Frédéric Lorge : "Être le premier galeriste à organiser une expo-vente de dessins d'animation japonaise, me tenait à cœur"

Frédéric Lorge : "Être le premier galeriste à organiser une expo-vente de dessins d'animation japonaise, me tenait à cœur" La galerie de la bande dessinée est la première galerie d'art à avoir réalisé une expo-vente de dessins d'animation japonaise avec Naruto en Novembre 2023. Après un second succès avec One Piece en avril 2024 la galerie renouvelle l'expérience, cette fois autour de Dragon Ball. Comment et pourquoi Frédéric Lorge croit-il dans ce marché ?

Dix ans, c'est à la fois peu et une éternité dans le milieu des galeries spécialisées du 9e art. Elles sont très peu à passer le cap fatidique des trois années d'existences. Et les plus célèbres comme Daniel Maghen ou Huberty & Breyne, ont un très fort tropisme " Franco-Belge", voire un peu de comics, mais presque rien concernant le pays du Soleil Levant. Pour Frédéric Lorge, le fondateur de la galerie de la bande dessinée à Bruxelles, revendiquer le créneau du manga et de l'anime est non seulement un plaisir, mais aussi une belle opportunité commerciale.

Tombé enfant dans la marmite du 9e art, Frédéric Lorge, le fondateur de la galerie de la bande dessinée à Bruxelles, ne s'imagine pas un instant une vie loin des bulles. C'est en lisant le Strange n°119, en Novembre 1979, qu'il découvre l'univers des superhéros : " je m'en souviens comme si c'était hier. Daredevil embrasse fougueusement la Veuve Noire. J'ai ramené le magazine avec moi à l'école le lendemain pour le montrer à tous mes copains", ce sera le premier déclic dans la vie du passionné du 9e art.

" Dès lors, mon argent de poche me servira principalement à acheter des illustrés, au grand dam de ma mère" explique le directeur. De l'enfance à l'adolescence, la bande dessinée rythme sa vie : " du temps libre ? alors je file à la bibliothèque. Les parents font les courses au supermarché ? Chouette j'ai le temps de lire un ou deux albums des Tuniques Bleues".

Quelques années plus tard, le destin glisse dans les mains du bédéphile le premier tome de Dragon Ball.

Pour Linternaute.com, Frédéric Lorge revient sur ce qui l'a mené à ouvrir une galerie de vente d'originaux du 9e Art et particulièrement ce qui l'a amené à acheter et vendre des gengas (dessin d'une pause clé) et des dogas (dessin de pose intermédiaire).

© Lillo Mendola

Comment passe-t-on de fan de BD à acheteur de planches originales ?

Frédéric Lorge : Chacun a son histoire, mais je pense que la mienne est très classique. C'est avant tout une histoire de rencontres.

On est au début des années 2000 et je rentre dans une galerie d'art. Elle s'appelle " Petits papiers" au centre de Bruxelles, et à l'étage il y avait des piles de planches originales de bande dessinée et des dessins originaux. Et celles qui m'interpellent le plus sont entre 600 et 1 000€.

Mais à ce moment, 600€ c'est le montant de mon loyer, je ne peux pas consciemment mettre un mois de loyer dans un achat.

Mais la graine était plantée…

Et quelques mois plus tard, sur eBay je suis tombé sur une planche de Green Lantern à un tarif abordable, car une planche plus gag qu'action.

Dans la foulée j'ai acquis une planche de Spider-Man, là aussi une planche mettant en scène son quotidien, aux côtés de MJ. Dans le comics, les planches " tranches de vie" sont moins cotées, et j'ai pu les obtenir pour moins de 300€ chacune.

Et comme tous les collectionneurs, on met de plus en plus d'affect dans nos achats et on passe des paliers, petit à petit. La barrière des 500€, des 1 000€, des 2 000€, et avant de s'en rendre compte on a une belle collection.

La frustration fait partie de la vie d'un collectionneur

Psychologiquement, c'est dur de passer ces paliers ?

Bien sûr, tout le monde ne peut pas se permettre ce type d'achats. Souvent on vend des planches pour en acquérir d'autres. Mais surtout au bout d'un moment, tous les collectionneurs s'accordent autour d'une loi, presque physique, " si on a les moyens d'acheter une planche à un instant T mais qu'on ne l'achète pas. Alors on ne la reverra plus jamais disponible ou alors à un tarif prohibitif".

© Toriyama/Toei

C'est la frustration qui fait passer ces caps ?

Tout à fait. Il y a certains artistes où nous sommes plusieurs à courir après les planches. Soit la cote d'un artiste monte trop, soit les œuvres d'une période ou d'un album donné ont toutes été vendues et ne sont plus sur le marché. La frustration fait partie de la vie d'un collectionneur.

Est-ce que devenir galeriste est l'évolution naturelle d'un collectionneur de planches ?

Dans certains cas oui. Heureusement pas tout le monde, sinon on croulerait sous les galeries. Mais pour ma part c'est encore une rencontre.

J'ai rencontré sur un salon un illustrateur jeunesse Belge, et n'ayant pas d'enfant, c'est un domaine qui ne m'est pas familier. Hormis les classiques comme Le petit prince ou Ernest et Célestine. Et ses aquarelles m'ont tapé dans l'œil. J'ai trouvé ses prix très raisonnables. Et en discutant avec lui, je me suis rendu à l'évidence : j'avais envie de travailler avec cet artiste.

Une velléité soudaine ?

Oui et non. J'ai fait une carrière complète en tant qu'acteur culturel. J'ai travaillé dans un centre culturel, comme attaché de presse, j'ai été journaliste bande dessinée, cinéma et musique pendant une quinzaine d'années, et j'ai aussi été animateur radio.

Pour moi, l'amour du 9e Art est intimement lié à la notion de partage. Que ce soit l'album que l'on prête à des amis, ou le titre que l'on recommande à un lecteur ou auditeur.

Mais à ce moment j'ai eu le déclic de pouvoir gagner ma vie en exerçant ce métier.

Par la suite, les premiers artistes que j'ai contacté, avec cette idée de mettre en avant leurs œuvres originales, étaient Clarke et Isabelle Dethan. À cette époque, Clarke n'avait jamais vendu d'originaux, on m'avait dit que je m'y casserais le nez, et je l'ai croisé un soir par hasard à Angoulême, et on a parlé de son incroyable arc narratif sur Mélusine dont il venait de reprendre le scénario et le dessin. Il m'a répondu que ses planches originales, parfois il lui arrivait de les jeter voire de les brûler… J'ai négocié qu'il ne jette ni ne brûle rien avant trois semaines, le temps de le revoir dans son atelier afin de faire une première sélection. Et je suis reparti de chez lui avec plus d'une trentaine de planches et dessins originaux.

Il y a un facteur chance dans ce métier ?

Indéniablement, il faut tomber au bon moment. Mais je pense qu'on peut provoquer la chance. Dans mon cas, je ne contacte pas des artistes car je pense " qu'ils peuvent vendre" mais parce que j'aime sincèrement leurs œuvres. Je n'arrive pas aussi avec une méthode déjà construite, en disant "il faut faire ceci et ceci pour augmenter ta cote", je fais du cas par cas. Il m'arrive aussi de courir après un artiste pendant des années avant de réussir à le convaincre. Le bouche à oreille entre artistes est très important aussi. Sur la Franco-Belge ça reste un univers très petit.

Chaque planche que l'auteur nous confie est le fruit d'années de travail.

Vous avez ouvert votre galerie en ligne, avant d'avoir un espace physique…

Tout à fait, pour moi c'était à la fois une évidence mais aussi une manière de gagner du temps, et donc de la trésorerie.

Il faut aussi savoir se positionner où il y a de la place. À l'époque, les plus grandes galeries avaient un site internet peu optimisé pour ce médium. Il y avait un potentiel d'amateurs de planches originales qui ignoraient leur existence, ou alors ne connaissaient que les prix de celles qui font la une des journaux à des tarifs prohibitifs.

© Toriyama/Toei

Les ventes de planches de BD et Comics représentent un marché structuré. Pourquoi vous lancer dans celui des gengas et dougas ?

Aujourd'hui, acquérir des planches originales de manga, c'est très compliqué, pour tout un tas de raisons. Enfant des années 80, j'ai été bercé à l'animation japonaise. Via l'adaptation anime de Naruto je suis même retombé dedans courant 2000. J'ai alors commencé à me renseigner autour de l'animation.

La première chose qui ressort ce sont les celluloïds bien entendus. C'est l'objet le plus impactant, celui qui correspond à ce que l'on a vu à la télévision. Mais ça manque d'âme, d'épaisseur, c'est trop propre. J'aime sentir la vie d'un dessin original, ici un coup de crayon nerveux, là un repentir, ici encore une ombre palliative.

Mais c'est en achetant des lots, pour ma propre collection, que je me suis aperçue que les douga et gengas me touchaient de la même manière qu'une planche originale.

C'était en quelque sorte ma porte d'entrée émotionnelle sur l'univers des ventes liés à l'animation.

J'ajouterais que les celluloïds m'inquiètent. Déjà pour l'achat à distance on a du mal à juger de la qualité de l'état de la pièce. Enfin, le celluloïd se conserve beaucoup moins bien. C'est un film plastique qui n'est absolument pas fait pour être conservé. Dans vingt ans la majorité des cellulos d'anime des années 80 sera dans un état catastrophique. Et encore, pour ceux préservés de la lumière.

© Kishimoto/Studio Pierrot

Comment se lance-t-on dans un marché qui n'existe pas ? Sans vraiment de prix références ni de notoriété ?

Dans le monde de l'art et de la collection, le premier élément c'est la passion. Aussi bien du côté de l'acheteur que du vendeur.

Quand je reçois des dessins, je suis excité comme un gamin le matin de Noël. Même si j'ai acheté et que je sais de quoi il s'agit, rien ne peut égaler le plaisir de ressentir leur âme de visu.

J'ai préparé ces expo-ventes de genga et douga pendant près de trois ans. Passés à acquérir des pièces pour avoir un catalogue intéressant. Durant tout ce temps, une question m'a taraudé " mais pourquoi aucune autre galerie ne s'est-elle positionnée sur ce terrain ?"

Vous n'avez pas douté, lors de ces trois ans ?

Évidemment. D'autant plus que nous sommes au moment d'un gros renouvellement de fans, un changement de génération, de lecteurs-acheteurs. On ne peut plus estimer les ventes de planches de BD de demain à l'aune des acheteurs d'hier.

Je suis certain que la valeur de la majorité des auteurs Franco-Belge va baisser drastiquement d'ici une quinzaine d'années. Seule la cote des grands maîtres se maintiendra.

Si l'on ajoute à cela la crise économique, ce n'est pas le moment idéal pour se lancer dans un nouveau marché…

Le primo acquérant aujourd'hui n'a pas les mêmes moyens que celui d'il y a 20 ans.

Et pourtant… Avec dix ans d'expériences, j'ai appris à faire confiance à mon instinct.

J'ai une trésorerie qui me permet de prendre ce genre de risque, sans avoir à faire trop de sacrifices au quotidien.

© Oda/Toei

C'est un marché d'avenir ?

Quand on regarde le nombre de fans de dessins animés japonais, il m'apparaît évident qu'il y a un marché potentiel gigantesque. Dans l'espace comme dans le temps. Le seul lectorat qui est en croissance est celui du manga, et la percée de l'anime semble loin d'avoir atteint un plafond.

Et sur des séries comme One Piece, Naruto ou Dragon Ball, on a déjà un côté madeleine de Proust pour certains amateurs.

Comment définir le prix d'une pièce ?

Il n'y a pas de formule magique. On se base sur l'information publique, les différentes ventes aux enchères qu'il peut y avoir partout dans le monde. Mais il faut savoir que les ventes aux enchères ne représentent qu'une infime partie des ventes. Et parfois ne sont pas représentatives. S'il y a 25 pièces d'une même œuvre dans une seule vente, cela peut casser les prix de certaines, ou au contraire faire flamber d'autres après un report de frustration. C'est d'autant plus compliqué avec les enchères hors salles, on ne peut plus juger du réel engouement autour d'une pièce.

On ajuste aussi en fonction de la pièce, la série, quelle est la licence. Bien sûr sa qualité mais aussi sa valeur au sein de l'œuvre, s'agit-il d'une scène marquante ? Est-ce un dessin qui capture l'émotion principale associée à un personnage ? Il faut aussi prendre en compte la rareté de cette dernière. Et enfin l'état du marché.

Par rapport à il y a trois ans quand je me suis lancé dans ce marché très particulier, je vois que certaines pièces sont devenues introuvables. Il y a pour l'instant une rétention très forte des acheteurs d'anime. La majorité d'entre eux sont des primo-acquérants, et la première œuvre d'art que l'on achète a une valeur affective incroyable, on a tendance à la garder à vie.

S'il s'agit d'un premier achat, comment trouver ces acheteurs qui s'ignorent ?

Il faut commencer par des licences porteuses. C'est pour cela que j'ai commencé par Naruto, One Piece et enfin Dragon Ball. Dans les prochains mois il y aura une expo vente Bleach puis Pokemon. Comme je suis nouveau sur ce marché, il y a un très gros travail de référencement. Aussi bien sûr internet, que via la presse généraliste et spécialisée. J'ai aussi acheté des encarts publicitaires sur les sites spécialisés et sur les réseaux sociaux.

Être le premier galeriste à organiser une expo-vente de dessins d'animation japonaise me tenait à cœur.

Cela permet aussi d'avoir une meilleure exposition dans les médias.

© Kubo/Studio Pierrot

Pourquoi cette vente sur Dragon Ball vous tenait à cœur ?

Dragon Ball c'est une licence qui m'est très chère. Non seulement c'est le premier manga que j'ai acheté, mais il y a une raison pour laquelle cette saga est aussi populaire dans le monde entier. C'est une œuvre qui possède presque tout, de l'humour, de l'action. Akira Toriyama est un maître absolu de l'absurde.

Dragon Ball, c'est aussi une galerie de personnages d'une diversité quasi inégalée. Qui sont fidèles à leurs envies, à leurs traits de caractère. J'aime aussi ce côté camaraderie, dans la franco belge on est très souvent auto-centré autour du héros, qui parfois a droit à un sidekick. Et si on regarde les quelques exceptions comme Bruno Brasil ou Bob Morane où il y a plusieurs personnages, chacun vit pour soi, on a une approche plus " commando" que " camarade". Ce qui pour moi est une des clés du très haut niveau d'aventure que l'on a dans le manga.

Je n'ai pas souvenir dans la BD franco belge ou même le comics de voir un personnage être lâche. Un personnage comme Yajirobe n'aurait pas pu naître ailleurs que dans le manga.

© Toriyama/Toei.

Et ça marche ?

J'ai vendu une cinquantaine de pièces de Naruto, déjà autant de Dragon Ball. Plus d'une quinzaine la première semaine. C'est un véritable succès, au-delà de mes attentes.

Avec l'essor du numérique, n'est-il pas difficile de continuer sur ce créneau ?  

Ce sera indéniablement un problème à un moment. Mais pour l'instant, comme ce sont des ventes qui se font sur l'affect, elles concernent des séries qui ont un certain nombre d'années. Même si j'ai dans mon inventaire des pièces de séries jeunes qui se vendent de temps en temps comme Black Clover ou Tokyo Ghoul. De manière pragmatique, nous continuerons de travailler avec les originaux qui seront disponibles.

La Galerie de la Bande Dessinée, Chaussée de Wavre 237 1050 Bruxelles. Exposition vente Dragon Ball, jusqu'au 27 Juillet 2024.