Interview
 
Juillet 2007

"Le sol des forêts tropicales est très fragile"

La primatologue Emmanuelle Grundmann s'est rendue dans la forêt de Bornéo, le paradis perdu des orangs-outans. Elle souhaite aujourd'hui alerter l'opinion sur le massacre de ces forêts tropicales, les poumons de la planète.
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Pourquoi avez-vous décider d'écrire l'ouvrage "Ces forêts qu'on assassine" ?

Lorsque j'étais à Bornéo pour étudier les orangs-outans, j'ai été particulièrement frappée par l'intensité et l'ampleur de la déforestation. Tous les jours, en forêt, nous entendions les tronçonneuses au loin et à chaque fois que je retournais de la ville en forêt, celle-ci avait reculé et il fallait toujours rouler plus et plus loin pour voir les premiers arbres et la lisière de la grande sylve tropicale. Mais le choc fut cette envolée en hélicoptère qui me donna une autre vision, un autre point de vue sur la forêt. Nous venions de relâcher plusieurs gros orangs-outans adultes rescapés, capturés dans une plantation de palmier à huile et amenés par hélicoptère. D'abord, ce fut magnifique. Un immense océan vert, façon brocoli, avec tous ces arbres jouant à touche touche, des calaos volant au-dessus de la canopée, ponctuée de temps en temps d'arbres ornés de belles fleurs violettes ou jaunes. Puis, on a d'abord vu des cicatrices, des plaies rouges sang, de plus en plus nombreuses. C'était les pistes de débardage du bois et on pouvait apercevoir des gros camions chargés jusqu'à la gueule de grumes, les mêmes que nous croisions sur la piste, en voiture. Puis, soudain, tout s'est arrêté, l'océan vert émeraude avait laissé place à une immense étendue géométrique, façon damier ocre et vert, et ce, à perte de vue. Des plantations de palmier à huile. Monocultures titanesques de milliers voire de millions d'hectares. Les orangs-outans comptent parmi les premières victimes de cette déforestation à très grande échelle, mais pas seulement, les peuples forestiers également, et on les oublie trop souvent. J'ai voulu comprendre pourquoi on déforestait ainsi, qui était derrière cela, et comment cela fonctionnait. J'ai écrit ce livre parce qu'il faut tirer la sonnette d'alarme, ces forêts tropicales sont essentielles et on sait aujourd'hui que la cause première des émissions de gaz à effet de serre et donc de réchauffement climatique, c'est la déforestation.

 

 
Photo © Emmanuelle Grundmann
 
"Une fois la forêt rasée, le sol va très vite être lessivé par les pluies tropicales et devenir stérile ou presque."

Vous connaissez bien l'île de Bornéo. Sa disparition a-t-elle des incidences sur la faune locale ?

Oui, évidemment. Si on parle beaucoup des orangs-outans, c'est parce que c'est une espèce emblématique, que les gens connaissent. Et aussi parce qu'ils sont très gravement menacés. L'association “Les amis de la terre” viennent d'ailleurs lancer une campagne à laquelle je me suis associée : “Orangs-outans en voie d'extinction : la déforestation ne menace pas seulement les arbres”. Ces grands singes qui figurent parmi nos plus proches cousins avec les chimpanzés, les bonobos et les gorilles pourraient être les premiers grands singes à disparaître, et ce, d'ici 2020. Près de 5000 orangs-outans disparaissent chaque année, il n'en reste qu'entre 5 000 et 7000 à Sumatra et environ 50 000 à Bornéo les deux seules îles indo-malaises où ils vivent. Mais bien d'autres espèces sont également menacées. L'ours malais, la panthère longibande, le tigre de Sumatra, de nombreuses espèces d'oiseaux, de reptiles d'amphibiens et d'insectes dont des espèces que les scientifiques n'ont probablement encore jamais décrites. De plus, si l'orang-outan disparaît, cela aura très certainement un impact sur l'écosystème car ces grands singes participent à la dissémination des graines et donc à la régénération des forêts. Il reste encore tant de choses à comprendre notamment sur les grands singes. Ce qu'il ne faut jamais oublier, c'est que toute catastrophe écologique s'accompagne irrémédiablement d'une catastrophe économique et sociale ! Et c'est exactement ce qui est entrain de se passer sous nos yeux, mais on ne le voit pas ou on ne veut pas le voir.

 

Quelles sont les espèces qui y sont aujourd'hui particulièrement menacées ?

Les espèces dont les effectifs sont faibles comme les tigres et les orangs-outans de Sumatra par exemple. Les grands singes sont particulièrement vulnérables car ils ne donnent naissance qu'à un petit tous les 7 à 8 ans et donc le taux de renouvellement de la population est très faible. De plus, le tigre comme l'orang-outan sont aussi victimes du trafic qui va souvent de pair avec la déforestation. Avec l'ouverture de nouvelles pistes à l'intérieur des forêts pour aller chercher le bois, on facilite l'accès aux braconniers. Les tigres sont chassés pour leurs os notamment en Chine pour la pharmacopée et les bébés orangs-outans sont vendus comme animaux de compagnie ou comme bêtes de foire dans des parcs d'attraction par exemple, en Thaïlande notamment. Mais de nombreuses espèces sont menacées par cette déforestation à très grande échelle. En Amazonie péruvienne, ce sont les singes laineux notamment qui sont très menacés et certaines espèces de perroquets, en Afrique, les chimpanzés, gorilles, bonobos, les okapis...

 

 
Photo © Emmanuelle Grundmann
 
"Les grands singes sont particulièrement vulnérables car ils ne donnent naissance qu'à un petit tous les 7 à 8 ans et donc le taux de renouvellement de la population est très faible."

Pourquoi les forêts tropicales sont-elles aussi exposées à l'action de l'Homme ?

Ce sont des forêts très riches en matières premières. En bois d'essences particulièrement belles et/ou résistantes comme l'acajou, l'ébène, le teck, le merbau. Mais on trouve aussi des gisements d'or, de pétrole, de gaz, de coltan qui attisent la convoitise des hommes. Et puis ces forêts sont luxuriantes car elles sont situées sous un climat assez extraordinaire, idéal pour faire pousser des cultures comme le palmier à huile. Mais on oublie que le sol est très fragile et qu'une fois la forêt rasée, le sol va très vite être lessivé par les pluies tropicales et devenir stérile ou presque. Et replanter des arbres, même si cela semble une très bonne idée, c'est très difficile et c'est illusoire de penser reconstituer une forêt tropicale sur un sol dénudé en quelques années seulement ! Les hommes et la forêt tropicale entretiennent une très longue histoire. Mais depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, la déforestation s'est mécanisée, amplifiée, industrialisée et la mondialisation des échanges commerciaux y tient également une grande responsabilité.

 

Existe-t-il des labels pour mieux consommer ce type de produits, et ne pas encourager ainsi le trafic de bois tropical ?

Oui, il existe pour le bois tropical un label et un seul auquel on peut se fier : le label FSC. Attention, il existe une forêt de labels, certifications, mais souvent ils sont créés par les entreprises d'exploitation du bois elles-mêmes et on ne peut que douter des critères utilisés. Seul le FSC même s'il n'est pas parfait, garantit une gestion durable tant au plan environnemental que social des forêts tropicales. Même si le vendeur vous garantit par exemple que le teck provient de plantation, cela ne veut rien dire car la plantation a sûrement été mise en place après avoir rasé la forêt tropicale. Donc il ne faut se fier si on achète un meuble par exemple en bois tropical qu'au label FSC. Pour le papier, privilégier le papier recyclé ou du papier labellisé FSC qui existe aussi. Il y a eu beaucoup d'efforts de fait au point de vue recyclage. “Ces forêts qu'on assassine” a été imprimé sur du papier recyclé, c'était très important pour moi et pour mon éditeur. Et lorsqu'on voit le résultat, on ne voit pas la différence avec du papier non recyclé.

 

Quant à l'huile de palme, il n'existe pas encore de label et pourtant l'huile de palme est partout, dans les cosmétiques, les détergents, les plats cuisines, le chocolat, les chips, les céréales et aussi les “bio” carburants. Tant qu'il n'existe pas de critères garantissant une exploitation durable d'un point de vue environnemental et social, il vaut mieux éviter les produits contenant de l'huile de palme.

 

Pour les biocarburants, leur production participe énormément à la déforestation (entre autres car on pourrait aussi parler de l'augmentation de l'insécurité alimentaire et des conditions de travail). L'Allemagne vient de décider de réduire drastiquement sa consommation d'huile de palme, notamment pour les biocarburants. Donc aujourd'hui, tant qu'il n'existe pas de biocarburant réellement “bio” ou “vert” dont l'exploitation se fait de manière durable, mieux vaut ne pas les utiliser. Enfin, pour parler de l'Amazonie et de la déforestation pour l'élevage et les vastes monocultures de soja (dont on fait des tourteaux pour nourrir le bétail notamment, exportés en Europe également), une solution serait de moins consommer de viande. Aujourd'hui beaucoup de gens consomment de la viande tous les jours et parfois à chaque repas. De manière générale, il faut consommer moins mais mieux. C'est possible. L'idée n'est pas de retourner à l'âge de pierre mais de mieux consommer et moins gaspiller.

 

 
Photo © Emmanuelle Grundmann
 
"L'idée n'est pas de retourner à l'âge de pierre mais de mieux consommer et moins gaspiller."

Quels conseils pourriez-vous donner à des personnes désireuses d'acheter du mobilier de jardin par exemple ?

On peut privilégier du bois de provenance française comme de l'acacia, du robinier, qui aujourd'hui, avec des nouveaux traitements, sont aussi résistants que du teck. De plus, ne vous laissez pas tenter par du teck bon marché dans de grandes enseignes. Il faut savoir que ce teck provient de plantations où il est coupé avant maturité pour une meilleure rentabilité et ce teck n'est pas résistant. Au bout d'un an ou deux, vos meubles de jardin seront bons à mettre à la poubelle. Là encore, on peut dire, consommer moins mais mieux. Soit un salon de jardin labellisé FSC, il en existe de plus en plus aujourd'hui proposé par de grandes enseignes ou bien un salon en bois local.

 

Quel sera le sujet de votre prochain ouvrage ?

Je travaille sur des livres documentaires pour la jeunesse, notamment un sur les espèces menacées et je continue à travailler sur la question de la déforestation car si “Ces forêts qu'on assassine” parle des forêts tropicales il ne faut pas oublier les forêts tempérées et surtout boréales qui sont rasées pour faire de la pâte à papier notamment. Il faut voir certains paysages du nord-ouest des USA ou de Finlande, de Russie pour constater l'ampleur des dégâts. Et en Tasmanie, on déforeste des immenses forêts d'arbres sublimes avec des bombes incendiaires au napalm pour aller plus vite et on replante des eucalyptus pour l'industrie de la pâte à papier... C'est terrible et tout cela pour alimenter une société de surconsommation à laquelle on appartient. On a tous un rôle à jouer, tout ceci obéit à la loi de l'offre et de la demande. Faisons changer, en tant que consommateur, la demande et les multinationales devront changer l'offre ! Nous avons besoin des forêts, poumons et climatiseurs de la planète et ce ne sont pas des plantations d'arbres qui rempliront leur rôle !

 

» Et aussi Emmanuelle Grundmann en chat

» Et aussi Les forêts tropicales en images

 

En savoir plus sur www.ruoso-grundmann.com

 


EN IMAGES  Les plus belles photos de singes
20 photos


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