Sylvain Tesson : "Le drame en Occident est l'occultation de la mort"

Sylvain Tesson : "Le drame en Occident est l'occultation de la mort" Le voyageur écrivain, auteur en 2011 du livre "Dans les forêts de Sibérie" aux éditions Gallimard revient à l'occasion de la Toussaint et d'Halloween sur les différentes expériences émouvantes, troublantes, étonnantes... Qu'il a pu faire de la mort au cours de ses voyages.

L'Internaute Voyage : Quelle célébration liée à la mort vous a le plus marqué à travers vos voyages ?

Sylvain Tesson : En décembre 2001 j'ai assisté à la fête des morts hindoue dans le temple de Pashupatinath, au Népal. Des milliers (des millions ?) de pèlerins affluaient vers le lieu sacré et bivouaquaient dans un désordre indescriptible, avec ce génie des peuples du subcontinent pour supporter la presse. Pendant toute la nuit les fidèles veillaient sur la flamme d'une bougie censée représenter l'âme d'un mort. Je venais de perdre mon grand-père une semaine auparavant et j'ai sacrifié à ce rituel. Aux lueurs du matin, nous avons gagné les rives du cours d'eau qui lavait les pieds du temple et nous avons confié à la rivière nos bougies, délicatement posées sur des feuilles de bananiers. Il faut s'imaginer une rivière couverte de milliers de lueurs. Une rivière en feu. Et le spectacle était saisissant de ces gens affligés qui laissaient au courant le soin d'emporter l'âme de leurs proches, sous la forme d'un lumignon, vers le Gange situé à quelques centaines de kilomètres au sud.

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Sylvain Tesson, écrivain voyageur, auteur de "Dans les forêts de Sibérie" et "D'une vie à coucher dehors" aux éditions Gallimard. © Gallimard


La même année en 2001, j'ai perdu quatre amis dans un accident de voiture en Afghanistan. C'était à l'époque des Talibans. Nous avons rapporté les corps de nos camarades dans notre maison de Kaboul et les avons allongés sur le lit. Ils dégouttaient encore mais leurs mains étaient froides. Nos amis Afghans étaient là et ont commencé à entonner des sourates en arabe. Puis, deux merveilleuses bonnes soeurs catholiques (qui étaient restées dans Kaboul malgré les événements de ces dernières années) sont venues nous rejoindre et se sont mises à chanter des cantiques. Et le frère de l'un des défunts a installé au pied des cadavres de jolies petites effigies du Bouddha et des bâtonnets d'encens. Les sourates, les cantiques et la fumée de santal se mêlaient harmonieusement. Heureusement qu'aucun de ces Mollahs mi-butor, mi-cinglé, un de ces excités qui confondent la foi avec le code pénal n'est entré dans la pièce à ce moment là.

Y a t-il un rite funéraire totalement différent qui vous aurait particulièrement étonné ?

Oui, le spectacle des néo-crémations occidentales auquel j'ai parfois assisté (notamment en 1998 à la suite de la disparition accidentelle d'une camarade alpiniste). Comment des gens épris de beauté et de poésie peuvent-ils nous infliger de nous réunir dans des pièces blafardes décorées de bouquets de fleurs en plastique pour des cérémonies insipides agrémentées de discours mollement distillés par des clergymen livides. Ces horribles moments ne correspondent pas à la culture occidentale qui jusqu'à une date récente nous amenait à côtoyer la mort et à la célébrer par la grande pompe ou bien par une modeste procession.

"Le drame en Occident est plutôt l'occultation de la mort. Depuis que la population de l'Europe est devenue urbaine, c'est l'institution hospitalière qui recueille le dernier soupir du défunt et non plus ses proches."

Peut-on dire que l'Occident craint davantage la mort que les autres cultures ?

Croyez-vous que la mort soit vécue avec plus de légèreté ailleurs qu'en Europe de l'Ouest ? J'ai entendu des plaintes affreuses en Iran, j'ai vu des gens vidés de toute énergie vitale à la suite de la mort de leur enfant dans une vallée du Pamir pakistanais. L'imagerie occidentale a certes produit des visions effrayantes de la mort comme l'Ankou en Bretagne. Mais la conversion chrétienne de l'Occident apaise la vision de la mort en instituant le dogme de la vie éternelle. (Personnellement, n'étant pas chrétien, je préfère imaginer que seul le néant nous attend de l'autre côté. Cela aide à vivre puisque, lorsque l'on attend rien, il faut se dépêcher de jouir des choses. C'est la position hédoniste... ) Le drame en Occident est plutôt l'occultation de la mort. Depuis que la population de l'Europe est devenue urbaine, c'est l'institution hospitalière qui recueille le dernier soupir du défunt et non plus ses proches. Je le déplore. J'aime l'idée que je rendrai un dernier soupir avec les miens avant de plonger dans le néant, plutôt que de m'éteindre sous les néons d'une clinique de gérontes.

Que vous évoque une fête comme Halloween ?
 J'aime l'idée de la fête des morts. Mais je préfère la célébrer dans le silence et la solitude qu'en suivant les nouvelles injonctions des marchands. Cela dit je comprends bien que les petits gosses préfèrent jouer aux sorcières plutôt qu'accompagner leurs parents dans des cimetières sinistres pour changer les fleurs en plastique sur la tombe du tonton, mort d'une cyrrhose l'année d'avant. Quand vient le premier novembre, je pense aux miens défunts, je bois un verre de whisky, j'en renverse un peu sur le sol pour les dieux tutélaires, je vais planter un cierge dans l'église de Saint-Séverin, je regarde une photo de ceux que j'ai aimés, je relis un passage de La mort de Jankélévitch ou une bonne nouvelle de Lovecraft. Mais l'idée de me foutre une citrouille sur la tête et de pousser des hurlements pour faire plaisir à des commerçants qui ont saisi l'aubaine d'une fête immémoriale pour fourguer leurs bricoles et qui ont raccordé les wagons du Capital à une tradition séculaire ne me caresse point.

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