pour lire des mangas en ligne, et encore moins pour savoir quand un artiste était édité physiquement. Par exemple, si une œuvre voit sa popularité sur Pixiv exploser au point d'attirer l'attention d'un éditeur et se retrouve publiée dans un magazine ou en tomes reliés, les fans sur internet n'avaient plus aucun moyen de suivre leurs activités. C'est pour pallier ces problématiques que nous avons créé Pixiv Comic.
Il y avait aussi une forte demande de la part des éditeurs eux-mêmes. À l'époque, les éditeurs venaient nous voir presque à chaque lancement et nous demandaient de créer un nouveau "player" pour leur titre. Pixiv était à la fois une plateforme de communication et de recrutement pour eux. Ces demandes étant récurrentes et nombreuses, nous avons décidé de créer un portail dédié pour héberger tous ces magazines et mangas d'autres éditeurs.
On peut donc dire que Pixiv Comics est né à la fois suite à la volonté de Pixiv de faciliter la vie de ses utilisateurs mais aussi suite à un besoin des éditeurs.
Nous avons récemment célébré les 10 ans de ce service, et aujourd'hui nous hébergeons plus de 10 000 mangas (y compris des œuvres qui ne sont plus publiées ailleurs).

Est-ce que ces mangas sont surtout des one-shots ? Ou bien y a-t-il majoritairement des séries ?
Hirotaka Katakura (HK) : La plateforme supporte les deux formats, mais indéniablement les one-shots sont plus nombreux. C'est probablement la réplication logique du système de prépublication des magazines de mangas. Tout le monde commence par un one-shot et, selon la popularité de ce dernier, alors il peut se transformer en série.
Publiez-vous aussi des mangas en édition papier ? Si oui, sous quels critères ?

Keisuke Sasaki (KS) : Pixiv n'a pas de vocation d'édition. La position de Pixiv est de fournir un lieu de publication de contenu et de soutenir la distribution d'œuvres. Une édition papier existe grâce à un contrat entre un artiste et un éditeur. Les labels "Gene Pixiv" et "Gan Gun Pixiv" sont des coentreprises entre les éditeurs et Pixiv. On laisse toute la partie créative à l'artiste et aux équipes éditoriales.
Certains mangas publiés sur Pixiv ont été licenciés par des éditeurs traditionnels. Agissez-vous en tant qu'agent ?
KS : Pixiv n'a pas vocation à agir en tant qu'agent des auteurs de manga. On collabore avec des éditeurs pour des concours de créateurs, et on aide à la mise en relation quand un éditeur souhaite contacter un créateur connu qui a atteint une certaine notoriété sur notre plateforme. Nous hébergeons dans nos locaux, pour les mangakas qui souhaitent garder leur anonymat, un système de boîte postale.
En 2022, nous avons lancé le service "Pixiv Comic Indies" où les artistes amateurs qui le souhaitent peuvent être contactés plus facilement par des éditeurs. Ce service est encore en phase de beta test, mais on espère que cela permettra à encore plus d'artistes de faire leurs débuts et au final d'agrandir encore l'écosystème du monde du manga.
Quel est le premier éditeur qui vous a contacté pour publier un manga tiré d'une œuvre développée sur Pixiv ?
CH : Le premier éditeur à nous avoir approché sont les éditions Kadokawa. Bien sûr on pense tout de suite au succès Wotakoi (NdlR : Otaku Otaku, publié en France aux éditions Kana) mais il y a eu d'autres titres qui ont été réalisés avant 2014 puis publiés chez Kadokawa.

Ce genre de success story, où un créateur sur Pixiv devient mangaka professionnel, a-t-il permis à Pixiv de gagner encore en crédibilité ?
CH : Tout à fait. Devenir mangaka professionnel est aujourd'hui un moyen de gagner sa vie tout en exerçant sa passion. Mais même au-delà du mangaka, la plateforme Pixiv a permis à de nombreux illustrateurs de rencontrer une clientèle. Un illustrateur a déclaré avoir reçu des centaines de demandes professionnelles dès qu'elle a commencé à se retrouver régulièrement en haut des classements de popularité sur la plateforme Pixiv. Aujourd'hui, les artistes mis en avant sur la plateforme reçoivent des offres d'emploi de manière régulière.
Vous avez depuis signé des collaborations avec d'autres éditeurs traditionnels : Square Enix, Shonen Gahosha...
KS : De nombreux créateurs sur Pixiv sont fans d'animes, mangas, illustrations et jeux vidéo, et ils ont un niveau artistique et créatif très élevé. L'industrie japonaise de la création se nourrit de telles passions depuis plusieurs décennies. De nombreux artistes sont des fans avant de devenir eux même des auteurs. Les éditeurs ont bien conscience de ce fait et ils ont compris qu'une grande partie de ces "fans/auteurs-en-devenir" sont sur notre plateforme. C'est pour cela qu'ils collaborent avec Pixiv pour découvrir la prochaine génération d'auteurs. Cela s'est fait très naturellement et c'est un cercle vertueux qui permet aux créateurs d'avoir des opportunités supplémentaires de vivre de leur art.

En parlant de popularité, est-ce que vous êtes proactif si vous constatez qu'un one-shot ou une illustration génère énormément de trafic ou d'engouement ?
KS : C'est une question très intéressante. Pixiv est une plateforme au service de ses utilisateurs, aussi bien les créateurs que les visiteurs. Nous n'avons pas cet ADN "interventionniste" qui pourrait nous pousser à aller voir un artiste pour lui indiquer une voie plus qu'une autre.

Dès 2008, Pixiv a pris un stand au Comiket (NdlR: le plus gros salon de fanzine du Japon). Pourquoi est-ce que le manga est si important pour Pixiv ?
CH : Les pics d'utilisations de Pixiv ont majoritairement lieu pendant les jours de congés. Et si l'on regarde les jours de congés, il n'y a que deux moments dans l'année où la fréquentation de Pixiv diminuait : pendant les Comiket d'été et d'hiver. Aussi bien les artistes que les visiteurs en toute logique se rendaient au comiket. C'est une des raisons qui a motivé le choix d'y prendre un stand pour Pixiv.
L'autre raison, plus évidente, est que ce type de salon est un lieu idéal pour rencontrer les artistes qui créent le contenu - l'essence de notre service.

En 2009, l'année suivante, une mise à jour du service à ouvert la possibilité d'uploader des mangas et non plus juste des illustrations isolées. Pourquoi cette décision ?
KS : Même dans le cadre de la réalisation d'une illustration, une image peut sembler insuffisante. Un artiste pouvait souhaiter montrer les étapes de création : crayonné, encrage, tramage, colorisation, ou simplement le visuel en entier accompagné de zoom sur des parties spécifiques de l'illustration pour mettre en avant des détails. Donc il y a eu très vite cette volonté de pouvoir associer plusieurs images à un projet, de là à ce que ces images deviennent une suite logique appelée manga, il n'y a qu'un pas, qui a été franchi naturellement.
CH : Pixiv a été fondé par un artiste-ingénieur, la création du système était avant tout pour répondre à ses besoins ainsi qu'à ceux de son cercle d'amis créateurs. Il n'y avait pas de vision d'évolution du produit sur dix années lors de la création. Ce qui a permis, je pense, d'être une plateforme très à l'écoute des suggestions de nos utilisateurs.
Et la demande spécifique autour du support d'upload de mangas a été très vite prépondérante.

Sur Jump+ la définition du succès est "un million de pages vues"… et chez Pixiv ?
HK : Le but de Pixiv est d'aider tous nos utilisateurs. Que ce soit les amateurs qui souhaitent exposer leurs œuvres, ceux qui veulent fédérer ou rejoindre une communauté, ou ceux qui aspirent à passer professionnels. Nous ne sommes pas dans une position de sponsor éditorial. Jump+ est une plateforme pour soit des auteurs déjà établis soit pour faire grandir un jeune auteur, et en ce sens il est important d'avoir des jalons de ce progrès et des objectifs chiffrés. Mais chez Pixiv, nous n'avons pas cette mentalité. Cependant, chez Pixiv Comics, nous évaluons le succès des publications indépendantes par rapport à leurs popularité, mais il n'y a pas de différence de traitement selon le palier de popularité. On est très content dès qu'un titre indépendant passe les 100 000 vues.
Pixiv est une plateforme née autour de l'image. Mais aujourd'hui on peut poster des essais et des Light Novels, pourquoi ?
HK : C'est une évolution logique. Si on regarde le Comiket par exemple, il y a énormément d'essais et de Light Novels. Aussi bien pour des créations originales que pour des parodies de licences phares. Comme notre audience coïncide fortement avec celle du Comiket, il est apparu normal pour nous d'offrir ce type de support aux auteurs indépendants. C'est une évolution logique de la relation de confiance que nous avons.

Tout le monde doit s'inscrire, même les visiteurs qui souhaitent juste regarder les images. Ceci permet d'enrichir l'adhésion des utilisateurs et de diminuer un petit peu les bots. Y a-t-il d'autres raisons ?
HK : La création de compte n'est nécessaire que sur ordinateur, sur smartphone on peut scroller à l'infini pour voir du contenu. Il est plus fastidieux de créer un compte sur smartphone alors nous ne voulons surtout pas augmenter la friction de l'usage de Pixiv. La raison principale de création de compte est de pouvoir contrôler les accès aux contenus adultes.

Sur Pixivision, il y a une très grande partie dédiée aux tutoriels. Pourquoi est-ce si important de transmettre l'art de dessiner des mangas ?
CH : Nous avons au départ imaginé Pixivision comme une méta-plateforme nous permettant de facilement visualiser toutes les fonctionnalités et applications disponibles dans l'univers de Pixiv. Pour continuer à développer nos trois piliers fondateurs : voir, créer et diffuser des contenus.
Mais très vite, nous nous sommes rendu compte qu'il fallait aller au-delà d'un simple inventaire illustré. C'est à partir de là que nous avons choisi de développer des tutoriaux dédiés à toutes les étapes de création. Nous avons aussi mis en place des interviews de nos mangakas.

Quelle est l'interview qui a eu le plus de succès ?
CH : Il me semble que c'est l'interview de Suzu. On s'attendait à ce que l'interview marche, mais on a été très agréablement surpris du succès.
KS : Ce qui marche bien en ce moment, c'est un format un peu différent où les auteurs ne répondent pas à des questions sur leur carrières mais des conseils. Conseils sur la manière de dessiner, de mettre en page une scène, de concevoir une histoire. Ou même comment réagir quand on a un blocage créatif.
En France, en ce moment, il y a une vague de nostalgie. De nombreux auteurs des années 60 à 80 ont récupéré leurs droits et leurs mangas ne sont plus édités. Avez-vous une volonté de publier en version numérique de tels auteurs ?
KS : On n'ira pas demander proactivement à un auteur de venir sur la plateforme. Mais nous accueillerons avec plaisir de tels auteurs à notre catalogue.
Vous avez publié tous les ans un artbook des meilleurs succès de l'année. Racontez-nous l'origine de ce projet.
KS : Pixiv, au fil des ans, a réussi à devenir le lieu de référence pour accueillir des milliers d'illustrateurs talentueux, nous avons décidé de mettre en place ce projet pour deux raisons.
La première, célébrer une année de création à travers les illustrations préférées des utilisateurs mais aussi du staff de Pixiv. Et la seconde, partager ces œuvres magnifiques au-delà des frontières du numérique. Ceci permet de présenter ces artistes auprès d'un nouveau public, dans toutes les régions du Japon et même au-delà.
Vous organisez souvent des concours avec des partenaires, par exemple un concours sponsorisé par Copic. Pourquoi est-ce important de mettre en place de type d'opérations ?
CH : Pour nous, chez Pixiv, il est primordial de contribuer à l'épanouissement de tous nos créatifs. Nous avons des illustrateurs, des mangakas, des auteurs de Light Novels, etc. Chacun avec des goûts et des formations différents. Ce type de concours organisé avec des partenaires permet non seulement de renforcer la créativité des artistes, mais aussi de créer des liens entre des artistes, les amenant à collaborer ensemble et provoquer ainsi une saine émulation.

Le partage des revenus pour les créateurs est très important dans l'écosystème de Pixiv. Par exemple, la Fanbox a une fonctionnalité de mécénat comme Patreon ou Ko-Fi. Pouvez-vous nous partager quelques chiffres ?
HK : La notion de revenu pour les créateurs est une des valeurs majeures que nous mettons en avant au sein de l'écosystème de Pixiv. Depuis la création de Fanbox en 2018, 200 000 artistes se sont inscrits au service, et ils y ont généré 4 millions de posts à date (décembre 2023). Tous les ans, les revenus générés ainsi pour les créateurs ne cessent de croître. Ce qui est intéressant à noter, c'est que ces revenus soutiennent aussi bien des professionnels établis que des jeunes artistes en train d'améliorer leurs compétences.
La diversité des soutiens est aussi très intéressante, nous avons des abonnés dans 126 pays différents en plus du Japon.
Les revenus les plus importants vont pour l'instant à des créateurs de manga et d'anime de tous les genres et styles, mais on note que ce mécénat s'étend dorénavant aussi aux créateurs de musiques, aux artistes vocaux….

Aujourd'hui vous avez plusieurs centaines de millions d'illustrations publiées. Quels sont les tags les plus populaires ?
HK : Les deux tags les plus populaires sont "original" mais aussi "R18" (rires). [NdlR: R18 indique le contenu interdit aux moins de 18 ans]
Enfin le tag " projet Hatsune Miku" s'octroie la troisième place du podium.
Il y a 100 millions d'utilisateur enregistrés sur Pixiv, combien sont des artistes-créateurs et combien sont de simples amateurs d'art ?
HK : Il y a environ 30% de créateurs qui publient des illustrations.
Quand vous réfléchissez à l'évolution de la plateforme, vous privilégiez les créateurs ou les viewers ?
HK : On ne considère pas les populations de créateurs ou visiteurs quand on réfléchit à l'évolution de Pixiv, on travaille autour de l'engagement. Les priorités sont définies pour satisfaire avant tout les utilisateurs actifs. On regarde très attentivement les statistiques de ceux que nous appelons des " power users" afin d'identifier tous les points où nous pourrions améliorer leur expérience sur la plateforme.

La Factory qui permet l'impression à la commande de goodies. Là aussi, pouvez-vous partager des chiffres ?
HK : Aujourd'hui, PixivFactory propose 74 types de produits à la commande. Les plus populaires cette année sont les produits de la gamme acrylique, particulièrement les porte-clés. En 2023, plus de 200 000 porte-clés acryliques ont été achetés. Le podium des ventes cette année est :
- Porte-clés acrylique
- Badge rond
- Stand acrylique
Ce qui distingue le système de PixivFactory des concurrents, c'est que n'importe qui peut générer en quelques clics une prévisualisation du rendu final d'un produit. Nous avons généré plus de 4 milliards de prévisualisations par des utilisateurs inscrits et connectés, alors imaginez si l'on prenait en compte les utilisateurs non connectés… Et tout ceci sans nécessiter la moindre compétence technique ni contacter différents fabricants. Les polices et les formes peuvent aussi être modifiées via la plateforme. A l'été 2023, nous avons initié un service qui permet à un utilisateur de créer à la demande un objet à partir du travail d'un créateur Pixiv.
Merci aux équipes de Pixiv pour leur disponibilité et à Emmanuel Bochew pour l'interprétariat.