Vos plus beaux contes de Noël Le tunnel des rêves

olivier, berne, suisse
Olivier, Berne, Suisse © Olivier

Un conte d'Olivier

 

Olivier Blandenier accrochait des lucioles colorées au grand sapin du hall de la gare. Le froid le faisait frémir. Les vitrines scintillaient de papiers multicolores et de guirlandes dorées. Dès l'annonce du train, la foule s'était pressée vers les voitures de la longue rame du TGV en partance pour la Suisse. La féerie était palpable. Les enfants galopaient près de leurs mères, en posant mille questions sur la destination. Les yeux écarquillés, ils levaient la tête vers ce bijou de technologie, symbole de vitesse et de confort. Et puis, enfin installés dans les fauteuils rouge et bleu griffés d'un cœur rouge, ils rêvaient déjà de montagnes enneigées, de chalets et de délicieux chocolats au lait. Le museau effilé de la rame grise et bleue avait, depuis quelques temps déjà, percé le brouillard ouaté qui entourait la Gare de Lyon.

Le convoi avait serpenté de longues minutes dans l'entrelacs de voies menant vers l'Est. La nuit tombait maintenant sur la campagne avalée par le train rapide, teintant de bleu le paysage assoupi. A bord, tout était calme et feutré. De temps à autre, la mélodie d'un téléphone portable perçait le silence. Une voix se détachait alors du fond du Pullman. On pouvait saisir quelques bribes de conversation sans en comprendre le sens. La lumière de bord baignait les passagers dans une somnolence complice. Les étapes se succédaient. Deux petits enfants à la peau colorée jouaient en tenant serrés contre eux de rudimentaires jouets de bois. Ils s'amusaient à sourire aux passagers en penchant la tête malicieusement, les forçant à sourire à leur tour. Puis, ils s'enfuyaient en riant et allaient rejoindre leur maman assise au centre de la voiture. Ils revenaient en silence. S'enhardissant à chaque passage, ils se plaçaient plus près des voyageurs, se cachaient derrière un fauteuil et, de leurs doux sourires, les inondaient de bonheur. Ils animaient ainsi les longues heures de somnolence endémique dans laquelle étaient plongés les passagers. De temps à autre, ils prononçaient un mot et détalaient en riant.
- "Magique ! Magique !", scandaient-ils alors en sautant à cloche-pied. Certains leur souriaient. D'autres, renfrognés, faisaient mine de ne pas les voir. Personne n'était indifférent.

Le train arriva à Dijon. Les lumières blafardes de la gare réveillèrent les passagers en agressant les yeux. Chacun se relevait dans son siège. Certains étendaient les bras au-dessus de la tête en bâillant. Des visages se collaient à la fenêtre. Les mains étaient posées en visière sur le front pour éviter les reflets de l'éclairage intérieur de la voiture. Des regards curieux scrutaient les quais. On commentait, s'étonnait, s'exclamait puis chacun reprenait paisiblement la lecture d'un magazine ou de son journal. La neige commençait à tomber en de joyeux petits flocons épars, légers et aériens comme de la plume. Après l'arrêt de rigueur, le convoi s'ébranla et quitta la gare pour replonger à pleine vitesse dans le noir de la pénombre enveloppant la campagne bourguignonne. De temps à autre, le claquement sec du déplacement d'air causé par le croisement d'un convoi fuyant en sens inverse faisait sursauter les passagers assoupis.
- "Tu sais monsieur, ma maman elle est magique !", dit le petit garçon.
- "Qu'a-t-elle de si magique ?", s'enquit alors un voyageur portant des lunettes cerclées d'or.
- "Elle est " fabriqueuse " de vrais rêves", répondit le petit en esquissant un ample geste de ses deux bras écartés.
- "D'où viens-tu ?", demanda une dame âgée.
- "Cameroun, madame. Et nous rentrons voir Papa à Zürich. Magique ! Magique !"
Puis, les enfants rejoignaient leur maman qui leur demandait de ne pas déranger les gens.
- "J'aimerais bien faire un vrai rêve", demanda malicieusement un passager à l'enfant espiègle qui était de retour. Celui-ci suspendit son geste et regarda l'homme de ses grands yeux noirs. Avec tout le sérieux de ses cinq ans, le petit dit à l'homme :
- "Tu veux ?"
- "Oui, je te le demande", répéta le passager en souriant à l'enfant candide.
- "Alors tu feras un vrai rêve, Monsieur. Un rêve que tu n'oublieras jamais !", répondit-il, l'air grave, alors que ses yeux noirs paraissaient soudain translucides. Puis il repartit vers sa maman, tenant serré contre lui son jouet de bois. Le temps passait. L'indolence engourdissait le compartiment. Le doux déhanchement du lourd convoi incitait à l'assoupissement. Les deux petits elfes avaient espacé leurs visites et semblaient s'être assoupis à leur tour. Pontarlier se profilait à l'horizon neigeux des montagnes du Jura. Les freins crissèrent. Le convoi stoppa.

Après une halte, le train repartit doucement, en se balançant et en serpentant entre les deux pitons rocheux fermant la Cluse. Au loin, en bas de la forêt grimpant à l'assaut du mont Chasseron, des fermes et des petits chalets constellés de neige laissaient entrevoir le halo d'une lampe allumée dans la pièce commune ou dans la chambre haute. L'homme qui avait quémandé un rêve s'était assoupi. Il cligna de l'œil lorsqu'il remarqua une présence et qu'il découvrit le sourire du bambin.
- "Tu dormais, monsieur ? Est-ce que je peux venir dans ton rêve ? Tu t'appelles comment, monsieur ?"
- "Bien sûr, viens ! Je m'appelle Olivier et toi Domgbé, n'est-ce pas", répondit l'homme amusé, les yeux mi-clos, en penchant la tête vers la fenêtre. Sur un chemin vicinal, un peu en contrebas de la voie ferrée, on pouvait suivre le pinceau lumineux des phares d'une voiture illuminant parfois la cime des sapins à la silhouette alourdie de neige. Tel un doigt magique, il semblait montrer le chemin au véhicule et le guidait avec certitude entre les fûts majestueux des grands arbres. La neige tombait ici en abondance, formant un voilage diaphane et lumineux. On entendit le pas sautillant du gamin qui s'éloignait en scandant toujours le même mot en détachant les syllabes à chacun de ses sauts : " Ma-gique, ma-gique !"

Le long convoi serpentait maintenant lentement dans un étroit défilé aux pans escarpés, capitonnés de neige. De temps à autre, on entendait le mugissement sourd de la sirène de la motrice prévenant de l'arrivée de la rame. Semblable à une chenille, le train gravissait les premières pentes du Val de Travers. Les tunnels se succédaient avec régularité. L'un d'eux, plus sombre que les autres, semblait ne plus vouloir finir. Il fut long, beaucoup plus long que d'habitude pour le voyageur routinier de la ligne. Il parut même interminable et encombré de virages inconnus. Parfois, la sirène à trois tons retentissait en écho magistral sous la basse voûte de l'édifice. De temps à autre, on avait la sensation que le convoi plongeait ou montait, avec ce mouvement d'amplitude que procure un vol aérien. Machinalement l'homme regarda sa montre et rebaissa sa manche sur le cadran. Soudain, il dégagea de nouveau son avant-bras et, incrédule, remarqua un phénomène étrange. L'aiguille des secondes battait à l'envers et remontait le cadran. Il observa avec stupéfaction ce phénomène irrationnel.
- "Ce, ce n'est pas possible", dit-il à voix basse. "Mes yeux me jouent des tours", pensait-il en lui-même. Il est 20h10 et le train n'accuse aucun retard. Tout se déroule sereinement. Il contrôla sa montre par acquis de conscience. Tout fonctionnait normalement. Au bout d'un moment de perplexité, la fatigue le terrassa de nouveau. Il ferma les yeux. A travers ses paupières closes, il percevait une lueur persistante qui lui brûlait la rétine. Il cilla soudain et fut ébloui par un rayon de soleil miroitant sur la neige recouvrant la prairie. Un froid intense lui traversa l'échine. Son cuir chevelu fut parcouru d'un picotement électrisant.
- "Qu'est-ce que cela veut dire ?", s'exclama-t-il en posant les paumes de ses mains écartées contre la vitre du train, tout en scrutant la campagne qui défilait au-dehors. Les autres voyageurs avaient l'air stupéfait et se pressaient aux fenêtres. Les deux petits enfants apparurent. Ils marchaient à reculons et semblaient ne pas toucher le sol.
- "Magique ! Magique !", scandaient-ils en chœur.

Le rayon de lumière fantastique traversa les pâturages enneigés. Une langue de verdure apparut sous le blanc manteau qui rétrécissait à vue d'œil. L'herbe se mit à pousser et les brins se dressèrent à une vitesse démesurément grande. De magnifiques jonquilles jaillies du terreau moussu recouvrirent les champs pour former un tapis ruisselant d'or. De frêles feuilles frémirent au soleil et vinrent orner les branches de frênes encore humides. Une légère vapeur s'éleva du vallon. On entendit les oiseaux dans la ramure de plus en plus fournie. De petits ruisseaux coururent sauvagement dans les terres alentour. La montagne s'illumina. La nuit disparut vers l'Ouest. Le soleil resplendit.
- "Mon Dieu", dit une femme en portant les mains à son visage.
- "Que c'est beau", s'exclama une autre. "On dirait un rêve", ajouta-t-elle. Mais on s'élève, s'étonna une troisième. En effet, on ne percevait plus la percussion rythmée des roues contre les interstices des rails non soudés sur ce tronçon. La sensation de masse en mouvement avait disparu. Le Pullman était en apesanteur. Le paysage ensoleillé au-dehors s'amenuisait au fur et à mesure. Les maisons devenaient toutes petites. Les voitures sur les routes ressemblaient à des jouets. La forêt et le réseau ferré prenaient des allures de maquette de train électrique. Au loin, émanant d'une borne grise ressemblant à un gros bidon de lait renversé, on entendait la cloche d'une gare tinter à l'approche d'un train.
Ding dong, ding dong, ding dong !
Olivier sursauta. Ces avertisseurs sonores sont à l'heure actuelle de belles pièces de musée ou des décorations de nostalgiques des chemins de fer. Il y a belle lurette qu'ils ont été remplacés par des modules électroniques. Domgbé et sa sœur Aminata riaient aux éclats devant la stupéfaction des voyageurs.
- "Magique", dirent-ils alors en chœur, les yeux écarquillés et le visage illuminé d'un sourire éblouissant. Le train, qui n'en était plus un, fit un large virage et monta encore en spirale dans un ciel indigo où l'on voyait la lune et les étoiles briller comme en pleine nuit. Le soleil chauffait au travers des vitres. Là-bas, sur la gauche on pouvait voir une grande étendue d'eau sans fin. Des berges, on ne distinguait pas le bout.
- "Oh ! La mer", s'exclama un enfant.
- "Et puis les montagnes, là sur le côté droit", ajouta un monsieur, tenant son journal à bout de bras, en montrant les sommets enneigés.
- "Selon toute vraisemblance, nous sommes dans un vaisseau spatial", déclara un jeune homme. Déjà, on plongeait vers un lieu encore envahi par la nuit.

Les feux de mille fêtes baignaient l'horizon d'une lueur rougeâtre, laissant apparaître une ville médiévale découpée par un lacet d'eau miroitante sous les pâles reflets du soleil qui commençait à luire au firmament. Les contours d'un grand château illuminé se dessinaient sous le train spatial. Après une rotation en spirale, le vaisseau descendit très bas vers le donjon coiffé d'une coupole surmontée d'une croix de lumière. Sur la place devant l'édifice, jouaient des bateleurs et les chameaux paissaient dans l'herbe qui poussait entre les douves de grès. On pouvait y apercevoir les ours bruns de quelques saltimbanques. De grands palmiers allongeaient leur ombre sur le sable ruisselant dans les rues avoisinantes comme un ruisseau d'or. Devant l'entrée monumentale, de fiers guerriers montaient la garde pendant que le peuple venait acclamer un homme à la large stature et au nez puissant.
- "Un roi probablement", hasarda Olivier.
- " Oui", acquiesça Domgbé. "C'est un des sept gardiens de la souveraineté, monsieur Lèveblé. Et à côté de lui, le petit homme au costume chamarré c'est le souverain des hommes d'armes, monsieur Forge. A sa droite, se tient l'archange Saint Joseph".
Les fontaines de l'oasis crachèrent soudain leur jet de liquide clair et pur. Le peuple se rua sous l'eau bienfaitrice, oubliant ses suzerains.
- "Sont-ils heureux ?", demanda l'homme à lunettes.
- "Qu'en penses-tu, Monsieur", répondit adroitement le petit.
Au-delà de la forteresse, s'allongeait une cohorte de gens se dirigeant vers la ville.
- "Qui sont-ils ?", demanda une jeune femme.
- "Ce sont des paysans et des ouvriers venus payer leur tribut au roi. Ils offrent ce qu'ils ont. Bien souvent, ce sont des victuailles. Beaucoup d'entre eux apportent des oignons. C'est une coutume, je crois".
Le sourd grondement du bourdon de la cathédrale vint résonner contre les vitres du convoi. Un éclair éblouissant zébra le ciel, aussitôt suivi d'un lugubre roulement de tonnerre venu de très loin. Une tempête de sable souleva l'or des rues. Un grand tourbillon vint secouer le train. Du sable s'infiltrait dans le Pullman.
- "Nous devons partir", lança le gamin.
Le convoi remonta dans le ciel et la nuit revint sur la ville. On filait maintenant vers une autre mer entourée de hautes montagnes couvertes de neige. Une autre ville se profilait à l'horizon. Des gens dansaient et chantaient sur un pont de bois qui traversait la rade d'un port où valsaient de grands bateaux blancs. Des hommes en armes étaient massés à chaque bout du pont. D'autres, habillés de riches étoffes chatoyantes, le visage dissimulé derrière des masques parfois horribles, semblaient s'adonner à quelque sabbat au cours duquel des musiciens gesticulaient. Par la fenêtre ouverte d'un estaminet, on devinait un enfant tourné vers un vieux poêle à bois. Ses bras décrivaient de grands gestes. Il parlait ainsi avec ferveur pendant que l'assemblée écoutait en silence.
- "Magique", vint souffler Domgbé à l'oreille d'Olivier.
La nuit tardait à se lever au-dessus de cette ville. De grands brasiers brûlaient aux intersections des rues. De longs attroupements de diables et de monstres convergeaient vers le centre de la ville et s'emparaient des ruelles trop étroites pour les contenir tous. Alors ils tapaient sur leurs tambours et jouaient du fifre et de la trompette, comme pour faire fuir les démons. Parfois ils se ruaient dans une taverne en hurlant et ressortaient quelques instants plus tard, riant et gesticulant. La ferveur collective semblait prendre possession de chacun. On entendait les clameurs jusque dans le Pullman.
- "Pas peur", dit Domgbé en riant. "Ils font la fête, comme tous les ans. C'est aussi une coutume. Ils chassent l'hiver."
La nuit ne se lève pas, ou plutôt, une aube pâle et mystérieuse baigne la ville un instant. Le vaisseau reprit son envol et, en décrivant une large circonvolution, remonta dans le ciel indigo. De grandes montagnes enneigées barraient l'horizon.

Le vaisseau continuait son ascension et franchit la barrière de rochers. Il plongeait maintenant vers une troisième mer bordée de petites maisons à tuiles rondes. Des gens chantaient et dansaient en sautillant. D'autres buvaient le bon vin de la treille. Les femmes aux cheveux noirs formaient une longue farandole autour d'un pressoir d'où coulait un liquide vermeil. Ils saluaient au passage ce drôle de train volant dans le ciel. Ils lancèrent de petits fruits cuits et encore chauds. Quelques voyageurs en récupérèrent et vinrent les partager dans la voiture. Le fruit du châtaignier brûlait les doigts d'Olivier. Il en glissa quelques-uns dans la poche de son manteau posé au-dessus dans le porte-bagages. Un long virage amena la rame, après une lente reptation, au-dessus d'un massif couvert de forêts et de ruisseaux chantant au fond de profondes vallées, en direction d'une nouvelle mer. De grandes villes se succédaient, Des lacs, des mers s'étalaient le long de hautes montagnes bleutées par l'éclat de la lune et dorées par les rayons du soleil qui courait au sol, faisant fuir la nuit. Combien de forêts et de profondes vallées avait-on parcourues ? Des chaussées dégringolant comme des rubans de soie sombre descendaient de la montagne. Parfois, de petits trains colorés serpentaient lentement au sol. Des caravanes interminables suivaient un parcours immuable vers le Sud. On approchait d'une énorme métropole brillant de mille feux et animée comme l'arène d'un cirque. De minuscules créatures convergeaient vers une place herbeuse où était érigé un épouvantail de très grande dimension. La population s'était massée autour de cette statue païenne, comme accourue pour un spectacle exceptionnel.
- "Que font-ils ?", demanda un jeune garçon.
Domgbé ne répondit pas tout de suite. Il sembla chercher un détail ou une précision. Puis, après avoir longuement réfléchi, il déclara solennellement : "Ils vont brûler l'hiver !"

Six heures sonnèrent à un clocher avoisinant. Soudain, des cavaliers venus de nulle part se mirent à tourner autour de l'effigie de l'hiver au son d'une fanfare jouant une mélopée rapide. Ils tournaient et tournaient inlassablement. Lentement, l'épouvantail se mit à fumer et les premières flammes léchèrent son corps de paille pendant que la populace scandait des menaces que l'on ne comprenait pas bien. Soudain, le diable hiver s'embrasa et de violentes explosions lui arrachèrent un membre. La foule hurlait. Les cavaliers tournaient de plus en plus vite, enivrés par la mélopée que jouait la fanfare. L'hiver était maintenant totalement en flammes. Une explosion plus violente que les autres lui arracha la tête. La foule hurla et proclama la défaite de la statue de paille pendant que les écuyers virevoltaient autour du brasier. Dans un dernier rayon de soleil, le convoi décrivit un angle droit et fila vers les montagnes. Il atterrit sur une large plaine ensoleillée où les voyageurs purent descendre pour faire quelques pas. Le sol était mou comme de la ouate et l'air embaumait les fleurs des champs. Par endroits, la neige formait de petites cuvettes où se baignaient de petits oiseaux rieurs. Le soleil faisait éclore de magnifiques fleurs colorées aux couleurs chatoyantes.
- "Viens", dit soudain Domgbé. "Je vais te montrer la fleur de velours".
Il guida alors Olivier sur un petit sentier de verdure fleurant bon l'herbe fraîchement coupée. Sur de petites clochettes d'un bleu plus profond que la nuit, perlaient quelques gouttes de rosée. Aminata s'en fit une couronne qu'elle arrangea dans sa chevelure de jais. Au loin, on entendait quelqu'un chanter pendant que le son d'un accordéon se répandait en échos de montagnes en vallées. L'air était doux et léger. Domgbé gambadait entre les pierres du chemin qui montait de plus en plus. Il s'arrêtait de temps en temps et énumérait des noms évocateurs.
- "Tu vois la dent levée vers le ciel là-bas, c'est l'Aigle et à côté cette forme trapue et massive, le Moine", disait-il en souriant.
- "Et celle-là, c'est la Vierge", répondit Aminata qui suivait en sautant d'un pied sur l'autre. De petites maisons de couleur sombre comme la croûte du pain, grillées par le soleil se dévoilaient à notre regard au détour du sentier. Nous étions loin et l'on pouvait voir en bas vers la vallée, le train lové sur lui-même comme un serpent se chauffant dans la prairie. Les sapins et les pâturages s'étaient raréfiés. Les pieds roulaient sous les cailloux du chemin. De gros rochers faisaient la révérence. L'air état devenu plus vif.

La petite troupe arriva au sommet d'un pic acéré comme le bec d'un aigle. Domgbé s'arrêta et scruta la montagne en plissant ses yeux qu'il protégeait des rayons ardents du soleil en posant la main sur son front. Il monta sur un rocher et observa en silence. On entendait parfois le cri strident d'une marmotte ou celui d'un choucas égaré vers ces hauteurs vertigineuses. En bas, la forêt se perdait dans les ténèbres bleutées de la nuit. Le silence était léger et aérien comme l'azur.
Soudain Domgbé tendit le bras vers un piton rocheux.
- "Là", dit-il laconiquement. Puis, il se précipita vers l'abîme.
- "Attention !"
Mais Domgbé n'écoutait plus. Aidé de sa sœur, il se pencha et tendit la main vers un bouquet de fleurs d'argent.
- "Les fleurs de velours", dit-il en rapportant son bouquet comme un trophée. Dans sa main fermée, brillait au soleil un petit bouquet d'Edelweiss frais et lumineux comme des étoiles d'argent. Au loin, la sirène du train laissa entendre un long mugissement.
- "Viens", dit-il. "Il est l'heure".
- "Mesdames, messieurs notre train va entrer en gare de Berne".

L'annonce me réveilla soudain. Je vis le petit Domgbé et sa sœur qui gambadaient dans l'allée entre les sièges en scandant leur courte ritournelle.
- "Magique, magique, magique !"
Je leur souris pendant qu'ils regagnaient leur maman, un sourire malicieux accroché aux lèvres. J'enfilai mon manteau et descendis ma valise. Un petit objet brunâtre glissant de ma poche roula à terre. Avant de descendre, je me retournai et leur lançai un petit signe d'adieu. Le voyage m'avait paru court et étonnamment long à la fois. Les freins crissèrent pendant que le long convoi glissait le long du quai. Il devait faire froid. Les gens venus attendre les voyageurs battaient la semelle et tentaient de se réchauffer en se frottant les bras au travers de leurs longs manteaux. Les paroles qu'ils prononçaient se transformaient en vapeur. Les portes s'ouvrirent. Les voyageurs se répandirent sur le quai. On tentait alors de retrouver une personne venue accueillir un parent, un proche, un ami, un fiancé. Le français se mêlait au dialecte suisse-alémanique : "Schöni Wienacht, Joyeux Noël !". On s'embrassait. Des groupes se formaient et repartaient en tirant ou en portant de lourdes valises. D'autres restaient dans le froid à discuter du voyage, du temps et de la magie de Noël. Dans le train, les deux petits s'amusaient de voir les gens au-dehors. Je leur lançai un dernier regard pendant que le convoi s'ébranlait. De la main droite, je leur fis un signe. La stupeur me glaça sur place. Derrière la baie vitrée, il y avait ces deux petits enfants à la peau d'ébène si pure. La petite fille au sweat-shirt rose tenait un bouquet d'Edelweiss à la main. Ses cheveux étaient ornés d'une couronne de petites fleurs bleues. Son beau visage s'illumina d'un candide sourire pendant qu'elle faisait au revoir de la main. Sur les lèvres du petit garçon, je pus lire le mot "Magique !"

 

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