Manga : les chiffres de ventes dictent-ils la stratégie des éditeurs?

Manga : les chiffres de ventes dictent-ils la stratégie des éditeurs? Enquête. Le marché du manga ne s'est jamais aussi bien porté et les records de ventes ne cessent de tomber les uns après les autres. Ces résultats n'ont jamais été autant communiqués, surtout ceux de la sacro-sainte " semaine 1 ". Mais pourquoi cette première semaine est-elle si importante pour les éditeurs et quels autres chiffres regardent-ils avec attention ?

BOKU NO HERO ACADEMIA © 2014 by Kohei Horikoshi / SHUEISHA Inc.

2020 signait déjà une année de ventes exceptionnelle pour le manga en France mais 2021 pulvérise ce record sans sourciller. Tous les acteurs du milieu sont unanimes: cette tendance haussière du marché du manga s'inscrit dans la durée, avec tous les voyants au vert. Mais quels sont ces voyants justement ? Les chiffres de ventes de la première semaine ? Sur l'année ? La hausse du nombre de points de vente qui référencent du manga aujourd'hui ?  

En parallèle des nombreux lancements de nouvelles séries, certains éditeurs profitent de cette embellie pour publier à nouveaux des titres épuisés ou qui n'avaient pas trouvé leur public. Et sur un marché hyper compétitif, les éditeurs ont musclé leur communication, et aujourd'hui nombreux sont ceux qui vantent leurs exploits de vente.

© Kaze, Glenat

Septembre 2021, les éditions Glénat Manga célèbrent le record de vente du tome 99 de One Piece avec 73.387 exemplaires (édition collector incluse) écoulés en une semaine. Octobre 2021, les éditions Kaze se félicitent du meilleur lancement de série avec les 22.041 ventes de Kaiju n°8 en une semaine. Comment comparer la première semaine d'un nouveau manga à celle du 99e tome d'une série acclamée depuis 20 ans ? Pourquoi cette première semaine de vente est-elle si importante aux yeux des éditeurs ? L'Internaute a mené l'enquête pour ses lecteurs... Découvrez comment et pourquoi les éditeurs de mangas surveillent leurs ventes.

Je préfère qu'un libraire ait une pile de 10 tomes et qu'il en vende 8, qu'une pile de 20 et qu'il en vende 10 ou 12.  

Les outils de suivi des ventes  

Les éditeurs suivent principalement deux indicateurs : les commandes (ou sorties d'entrepôt) et les ventes (ou sorties de caisses). Ces deux marqueurs ne sont pas des valeurs absolues mais des photographies à des instants T permettant d'établir une tendance et une comparaison. 

JOJO'S BIZARRE ADVENTURE PART8 JOJOLION © 2011 by LUCKY LAND COMMUNICATIONS / SHUEISHA Inc.

Le premier élément dépend du distributeur et est une information à prendre avec des pincettes, la loi française autorisant les libraires à retourner aux éditeurs, sans frais, les livres invendus. Une mise en place n'est donc pas forcément équivalente à une vente à venir et il ne faut pas suivre aveuglément les tendances de commandes."Si l'on a réalisé un travail commercial en amont de la sortie d'un ouvrage supérieur aux attentes du marché, on peut créer un paradoxe de commandes, explique Nicolas Ducos, directeur marketing et commercial des éditions Kana et Lombard. Une forte commande de librairie peut provoquer un réassort, voire une réimpression, et chaque retour est un échec économique: frais de livraison, de stockage et surtout une mauvaise image de la série, voire de la marque, qui pourrait impacter les commandes à venir de la librairie. Je préfère qu'un libraire ait une pile de 10 tomes et qu'il en vende 8, qu'une pile de 20 et qu'il en vende 10 ou 12."  

Les flux de ventes, eux, sont estimés grâce à l'outil GFK, qui mesure sur un large échantillon de librairies en France, et depuis peu en Belgique, les ventes en sorties de caisse, communément appelées les écoulements. 

Certains éditeurs, comme la très jeune maison d'édition Mangetsu, utilisent aussi les services de statistiques de ventes d'Edistat. "On a presque trop de données par rapport à ce que l'on peut en faire, estime Sullivan Rouaud, le directeur éditorial de Mangetsu. Entre GFK et Edistat, nous pouvons non seulement connaître les ventes mais aussi l'âge, le sexe de nos acheteurs et même les régions où ils résident. On se rend compte que les Bretons aiment beaucoup tel titre et que Ito marche mieux dans le centre des grandes villes.". Ces chiffres seront selon lui plus stratégiques quand ils auront un catalogue plus grand et qu'il faudra faire vivre le fond. 

Éric Leblanc, directeur commercial et marketing aux éditions Glénat, accorde une grande importance aux échanges avec les libraires et les journalistes en amont d'une sortie: "Contrairement aux formules par abonnement comme Hachette Collection, le lectorat est plus volage sur le manga. Nous n'avons pas de librairie ou de région témoin pour tester un titre." 

Il y a un décalage dans le temps entre la réalité des ventes et les actions de communication et marketing 

Christophe Geldron, fondateur des éditions NaBan, explique que l'outil GFK est très cher, trop pour sa petite structure: "On analyse les ventes via les placements et les retours du distributeur, qui me prévient quand il ne lui reste qu'entre 50 et 100 exemplaires d'un tome. À ce moment, il demande aux librairies s'ils ont des retours, et si au-delà d'un mois il n'y a plus de retours – et que le titre continue de se vendre par dizaines – alors je peux lancer une réimpression. Par exemple, je viens de lancer une réimpression d'Old Boy mais nous surveillons le stock depuis le mois de septembre, quand il ne restait plus que 250 exemplaires de chaque tome." 

En publiant Destination Terra de Keiko TAKEMIYA, l’éditeur s’attendait à perdre de l’argent. Mais, avec trois volumes seulement, c’est une perte d’argent qu’il pouvait encaisser tant il lui tenait à cœur de rendre cette série disponible sur le marché francophone. Son succès est d’autant plus précieux. © 1977 Keiko TAKEMIYA

Pourquoi analyser les ventes ?  

Examiner les ventes des mangas permet aux éditeurs de valider leurs politiques éditoriales mais aussi leurs actions de communication et marketing de plus en plus nombreuses. Il s'agit aussi de se positionner par rapport à leurs confrères dans ce marché hyper compétitif. Enfin, cela offre la possibilité de voir si un titre a trouvé son public ou si une série commence à s'épuiser. D'ailleurs, les éditeurs ne regardent pas la même fenêtre de ventes selon qu'il s'agit du lancement d'une série ou d'une suite. Son positionnement, aussi bien en termes de tarif que de format et de lectorat cible, entre aussi en ligne de compte.  

PING PONG © 1996 Taiyou MATSUMOTO / SHOGAKUKAN

Regarder des chiffres de ventes ne servirait à rien si les éditeurs n'avaient pas de quoi les disséquer minutieusement. Chaque éditeur a sa manière de décomposer et étudier les statistiques d'écoulements, ses propres algorithmes. Même si ces derniers ont été mis à mal par l'explosion incroyable du marché depuis 2020. Dans la majorité des cas, les équipes éditoriales essayent de positionner un nouveau titre par rapport à une œuvre déjà disponible, même chez un concurrent, pour pouvoir réaliser des comparaisons. 

Ces chiffres sont avant tout partagés en interne : direction, éditeurs, équipe marketing, fabrication, chefs de produits, etc. Ils servent à prendre des décisions sur les réimpressions, le suivi des stocks, les tirages des tomes à venir, voire dans certains cas à piloter des actions marketing ou des relais de communication. 

L'analyse des ventes permet aussi d'ajuster les efforts commerciaux et de concentrer le travail des équipes commerciales sur les points de ventes estimés les plus efficaces pour un titre précis. Un shônen identifié comme best-seller aura des représentants sur plus de 1000 enseignes : librairies spécialisées, généralistes et grandes surfaces alimentaires (GSA). Un middle-seller aura un ciblage plus fin au sacrifice des librairies généralistes qui demandent un effort commercial trop important pour un nombre de commandes souvent bas. Placer un seul exemplaire d'un titre dans un point de vente revient à risquer qu'il soit invisibilisé et génère un retour, faisant perdre du temps et in fine de l'argent à tout le monde. Un éditeur peut aussi constater qu'un titre concurrent se vend bien en GSA et décider d'analyser pourquoi ses titres de même catégorie n'y performent pas mieux. 

"Le shônen à un public large et se retrouve dans de nombreux réseaux et points de ventes. Un seinen sera distribué dans moins de points de ventes et plutôt des librairies spécialisées. Les généralistes ne se sont mis au manga qu'assez récemment et ils n'ont pas encore l'expertise nécessaire pour être force de proposition en dehors des best-sellers. C'est un rayon qui fait peur: les libraires se disent que le lecteur qui vient chercher son manga est plus expert en la matière qu'eux-mêmes, il est hyper connecté, passionné… Cela donne aux libraires généralistes l'impression trompeuse de ne pas avoir de plus-value. Nous travaillons avec nos équipes commerciales à les accompagner aussi bien dans la compréhension du catalogue que dans les éléments de langage de l'univers du manga", détaille Éric Leblanc.  

Des modèles de comparaisons riches et variés 

François Capuron, le directeur commercial des éditions Delcourt-Soleil, explique avoir des modèles comparatifs de ventes principalement entre des titres en interne et certains marqueurs du marché: "Pour avoir la meilleure photographie possible, notre principal suivi est fait en 8e semaine de vie d'un titre. Nous comparons sa performance avec des œuvres miroirs. Sur une série, on regarde la progression du titre au fil de la tomaison." 

Avec plus de 22 000 exemplaires vendu en une semaine, Kaiju n°8 signe le meilleur démarrage d'une série. KAIJYU 8 GO © 2020 by Naoya Matsumoto/SHUEISHA Inc.

Sullivan Rouaud se félicite d'une attrition négligeable entre le premier et le cinquième tome d'Ao Ashi et explique en quoi l'analyse des ventes l'aide à piloter l'avenir de Mangetsu: "On attend l'anime d'Ao Ashi avec impatience, qui devrait avoir un effet levier sur les ventes de ce manga. On fait très attention à l'érosion du lectorat sur une série que l'on espère au long court. Pour Chiruran et Ao Ashi, on est parfait, Keiji montre des signes d'inquiétude. Ces chiffres nous aident à piloter notre stratégie éditoriale. Tout le monde nous prédisait un fiasco sur les niches du football et des samouraïs et aujourd'hui ce sont nos meilleures ventes (avec l'horreur de Tomie). D'autant plus que Le Mandala de feu est un manga de samouraï vendu à 12€. Par contre on note un décrochage important sur Tout au bout du Quartier. Le marché m'indique donc pour le futur de ne pas hésiter sur du seinen en one-shot, mais de bien monitorer les titres tranches de vie, surtout sur des auteurs indépendants. Nos attentes en tant que nouvelle maison d'édition étaient par rapport à notre budget sur la demi-année fiscale. Nous avions estimé un chiffre d'affaires de 600.000€ et nous terminons l'exercice à plus de 2,5 millions d'euros".

Chez Glénat Manga, il existe trois niveaux d'attente et de tirage autour d'un shônen: 80.000 exemplaires, 50.000 exemplaires et entre 15.000 et 20.000 exemplaires. "Il ne faut pas tomber dans le piège de décider du succès ou non d'une série dès le premier tome, ajoute Éric Leblanc. Rares sont les séries qui cartonnent dès le premier tome. Ces dernières années on a vu Dr StoneOne Punch ManThe Promised Neverland ou Kaiju n°8 performer dès la sortie. Mais des séries comme My Hero Academia ou Jujutsu Kaisen s'installent au bout de 4 ou 5 volumes ".  

Aux éditions Kana, les modèles de comparaisons sont extrêmement fins. "Nous avons une matrice d'analyse assez complète où nous classons bien sûr par typologie de vente – best-seller, middle-seller, low-seller – mais aussi par segment et genre – shônen d'aventure, shônen sportif, shôjo, seinen – et selon le rythme de parution au Japon et en France, confie Nicolas Ducos. On n'analyse pas de la même manière une série hebdomadaire et une série mensuelle. Tous ces éléments donnent une carte d'identité globale à un titre et nous permettent de choisir quelles métriques de comparaisons regarder, avec des titres publiés chez nous ainsi que chez la concurrence."  

OYASUMI PUNPUN © 2007 Inio ASANO / Shogakukan Inc.

Chez Kaze, Jérôme Manceau, directeur marketing de Crunchyroll France, explique que les modèles de comparaisons concernent surtout les middle-sellers et suivent les principales typologies. Pour les best-sellers, l'éditeur réalise une étude titre par titre, The Promised Neverland ne pouvant être comparé à Mashle ou Kaiju n°8. Les titres plus niches (comme Initial D ou une œuvre de boys' love) sont les plus simples à piloter. Le public, très fidèle, garantit des ventes stables dans le temps. 

"Chez NaBan, nous n'avons pas le volume de ventes suffisant pour planifier des tirages par rapport à des analyses de ventes, confie Christophe Geldron. On prévoit le nombre d'impressions par rapport au seuil de rentabilité d'un volume. On regarde à savoir combien d'exemplaires on est à l'équilibre financier, voire si l'on commence à gagner de l'argent. Je fais quasiment tout tout seul alors j'ai beaucoup moins de charges qu'une grosse maison d'édition. Pour le premier tirage à 3500 exemplaires d'Old Boy, le seuil de rentabilité se situe entre 2000 et 2500 exemplaires vendus, selon qu'il s'agit de vente directe via le site web ou de ventes en librairie. Pour arriver à la décision du tirage de 3500 exemplaires, je me suis appuyé sur les retours des commerciaux de Makassar, mon distributeur, après leur présentation du titre chez les librairies indépendantes et les GSA. On était à environ 2200 volumes placés, auxquels on ajoute les 350 de la campagne de précommandes. Le risque était maîtrisé. Quand on débute, il vaut mieux jouer la sécurité que de risquer la faillite avec un trop grand nombre de retour à 2 ou 3 mois." 

Valider une communication 

"L'analyse des deux premières semaines nous sert à confirmer ou infirmer le travail que nous avons réalisé en amont de la sortie d'un album. Particulièrement pour une nouvelle série. Si les ventes ne sont pas au niveau des attentes, alors nous discutons pour comprendre ce qui n'a pas marché: est-ce que nous avons visé le mauvais public, mal communiqué ou autre chose? Et si les ventes sont bonnes, alors nous analysons ce qui a bien marché pour la suite", explique Jérôme Manceau. Les équipe de Kaze ont été agréablement surprises par les ventes de Mashle qui ont largement dépassé les attentes et, comme la tendance s'est confirmée sur les ventes des second et troisième tomes, une décision a été prise de communiquer à nouveau sur le titre, mais à horizon de la sortie du cinquième ou sixième volume. "Décider de communiquer à nouveau sur une série n'est que la première étape d'un long processus. Il faut choisir ensuite ce que l'on va dire, trouver un message pertinent, voir si l'on s'adresse au même public que lors des actions précédentes ou si l'on essaye d'étendre la cible du lectorat. Tout ceci prend du temps. Il y a un décalage dans le temps entre la réalité des ventes et les actions de communication et marketing", analyse Jérôme Manceau. 

Nicolas Ducos abonde dans le même sens: "Quand les chiffres des écoulements arrivent, nous sommes déjà en fin de cycle de communication. On peut décider de remettre une pièce dans la machine si les chiffres sont en dessous de nos attentes et qu'il s'agit d'un titre dans lequel on croit fortement."  

Optimistes sur l'avenir du marché, la majorité des éditeurs interrogés confie consacrer 5% du chiffre d'affaires estimé d'un titre à sa promotion, et ce malgré des estimations de ventes toujours plus difficiles à réaliser. 

Enfin, ces chiffres peuvent aussi servir à communiquer auprès du lectorat, pour l'éduquer où attirer son attention sur une licence à risque. "Expliquer qu'un titre ne se vend pas peut le faire remonter dans l'ordre des priorités d'achat des lecteurs, estime Sullivan Rouaud. Ils n'ont pas un porte-monnaie extensible à l'infini et doivent choisir quels titres acheter chaque mois. J'ai vécu une situation similaire avec Les Tortues Ninjas chez HiComics, qui n'a rencontré son public qu'une fois que nous avions alerté sur le possible arrêt." 

Mesurer l'attrition et le recrutement sur une série longue 

Les facteurs qui influent sur la vie d'une série sont nombreux: sa qualité, sa durée, l'arrivée d'un anime, l'emballement des réseaux sociaux, une seconde vie sur une série terminée depuis longtemps…  

Il est normal pour une série de perdre du lectorat au fil de la tomaison, là aussi pour de nombreuses raisons. Mais si ce décrochage arrive trop tôt ou est trop fort par rapport aux estimations, alors les éditeurs peuvent réagir et décider de mettre en place des actions de communication et marketing pour intervenir et relancer le titre. "Sur une série longue, nous perdons en moyenne 5 à 10% de lecteurs par volume, mais nous en recrutons des nouveaux bien sûr. Sur One Piece par exemple, nous avons entre 1500 à 2000 ventes des premiers tomes en moyenne par semaine. Et à chaque nouveau tome, les ventes des numéros 1 à 3 en bénéficient. C'est pour cela que vous ne verrez pas d'opération "One Piece à 3€" avant un moment", confie Eric Leblanc. 

En 2019, le premier tome de Tokyo Revengers s'est vendu à seulement 500 exemplaires lors de la première semaine. En 2021, la dernière nouveauté se vend à plus de 10 000 exemplaires l'espace d'une semaine. TOKYO REVENGERS © 2017 Ken Wakui / Kodansha Ltd.

Tous ces chiffres sont aussi comparés avec ce qu'il se passe au Japon. Même si le marché français ne réagit pas complètement comme le marché nippon, il y a des similitudes qui permettent d'anticiper des changements sur les ventes. Par exemple, Satoko Inaba avait prévenu les équipes marketing de Glénat que la série Tokyo Revengers connaissait un emballement particulier au Japon, en passant 3e puis 1re au classement des ventes de l'Oricon (équivalent japonais de GFK). "Le plus difficile est de calculer avec quelle latence une évolution au Japon va arriver chez nous et avec quel coefficient. Quand lancer la réimpression et doit-on tirer 10k, 50k ou 100k exemplaires?", explique Éric Leblanc. Et lorsque ce type de questionnement arrive sur une série très longue, la moindre erreur d'estimation peut avoir un effet gigantesque. Imaginez quand l'éditeur doit réimprimer les 99 tomes de One Piece, le total peut vite atteindre des sommets qu'il faut anticiper aussi bien en termes de trésorerie que de stockage... 

Le recrutement sur les séries est bien entendu suivi quand des actions externes sont menées ou des événements particuliers se produisent: diffusion d'un anime, nouvel arc narratif, etc. mais est surtout mesuré à chaque sortie de nouveau tome. "Quand on est en phase de recrutement, on continue d'investir sur un titre car on sait qu'il est viable grâce à cette tendance de ventes. Si les ventes d'un titre décrochent, nous analysons s'il s'agit d'une attrition normale et au niveau attendu ou s'il est trop tôt, et nous agissons en conséquence", explique Nicolas Ducos. 

Pour des séries terminées, les éditeurs interviennent surtout pour les titres considérés comme des best-sellers quand le recrutement tend à se tarir, souvent avec des promotions pour les premiers tomes: deux tomes pour le prix d'un, ou le premier tome à un prix bradé. Il arrive aussi que les éditeurs confient les droits d'une impression spécifique à une tierce partie comme les éditions kiosque d'Hachette. "Bonne nuit Punpun avait bien marché il y a dix ans, et nous avions un petit fond en rotation, mais avec le Covid-19 ses ventes ont explosé. Et nous nous sommes retrouvés en rupture sur plusieurs numéros", explique Nicolas Ducos. 

Piloter les réimpressions et ajuster les tirages futurs 

En 2021 l'éditeur à vendu 40% du total cumulé des ventes du 1er tome pourtant paru en 2014. Une explosion phénoménale. HAIKYU!! © 2012 by Haruichi Furudate / SHUEISHA Inc.

L'emballement du marché depuis 2020 rend encore plus difficile les projections et anticipations du succès. Mais avec les pénuries de papier et de carton, l'engorgement des lignes de production des principaux imprimeurs et les délais de livraisons qui explosent, il est d'autant plus important de prendre la température le plus tôt possible pour lancer des réimpressions avant que les titres ne soient en rupture. On parle énormément des pénuries de papier et des retards d'impressions mais aujourd'hui c'est toute la chaîne qui est au bord de la rupture. Les préparateurs de colis, souvent en sous-effectif, les distributeurs qui se trompent dans les quantités en stock, les imprimeurs qui ne livrent pas la quantité attendue à l'instant T mais l'étalent sur plusieurs mois de livraison... Et pour contrer ces conditions extrêmes, les éditeurs impriment et réimpriment en amont de plus grandes quantités qu'avant, renforçant ainsi la pénurie. Le cercle vicieux est enclenché et risque de durer plusieurs années.

"La fenêtre pour ajuster le tir est très petite, confirme Nicolas Ducos. En 2019 nous pouvions commander des réimpressions pour le mois suivant, mais aujourd'hui le minimum d'attente est de quatre mois. Et nous avons tous la peur du trou: le lecteur de manga n'hésitera pas à aller sur un autre titre si une série qu'il suit se trouve en rupture et on n'est pas sûr de pouvoir le rattraper plus tard."

"Nous avons déjà lancé nos commandes de réimpressions pour le second semestre 2022. Nous pilotons aujourd'hui 6 ou 8 mois en amont, précise Éric Leblanc. C'est tout simplement fou, nous commandons des réimpressions alors que nous n'avons pas encore reçu les premières impressions de janvier ou février. Pour l'instant nous acceptons le risque lié à ces réimpressions lancées très en amont, nous avons surinvesti mais c'est voulu, nous sommes persuadé que nous n'avons pas encore atteint de plafond pour le marché du manga. 

Décider et anticiper des actions marketing 

Le papertoy One Piece de la boîte presse est celui qui sera offert pour l'achat de deux tomes de One Piece en janvier. ONE PIECE © 1997 by Eiichiro Oda / SHUEISHA Inc.

Parfois, même en anticipant un boost lié à un anime, un éditeur peut être surpris. Ainsi, Satoko Inaba, éditrice chez Glénat, avait prévenu les équipes d'une hausse des ventes à venir sur le manga de Ken Wakui, Tokyo Revengers, avec l'arrivée de l'anime. Mais au lieu d'une évolution d'un facteur deux ou trois, les ventes ont explosé d'un facteur dix à quinze. "Ce manga est quasiment devenu culte. Même Amazon, le roi de l'algorithme, s'est fait surprendre et s'est retrouvé en rupture sur Tokyo Revengers alors que nous en avions en stock, note Éric Leblanc. Cependant, comme nous prévoyons une opération en mars 2022 sur Tokyo Revengers, nous mettons tout en œuvre pour nous assurer d'avoir du stock à ce moment, sinon nous nous tirerions une balle dans le pied. Nous avons aussi une opération où un papertoy One Piece sera offert pour l'achat de deux tomes en janvier. C'est une opération que nous réalisons souvent en BD, mais pour le manga il faut anticiper énormément car tout doit être validé par le Japon et donc n'est pas forcément corrélé à 100% avec le tempo du marché." 

L'éditeur Glénat croit énormément en Blue Giant et Shadows House et continue d'investir sur ces deux titres en espérant que la mayonnaise finisse par prendre. C'est le genre de titres où le plus difficile est de mettre le premier tome dans les mains des lecteurs. Concernant Shangri-La Frontier, le lancement majeur des éditions Glénat en septembre 2021, Éric Leblanc livre son analyse: "Les chiffres des premières semaines sont en dessous de nos attentes mais les ventes restent stables de semaine en semaine. On investit sur les sorties des tomes 2 et 3, ce qui était déjà prévu dans notre offre proposée à Kodansha. On a de grands espoirs sur l'arrivée d'un anime sur ce type de licence alors nous ne sommes pas du tout inquiet."  

Les ventes de Shangri-La Frontier suive une croissance régulière. les ventes se comportent ainsi : 5k en S1 ; 10k en un mois ; 20k en deux mois. Les ventes de la série aujourd'hui dépassent celles de Dr.Stone © Katarina, Ryosuke Fuji / Kodansha Ltd.

Des actions parfois "blanches"  

Il arrive que des éditeurs réalisent des actions marketing sans avoir pour but un quelconque effet levier sur les ventes d'un titre. Pourquoi? La première réponse est bien entendu pour fidéliser le lectorat et lutter contre l'érosion qui frappe les séries longues. La seconde raison est de récompenser le lectorat fidèle. C'est pour ça que les éditions Glénat, pour les 20 ans de One Piece, ont mis en vente les coffrets vides ainsi qu'avec les mangas. Ce faisant, ils ne poussent pas au recrutement mais "on doit cette reconnaissance à nos lecteurs qui suivent avec assiduité la série depuis 20 ans", explique Éric Leblanc.  

Le manga c'est de l'art, mais c'est aussi de la consommation et de la collection

Les éditions deluxe ou collector ont le vent en poupe  
MAISON IKKOKU © 1992 Rumiko TAKAHASHI / SHOGAKUKAN

L'embellie du marché ne concerne pas que le segment hyper porteur des shônen d'aventure. Tout le secteur semble profiter de la hausse des ventes et, à ce jeu-là, un domaine attire particulièrement l'attention des éditeurs: les versions collector, perfect, deluxe… En effet, la marge d'un éditeur sur un manga n'est pas si élevé, il faut compter entre 8 à 10% de droits d'auteur, 30% minimum pour les libraires, 5,5% de TVA, 20% pour le distributeur, sans compter les coûts fixes des structures à imputer et répartir, plus les coûts d'impressions qui augmentent de manière drastique avec la pénurie. Une édition collector rapportera un plus grand bénéfice, surtout si elles commencent à avoir des beaux chiffres de vente comme le succès notable de Banana Fish chez Panini Manga.  

"Nous réfléchissons à relancer certaines séries en édition collector. Mais il faut renégocier les contrats si l'on souhaite changer le format alors on ne peut pas se lancer à la légère, confie Éric Leblanc. Notre directeur des ventes nous demande sans cesse de publier Touch de Mitsuru Adachi en perfect edition." Réaliser 10.000 ventes à 20€ est plus intéressant que 20.000 ventes à 10€, alors trouver où positionner le curseur sur des middle-sellers en édition deluxe semble être le nouvel eldorado et les éditeurs ne s'y trompent pas. "La politique de Panini est très pertinente, ils arrivent à vendre des livres plus chers avec un gros volume, affirme Sullivan Rouaud." 

© 2017 Junji ITO /SHOGAKUKAN

Christophe Geldron est persuadé que le marché doit évoluer : "c'est une question d'économie pour tout le monde. D'un côté, en tant qu'éditeur, publier 4 tomes de 400 pages me revient moins cher que de publier 8 tomes de 200 pages. Et de l'autre, pour le lecteur, sur l'ensemble de la série, ça lui revient paradoxalement moins cher, même si le volume à l'unité est plus cher. Sans compter que plus le nombre de tomes est élevé, plus le risque d'érosion est fort. De plus, pour une petite structure, cela représente moins de sorties à planifier, moins de profondeur de catalogue à superviser. Au final, le manga classique, le tankôbon, coûte cher en France, principalement car nous avons un système de distribution et de vente très particulier.  Sur les 7-8€ d'un volume, 42 à 48% du prix hors taxe reviens à l'éditeur, le reste va à la distribution et la vente. Sur ces revenus, les droits d'auteur pèsent 15% (8% du prix de vente HT). Si l'on ajoute les frais de traduction, de lettrage, d'impression et des retours, alors la marge de l'éditeur par volume reste basse. Attention, je ne dis pas cela pour me plaindre, mais juste pour expliquer qu'à mon humble avis, pour les séries de fond de catalogue, l'avenir du manga réside dans les éditions wide, ces doubles volumes pas forcément collector d'ailleurs. Le manga c'est de l'art, mais c'est aussi de la consommation et de la collection". 

Le sport et le furyo ne sont plus des repoussoirs éditoriaux

TOKYO REVENGERS © 2017 Ken Wakui / Kodansha Ltd.

Comprendre les tendances et anticiper des achats de licence  

L'analyse croisée des chiffres de vente permet de constater les principales tendances du marché francophone, même si ces dernières sont fluctuantes. Ces chiffres compilés et analysés par les équipes commerciales sont partagés aux équipes éditoriales qui peuvent les utiliser pour trancher sur certaines décisions. "Un exemple très concret d'inflexion éditoriale suite à l'analyse des ventes est l'approche des mangas de sport, relève Nicolas Ducos. Jusqu'à récemment, à de rares exceptions près, les mangas de sports ne se vendaient pas bien sur le marché francophone. Mais les performances très fortes ces deux dernières années de nombreux titres nous ont amenés à changer notre fusil d'épaule et à nouveau à considérer ce segment particulier."  

 

Ao Ashi : AOASHI © 2015 Yugo KOBAYASHI/ SHOGAKUKAN

Jérôme Manceau confirme cette analyse sur le sport: "Nous avons toujours eu une ligne éditoriale avec des mangas de sport chez Kaze (Kuroko's BasketRiku-DoHaikyu!!…) mais on attendait à chaque fois un coup de cœur. Aujourd'hui nous scrutons le genre de manière plus proactive. De même, j'adore à titre personnel le furyo (manga mettant en scène des délinquants, NDLR) mais c'était un genre peu vendeur. Grâce à l'essor de Tokyo Revengers, il est tout à fait possible que le genre revienne à la mode, tout du moins ce n'est plus un repoussoir éditorial". 

"Nous avons, chez Glénat, un service marketing dédié à analyser le marché et remonter les tendances, détaille Éric Leblanc. Ces analyses transcendent les chiffres de ventes et prennent aussi en compte les remontées que nous font nos équipes de vente après avoir échangé avec les libraires. La place dans les librairies n'est pas extensible alors il est primordial de prendre en compte les avis des libraires."  

Jeune acteur, Mangestu se focalise pour sa part sur les séries de 3 à 5 tomes, n'ayant pas encore la manne financière pour prétendre accéder aux best-sellers du Shônen Jump comme Dandadan ou Ayashimon. "Les lecteurs n'ont pas forcément le temps, le budget ou la place de se lancer dans des séries longues. On se focalise donc sur les pépites des petites maisons d'éditions ou d'artistes autopubliés. Il est crucial pour un nouvel acteur de ne pas tomber dans une tunnel vision où seul le Jump compterait", estime Sullivan Rouaud.  

L'échec d'hier est peut-être le succès de demain

Le piège des données périmées 

Avec l'explosion du marché, il ne faut surtout pas tomber dans le piège des données périmées. Deux dogmes sont déjà tombés : les mangas de sport et les mangas de samouraïs sont à nouveau considérés comme viables économiquement. Il faut tester à nouveau le marché sur des segments réputés invendables. "Si l'on prend l'exemple du shôjo, on peut se demander si ça n'est pas l'histoire de l'œuf et la poule. Il y a d'excellents titres mais aucun gros carton en termes de ventes, analyse Sullivan Rouaud. Il faut trouver où se trouve le problème du shôjo pour qu'il perce enfin. L'échec d'hier est peut-être le succès de demain, on l'a vu avec le succès des Junji Itô et je suis persuadé que le marché est mûr aujourd'hui pour la licence Gundam"

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Ne pas se tromper vis-à-vis des ayants-droit 

Le lectorat du manga est ultra communautaire, et une large partie de cette communauté est commune à tous les éditeurs. Analyser ces tendances permet aux éditeurs de se positionner ou repositionner. "Les ayants-droit japonais aussi sont friands de ces relevés de vente, et quand un éditeur vient faire une offre pour acquérir une licence, il est plus avantageux de venir après un succès qu'après un échec dû à une mauvaise estimation du minimum garantie ou une mauvaise lecture du marché", explique Nicolas Ducos.  

La sacro-sainte semaine 1, une mesure utile et suffisante ?  

La première semaine, ou S1, est un indicateur simple mais qui seul ne sert pas à grand-chose à part communiquer. Les éditeurs d'ailleurs ne s'y trompent pas. La première semaine est importante mais le plus important est de déterminer les tendances, et ceci ne peut se faire que par un vecteur entre deux dates. Les principales tendances mesurées sont l'évolution des ventes entre les S1 et S2, S1 et S4, S1 et S8, jusqu'à la 12e semaine selon les éditeurs. Cependant, la communauté des lecteurs de mangas étant très engagée, la première semaine sur une suite de série reste un indicateur assez fiable.  

Les ventes d'un nouveau tome de One Piece atteignent 70 000 exemplaires lors de la première semaine, 110 000 à la fin du premier mois et culminent à 130 000 au bout de deux mois. ONE PIECE © 1997 by Eiichiro Oda / SHUEISHA Inc.

"Chez Kaze, nous regardons principalement les chiffres en S1, S4 et S8. Ce sont nos principaux indicateurs et, en fonction des résultats, nous passons à une supervision hebdomadaire, mensuelle ou trimestrielle. Le plus important, c'est l'étalonnage entre ces marqueurs. Un titre peut avoir une S1 un peu faible, si la S2 est supérieure alors les ventes évoluent dans le bon sens. Si on constate une S1 faible et une S2 encore plus faible alors il y a un problème et il faut y prêter attention", résume Jérôme Manceau. 

"En tant qu'éditeur, je regarde les premières semaines de tous mes lancements mais aussi de ceux des concurrents. Je déteste quand je vois ces chiffres sur les charts de musique de rap et pourtant je ne peux m'empêcher de les regarder sur le manga. Les commerciaux, eux, réalisent un état des lieux plutôt en 12e semaine", explique Sullivan Rouaud. Sur les séries, les éditeurs ne regardent pas que le chiffre de ventes du dernier tome mais aussi l'impact de ce volume sur les premiers tomes de la licence.  

"La vie d'un livre ne se résume pas à sa première semaine en librairie, confirme François Capuron. L'univers du livre est un monde bien moins radical que celui du cinéma. La rumeur dit qu'une salle de l'UGC des Halles donne une tendance assez fiable du succès à venir d'un film et fait office de salle témoin pour le marché français. Dans le monde du livre, les surprises sont trop nombreuses pour s'amuser à prédire le succès ou non d'un titre." 

Bien évidemment, les éditeurs scrutent avec plus d'attention les chiffres des lancements de nouvelles séries, surtout s'il s'agit d'un titre à fort enjeu. "Pour Kaiju n°8 nous faisions un pointage quotidien, en croisant les données de nos flux aller (mise en place, réassort) et celles des ventes et des stocks", confie Jérôme Manceau. 

L'impact de l'explosion du marché 
OYASUMI PUNPUN © 2007 Inio ASANO / Shogakukan Inc.

Au-delà de la problématique des ruptures de stock liées à la pénurie de papier et à l'engorgement des imprimeries, l'explosion du marché, qui pour Sullivan Rouaud n'en est qu'au début, perturbe les habitudes des éditeurs. Ce dernier estime que les pénuries touchent moins le manga car le médium ne consomme pas le papier le plus rare, là où les comics souffrent plus fortement des pénuries de papier mais aussi de colle et de carton, provoquant une hausse inéluctable des prix sur les formats dits hardcovers. 

Les éditeurs ont majoritairement augmenté la fréquence de leur veille sur le marché japonais ainsi que des réunions inter-équipes. Depuis le mois de mai 2021, Delcourt-Tonkam est ainsi passé d'une veille un peu informelle vis-à-vis des animes à une réunion décadaire où les équipes éditoriales et commerciales échangent sur les annonces ou rumeurs d'adaptation en anime, les évolutions des ventes au Japon mais aussi les remontées des librairies ou des réseaux sociaux. Ceci leur permet de privilégier l'effort de réimpression sur les séries les plus attendues. Mais ceci se fait au détriment des séries du bas du catalogue qui payent la surperformance du top 10. 

Des séries achetées de plus en plus tôt 

La concurrence cordiale mais acharnée que mènent les éditeurs français les pousse à se positionner de plus en plus tôt sur un titre. En 2010, il était très rare qu'un éditeur achète un manga qui ne possédait pas déjà plusieurs tomes au Japon avec un public et une histoire bien installés. Aujourd'hui, pour ne pas rater le prochain hit, les éditeurs parient sur un succès à venir de plus en plus tôt. Or la vie d'un manga n'est pas un long fleuve tranquille. Un titre dans le Weekly Shonen Jump, le magazine de prépublication phare, joue sa survie via des enquêtes de popularité presque à chaque chapitre. Ainsi, l'un des meilleurs premiers chapitres de ces dernières années, Time Paradox Ghostwriter, s'est avéré être un flop et la série a été annulée, forçant les auteurs à boucler leur histoire dès le premier tome. De même, le manga The Hunters Guild: Red Hood était surveillé par de nombreux éditeurs mais il n'a malheureusement pas trouvé son public au Japon et s'est achevé au 18e chapitre.

Récemment, le manga Dandadan a conquis le public et la majorité des éditeurs français ont fait une offre pour en obtenir les droits. La réponse de Shueisha est attendue pour décembre pour savoir quel éditeur aura décroché le Graal. "Il est de plus en plus difficile aujourd'hui de prendre le temps d'analyser un titre. On doit très souvent se positionner dès le premier chapitre, c'est presque de la loterie. Parfois le château de cartes s'effondre, mais c'est la magie de l'édition, nous ne sommes pas sur des produits préprogrammés et le public est la clé du succès d'un titre", analyse Nicolas Ducos.

C'est là où l'expérience et le flair des directeurs éditoriaux prennent toute leur importance: pouvoir dès les premiers chapitres estimer le succès et la longévité à venir d'un manga. En se basant sur le style graphique, l'histoire, le public cible, l'historique des titres plus ou moins proches, ils vont pouvoir décider du potentiel d'une série sur le marché francophone. Et commencer à interagir avec les équipes marketing pour réfléchir à une séquence narrative autour du titre. 

Des modèles de projections désuets  

Avec l'explosion du marché, même si les éditeurs arrivent à trouver un titre "jumeau" pour estimer et analyser les ventes d'un titre, aucun de leurs modèles n'est viable pour une comparaison un pour un. "Nous avons été obligés de revoir tous nos modèles et de nous adapter à ce marché en pleine expansion. 2021 n'est pas terminé et on a déjà +120% de ventes par rapport à 2020. Pour chaque statistique que nous avons dans notre historique, nous appliquons a minima un ratio de x2 pour calculer nos ventes à venir et anticiper nos réimpressions", affirme Nicolas Ducos.  

UNDEAD UNLUCK © 2020 by Yoshifumi Tozuka/SHUEISHA Inc.

"Au début, nous ne savions pas sur quel pied danser. Est-ce que c'était un pic passager ou bien une flambée dans la durée? Nous avons perdu nos repères et dû revoir tous nos marqueurs, aussi bien pour les tirages de nouveautés que les réimpressions, admet François Capuron. Il y a eu une prise de conscience forte à ce sujet et avons renforcé les équipes chargées du manga, aussi bien à l'édito qu'aux équipes commerciales. Depuis que je suis chez Delcourt, c'est la plus grande réorganisation que j'ai vu. En manga, nous ne sommes que 7e ou 8e du marché, c'est très petit par rapport à notre position dans la BD. Nous avons une forte marge de progression."  

Conscient de l'image de mauvais élève au niveau de la gestion du stock de ses séries, François Capuron explique les raisons principales et laisse entrevoir une lueur d'espoir face au fléau des boursicoteurs du manga d'occasion: "Nous avons mis en place un système de tirage numérique qui nous permet de pouvoir imprimer des quantités minimes de 300 à 400 exemplaires. Il m'est même arrivé pour un salon d'imprimer 50 exemplaires d'un album. Mais sur le manga il y a deux problématiques. Tout d'abord les jaquettes, car tous les imprimeurs numériques avec qui nous travaillons ne peuvent pas forcément assurer ce service pour une petite quantité. Mais surtout, et ceci est un problème propre au catalogue Delcourt, il y a eu beaucoup de changements de formats, de maquettes, de collections. Et pour chaque réimpression, si l'on souhaite homogénéiser nos dos, il faut refaire valider au Japon et cela peut prendre énormément de temps. Pour la réimpression d'Une Sacrée Mamie, nous avons mis quatre ans à obtenir l'autorisation des ayants-droit. C'est très difficile à gérer et nous essayons de nous améliorer ". 

© Delcourt Tonkam

 

On ne sait jamais sur quelle série la foudre du succès va s'abattre

"Nous avons dû revoir tout notre processus interne de suivi des ventes. Habituellement chez Kaze, nous réalisons nos projections sur un an: le titre X aura vendu Y tomes et eu Z retours d'ici la fin de l'année. On prévoyait donc nos tirages et réassorts sur un an. Mais c'est trop lent pour le marché d'aujourd'hui. D'autant plus que nos modèles de comparaisons d'historiques de ventes ne fonctionnent plus et que le marché ne double pas de manière uniforme. Certaines séries voient leurs ventes quadrupler, alors que d'autres restent stables. Nous sommes en train de créer un nouvel historique de vente. 2021 est une nouvelle année zéro. Il va falloir attendre mi-2022 pour avoir des modèles de données à nouveau exploitables. Pour l'instant, nous réimprimons en nous demandant si nos chiffres à un instant T seront encore valables dans cinq mois", révèle Jérôme Manceau. 

Des ventes surprises 
De 7 000 ventes en 2019 la série est passée à 80 000 ventes. Une explosion qui a pris tout le monde de court.  © 2000 by Yazawa Manga Seisakusho

Parfois, certaines séries explosent sans qu'aucun voyant ne clignote et ne permette d'anticiper le succès. "Le marché est devenu fou, on a des pics de ventes incompréhensibles. On ne sait jamais sur quelle série la foudre du succès va s'abattre, reconnaît François Capuron. Par exemple la série Nana, qui est en pause depuis 2009 et n'aura probablement jamais de fin. Dès que nous avons vu que le stock diminuait, nous avons réimprimé 1000 exemplaires par tome, mais ça n'a pas permis de tenir plus de trois mois. Nous vendions 100 exemplaires par an et d'un seul coup on est passé à 5000 exemplaires par volume de la série. Nous n'avons toujours pas compris d'où venait ce succès foudroyant. Sur Jojo, où la progression de popularité est plus linéaire ou par palier, nous réimprimions par vague de 2000 exemplaires, maintenant nous sommes à 10.000 mais nous nous heurtons au problème de stock de papier. Soit nous imprimons 4000 exemplaires de tous les volumes, soit 10.000 exemplaires mais seulement les trois derniers numéros de chaque arc.Pour Junji Ito, nous en avons vendu 2000 exemplaires en 10 ans, et d'un seul coup ça explose. Même si Mangestu a fait un travail remarquable pour accompagner ses publications, le succès est au-delà de ce que nous pouvions prévoir."  

Le directeur commercial explique aussi que le manga Spirale utilise un papier très spécifique épuisé, et le fabricant ne pourra pas relancer la fabrication avant d'avoir plusieurs mégatonnes de commande. " Parallèlement, les ventes d'Amer Béton et Ping Pong de Taiyô Matsumoto, elles, ne décollent pas, malgré une superbe nouvelle édition. Et les ventes des nouveaux Tezuka sont stables. Tous les volumes sont en stock, il n'y a aucun problème de diffusion, alors pourquoi ça ne décolle pas? C'est passionnant à vivre mais extrêmement frustrant", ajoute François Capuron. 

Le manga Haikyu!! est au catalogue Kaze depuis 2014, son adaptation animée a commencé en 2015 et la série compte déjà 40 volumes. Il n'y a aucune raison pour que les ventes explosent d'un seul coup et pourtant… "Haikyu!! a été épuisé au début du confinement; nous avons réimprimé en fonction de nos historiques de vente, mais ce nouveau tirage a été épuisé en trois jours. C'était imprévisible que cette série cartonne à ce moment-là, et avec les bouchons chez les imprimeurs il y a eu une rupture assez forte", raconte Jérôme Manceau. 

Jusqu'à 2020, il y a une prime à l'adaptation en anime qui augmente les ventes d'un manga, mais avec Chainsaw Man il y a dorénavant une prime à l'annonce de l'anime. Le teaser de l'anime publié par le studio Mappa le 27 juin 2021 a provoqué un engouement immédiat pour le manga. Entre juillet et août 2021, l'éditeur a vendu autant de tomes de la série que sur les 14 derniers mois. Si un simple teaser provoque une telle explosion des ventes, quel niveau de hype l'éditeur peut-il anticiper quand l'anime sera disponible ?  

La crise du papier c'est le Far West, où les acteurs chinois sont à la fois shérifs et desperados

Une anticipation de quatre à six mois 

Les impressions sont dorénavant commandées avant même que les équipes commerciales n'aient le temps de prospecter les libraires. Impossible dès lors de prendre la température pour ajuster le tirage. "Nous avons déjà lancé les impressions pour avril, dont Sakamoto Days, notre grosse nouveauté, annonce Éric Leblanc. Mais les libraires ne seront prospectés que courant décembre et janvier, alors il est possible que, si les commandes s'emballent, nous lancions très vite une réimpression, et ce bien même que nous tirions à 100.000 exemplaires les deux premiers tomes." 

BORUTO:NARUTO NEXT GENERATIONS © 2016 by Masashi Kishimoto, Mikio Ikemoto, Ukyo Kodachi/SHUEISHA Inc.

L'éditeur Mangetsu a envoyé ses bons à tirer (BAT) à l'imprimeur le 5 novembre pour une sortie en février des Chefs-d'œuvres de Junji Itô à 30.000 exemplaires, un chiffre impressionnant pour un auteur qui n'écoulait qu'une centaine de volumes par année il y a peu.

François Capuron explique que, pour les éditions Delcourt, le service de fabrication a reçu le planning prévisionnel complet de l'année 2022 dès le mois d'octobre 2021: "Nous avons plus de 9000 références à traiter, il faut anticiper les achats de papier et de carton au maximum. On risque d'avoir des périodes d'attente incompressibles qui vont froisser les lecteurs mais nous essayerons d'être le plus pédagogues possible. Je suis très inquiet pour les petits éditeurs qui n'ont pas les moyens de réserver leur papier. Je tire mon chapeau aux équipes de fabrication qui sont dans l'improvisation permanente avec toutes ces pénuries. Aujourd'hui, les achats de papier sont un peu comme les achats de masque ou de vaccin au début de la pandémie. Un marché tellement tendu que des acteurs étrangers n'hésitent pas à venir piquer le stock d'un autre éditeur. C'est le Far West, où les acteurs chinois sont à la fois shérifs et desperados".