Mehdi Benrabah : "La bonne santé du marché du manga permet l'audace éditoriale"

Mehdi Benrabah : "La bonne santé du marché du manga permet l'audace éditoriale" Exclusif - Trois ans après avoir lancé avec succès la collection Sport Addict, l'éditeur Pika inaugure en grande pompe une nouvelle collection : Pika Masterpiece. Mehdi Benrabah, le directeur éditorial des éditions Pika, raconte à l'Internaute l'arrivée du titre qui va étrenner cette nouvelle collection.

Après deux ans de croissance ininterrompue, le marché du manga (47 millions de volumes vendus en 2021) semble parti pour battre un nouveau record. Malgré la pénurie de papier et les délais d'impression hors normes, les éditeurs abordent l'année avec des ambitions revues à la hausse et un planning de sortie des plus riches. L'explosion des collectors, le retour en forces d'œuvres patrimoniales, les réimpressions nombreuses de titres épuisés - qui faisaient la joie des seuls boursicoteurs du manga d'occasion - et la lecture numérique en simultrad : il n'a jamais été aussi facile d'être un lecteur de manga en France qu'aujourd'hui.

Mehdi Benrabah, le directeur éditorial des éditions Pika, explique à L'Internaute en quoi l'avenir est encore plus radieux pour les lecteurs de manga…

Linternaute.com : Est-ce que l'explosion des ventes de ces dernières années a eu une incidence sur la stratégie éditoriale ?

L'incidence est indirecte. Chez Pika, nous avons toujours cherché à publier des hits pour pouvoir sortir des titres ou éditions moins commerciales, comme par exemple avec notre collection Pika Graphic.  Aujourd'hui, la bonne santé du marché du manga permet l'audace éditoriale. Ceci nous conforte dans les choix éditoriaux que nous poussons et renforce notre marge de manœuvre. D'autant plus que 2022 commence sur d'excellentes bases de ventes…

Nous trouvions aberrant que le manga de sport, malgré de nombreux titres de qualité, soit un genre "maudit"

Le manga de sport semble enfin avoir vaincu sa malédiction qui le confinait à des ventes de niche ?

Tout à fait. Nous avons créé en 2019 la collection Sport Addict chez Pika car nous trouvions ça aberrant que le manga de sport, malgré de nombreux titres de qualité, soit un genre "maudit". En tant qu'éditeur, j'ai envie de casser les plafonds de verre qui ferment la porte à plusieurs segments. C'est ce que nous faisons aussi avec les comédies romantiques, qui est un genre qui apparaît très balisé et qui souffre de la réputation de ne pas avoir de hit. Or, on l'a vu, les succès peuvent être au rendez-vous. Aussi bien avec des titres comme Kaguya-sama, Love is War ou The Quintessentials Quintuplet pour les comédies romantiques que Full Drum pour le manga sportif. Blue Lock est un cas de figure particulier car dans ce manga le sport n'est pas omniprésent, le côté "battle royale" est très important et c'est pourquoi nous ne l'avons pas rangé dans la collection Sport Addict. En tout cas, nous souhaitons continuer sur cette dynamique.

Le furyô, lui aussi genre "maudit", a brisé son plafond de verre avec le succès de Tokyo Revengers. Est-ce que cela ouvre de nouvelles perspectives ?

C'est super pour l'image du genre qu'un succès surprise comme Tokyo Revengers arrive et devienne un titre moteur de la catégorie. Chez Pika, depuis vingt ans, grâce aux œuvres de Tôru Fujisawa, GTO et Young GTO, le furyô est toujours resté représenté au catalogue. Donc il n'y a pas vraiment de nouvelles perspectives d'un point de vue éditorial, juste peut-être un marché plus prospère. En tout cas, le genre nous tient à cœur depuis des années.

Quels sont les premiers titres qui vous viennent en tête sur ce genre si particulier ?

En termes d'œuvres, deux titres me viennent tout de suite en tête : Rokudenashi Blues (Racaille Blues, anciennement édité chez J'ai Lu) et Shônan Junai Gumi (Young GTO). Ce sont deux références absolues du genre. Deux "game changers" si vous me pardonnez l'expression. Il y a sans équivoque un avant et un après ces titres. D'un point de vue éditeur, Akita Shoten et son école du furyô est un acteur majeur du genre. Je pense à Crows de Hiroshi Takahashi mais il ne faut pas restreindre cet éditeur à un seul titre.

Et un de ces titres référence n'est pas chez vous ?

Un seul jusqu'à présent (rires). Mais nous pouvons dorénavant l'annoncer, Rokudenashi Blues arrive aux éditions Pika.

© ROKUDENASHI BLUES -POCKET EDITION- © 1988 by Masanori Morita/STUDIO HITMAN/SHUEISHA Inc.

Cette série majeure au Japon n'avait plus sa place dans le paysage du manga francophone

Pourquoi choisir ce titre, 20 ans après sa première publication en France aux éditions J'ai Lu ?

ROKUDENASHI BLUES -POCKET EDITION- ROKUDENASHI BLUES -POCKET EDITION- © 1988 Masanori Morita/STUDIO HITMAN/SHUEISHA Inc.

Depuis que je lis du manga, Tôru Fujisawa et Masanori Morita, les deux patrons du furyô, sont des auteurs que j'adore. Leurs mangas trônent sur mes étagères aussi bien au bureau qu'à la maison. Et quand on est éditeur, on a tous notre sélection d'auteurs incontournables qu'on aimerait publier à notre catalogue. On met ces titres de côté, dans l'espoir d'avoir un jour l'opportunité de faire une offre dessus.

Masanori Morita accompagne mes pensées depuis des années. Et lorsque nous avons visité l'exposition des 50 ans du Weekly Shônen Jump à Tokyo, avec mes collègues de nobi nobi !, pour la période des années 80*, nous avons été ébahi de la place accordée à l'œuvre de Masanori Morita. On connaît son génie, mais l'exposition a remis en perspective l'importance de Rokudenashi Blues au sein de Weekly Shônen Jump. L'hommage était impressionnant, ça remettait en perspective le fait que ce titre majeur a côtoyé Dragon Ball et Slam Dunk. Morita était mis au même niveau qu'Inoue ou Togashi. Prendre conscience que cette série majeure au Japon n'avait plus sa place dans le paysage du manga francophone est le dernier déclic qui m'a poussé à confirmer mon intérêt pour l'œuvre auprès de Shueisha. C'était lors d'un dîner avec cet éditeur à Tokyo, le jour même de la visite de l'exposition ! Intérêt qui s'est matérialisé en offre un peu plus tard dès lors que nous étions convaincus et prêt en interne.

*(NDLR : l'anniversaire des 50 ans du Shônen Jump a donné lieu à trois expositions. La première regroupant la période de 1968 aux années 80, la seconde les années 90 et la troisième les années 2000 à nos jours)

Comment et pourquoi ce titre n'est pas "daté" ?

ROKUDENASHI BLUES -POCKET EDITION- ROKUDENASHI BLUES -POCKET EDITION- © 1988 Masanori Morita/STUDIO HITMAN/SHUEISHA Inc.

D'une manière générale, le dessin avec un style plutôt réaliste traverse mieux l'épreuve du temps. Même si graphiquement Morita mûrit tout au long de son œuvre et atteint un niveau solide dès les premiers tomes de Rokudenashi Blues, le dessin est d'une qualité irréprochable rapidement. C'est un trait qui est un véritable témoin des époques et des styles que l'auteur a traversés.

Le propos, lui, n'est pas daté du tout, on s'attache d'emblée à cette bande de bons à rien. Leurs histoires d'amitiés, de rivalité et les bagarres épiques sont des socles du shônen que l'on retrouve encore aujourd'hui. Quand on lit ce manga, on se l'approprie, on se plonge dedans et on le dévore sans faire attention aux choses qui peuvent sembler datées comme un uniforme scolaire vieillot, des coupes de cheveux désuètes… On se focalise sur Taison Maeda, le héros, et son rêve de devenir boxeur et les nombreux aléas humains qui vont rythmer son adolescence.

La première fois que Taison Maeda, même avec son enthousiasme et son prénom qui le prédestine à la boxe*, se rend compte qu'il n'a pas les bases suffisantes pour affronter un vrai boxeur est une scène qui m'a particulièrement marqué. J'ai hâte que des nouveaux lecteurs se laissent happer par l'histoire de ce "jeune voyou" inoubliable.

* le prénom " Taison" est une référence à "Mike Tyson".

En 20 ans, le titre a connu plusieurs éditions au Japon. Comment choisir laquelle publier en France ?

Je regarde bien entendu ce qui existe au Japon, mais avant le format, ce qui m'intéresse avant tout c'est le découpage. Rokudenashi Blues est une série qui compte 42 tomes dans son édition de base. C'est trop long de nos jours pour une telle série. Le format fleuve pourrait être un frein. La version bunko (de poche), découpée en 25 tomes, est parfaite, à ceci près que le format lui-même n'a jamais réalisé de bonnes ventes en France. Et puis, cela ne rendrait pas hommage au trait de Masanori Morita. C'est pourquoi j'ai voulu un format plus grand, du 150x210mm. Une dimension que l'on a déjà expérimentée avec l'Éternal Édition de Sailor Moon, qui met très bien en valeur les planches. Mais il fallait aussi rester abordable tout en étant qualitatif. Nous inaugurons donc avec Rokudenashi Blues la collection Pika Masterpiece, qui se veut être un nouvel écrin pour les œuvres que nous considérons fondatrices. Dans leurs domaines comme le furyô, le "death game", l'heroic fantasy, le survival, etc. D'autres titres vont venir enrichir cette collection, qui n'a pas vocation à être une collection patrimoniale mais plus à mettre en avant des mangas qui ont marqué leurs époques, au-delà du seul âge d'or. C'est une collection qui se veut dédiée à chaque titre qui y sera publiée, les œuvres sont plus importantes que la collection elle-même. J'en veux pour preuve le logo de la collection que nous avons voulu sobre... mais classe.

Est-ce accompagnée d'une nouvelle traduction ?

ROKUDENASHI BLUES -POCKET EDITION- ROKUDENASHI BLUES -POCKET EDITION- © 1988 Masanori Morita/STUDIO HITMAN/SHUEISHA Inc.

J'ai du respect pour les éditions J'ai Lu et Tonkam qui ont publié précédemment Masanori Morita. Mais c'était important de réaliser notre version à nous, avec l'ADN Pika. Non pas pour occulter le passé, mais pour pouvoir défendre le titre avec nos valeurs, on ne va pas communiquer sur "le retour de Racaille blues" mais sur "la série culte Rokudenashi Blues". Nous n'avons pas changé que la traduction, le lettrage aussi a été entièrement revu. Les équipes de fabrication se sont surpassées, en rendant possible des effets de finitions sur la jaquette très qualitatifs. Ce n'est pas le même titre, pas la même approche éditoriale, pas le même format ni, je pense,  la même ambition derrière cette publication. C'est une page blanche que nous assumons à 100%.

Au niveau des sources, la série étant disponible en numérique, nous avons eu accès à l'intégralité des fichiers de l'édition bunko mais nous n'avons malheureusement pas pu avoir accès à toutes les pages couleur que nous aurions souhaité avoir. Il s'agit de matériel difficile à récupérer 20 ans après. Chaque tome s'ouvrira sur une page couleur plein pot reprenant l'illustration de couverture.

Quel rythme de parution prévoyez-vous ?

Nous allons publier un tome tous les deux mois. 

Des actions marketing déjà planifiées ? 

Nous avons énormément d'idées et vous réservons de nombreuses surprises. Nous comptons bien entendu accompagner ce titre comme il se doit. L'idée n'est pas de produire un bel ouvrage et de le lâcher dans la nature. Nous allons le pousser pour qu'il rencontre le public qu'il mérite.

ROKUDENASHI BLUES -POCKET EDITION- ROKUDENASHI BLUES -POCKET EDITION- © 1988 Masanori Morita/STUDIO HITMAN/SHUEISHA Inc.

Un dernier mot ?

Deux en fait, premièrement, nous lisons en effet toutes les suggestions de licences qui nous arrivent via notre site internet. Plus pour nous conforter sur un choix éditorial ou mesurer l'expectative une fois que nous avons acquis un titre. Par exemple, quand les demandes ont commencé à affluer sur Blue Lock nous étions très contents, car nous avions signé le titre plusieurs mois auparavant. Ensuite, je sais que les réseaux sociaux sont le temps de l'instantané et de l'immédiateté, mais si nous contrôlons le timing d'une annonce ça n'est pas par plaisir de voir souffrir les fans. Il y a de nombreux tenants et aboutissants auprès de nos ayants droit, et de la stratégie de communication qui est celle de Pika, pour que ces titres fonctionnent. J'espère de tout coeur que nous pourrons éviter ce genre de fuites à l'avenir, pour le bien de tous ces mangas pour lesquels nous partageons la même passion ! ♡