"Nous voulons convaincre les éditeurs internationaux de la richesse culturelle du manga"
Pour la première fois de son histoire, le ministère de la Culture du Japon se déplace à la foire du livre de Francfort. Qui plus est avec la volonté de mettre en avant le manga. Une opération mise en place et chapeautée par deux éminents responsables du ministère de la Culture : Atsushi Yoshii et Yukari Shiina. Ils expliquent à Linternaute les raisons de cette implication.

La foire du livre de Francfort est le plus grand raout mondial du domaine de l'édition. Chaque année, à la mi-octobre, l'événement rassemble plus de 7 000 exposants venus d'une centaine de pays et accueille près de 300 000 visiteurs. C'est l'occasion pour de nombreux éditeurs de mettre en avant leur catalogue, de nouer ou renouer contact avec des éditeurs étrangers et si ce n'est de signer des contrats, d'initier le processus d'achat de licences.
Si l'on parle du second âge d'or du marché du manga en France, la littérature japonaise est elle aussi en plein essor. Et pourtant, ces deux fleurons de la culture japonaise n'étaient jusqu'à présent pas soutenus - de manière visible - par le ministère de la Culture. Alors que la gastronomie et le tourisme, eux, sont soutenus par leurs ministères respectifs, et que la Corée du sud soutient massivement le Hallyu (la vague de la culture pop) via le ministère des Finances et de la Culture.
Pour Christophe Geldron, directeur des éditions naBan, c'est une décision essentielle: " Jusqu'à présent, les éditeurs japonais venaient à tous les événements du milieu de manière isolée. Chaque éditeur ou agent prenait indépendamment un stand, à Paris comme à Francfort. Il manquait un endroit repère, principalement pour les acheteurs qui ne sont pas des pro du mangas ou de la littérature japonaise. Ces acheteurs généralistes manquaient une grande partie des catalogues. Pire ils pouvaient ne pas savoir à qui s'adresser!". Une structuration par une entité " neutre" pourrait aider à résoudre ce type de problématique. " Tohan (une très grosse agence japonaise de gestion de droits littéraires, NDLR), avec qui je travaille beaucoup, m'avait demandé ce qui pouvait être amélioré sur ce type d'évènement, et j'avais expliqué que dans le monde du comics ou de la BD, il y avait tout le temps des stands institutionnels coréen, taïwanais, mais jamais japonais. Avoir un espace Japon identifié facilitera la vie à tout le monde!" Pour Christophe Geldron, le ministère de la Culture " vient pour montrer une autre facette du manga. Il prouve qu'il existe une typologie de manga en dehors de celui dit de divertissement, pour pour un public adulte". Il précise d'ailleurs que le ministère de la Culture dans le passé avait mis en place un système pour sponsoriser le financement du doublage français des anime achetés au Japon. Un système dont la majorité des acteurs francophones ignoraient l'existence.
We are excited to see you from today in Frankfurt @Book_Fair / Frankfurt Book Fair 2022!
— Takanori UNO320201110 (@unason) October 19, 2022
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Mais qu'en pensent les principaux concernés ? Emmanuel Bochew à recueilli leurs confidences fin septembre à Tokyo.
Linternaute.com : Pouvez-vous nous expliquer vos postes et tâches respectives ?
Atsushi Yoshii : Je travaille au ministère de la Culture, je suis le directeur du " Media Geijutsu". Ce qui couvre les mangas, l'animation, les jeux vidéos mais aussi les films.
Yukari Shiina : Je suis une des spécialistes du manga au sein de l'équipe de Monsieur Atsushi. J'occupe ce poste depuis deux ans et demi.
— (@KODANSHA_JP) October 19, 2022
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Quelles sont vos missions ?
Atsushi Yoshii : Nous mettons en place des projets de promotion autour des médias susmentionnés et nous supervisons leurs mises en place.
Yukari Shiina : Pour ma part, je supervise ces projets d'un point de vue d'expert en manga. Fin septembre, nous avons noté avec plaisir que le volume 101 de One Piece était en tête des ventes de livres en France. Ceci prouve que le manga n'est plus cloisonné.
C'est la première fois que le ministère de la Culture se déplace à Francfort, qui plus est pour soutenir le manga. Qu'est-ce qui a motivé cette décision?
Atsushi Yoshii : Premièrement, nous sommes fiers de la part du manga dans la culture Japonaise. En tant qu'industrie cette dernière est particulièrement puissante et respectable. Nous sommes ravis, au ministère de la Culture, de pouvoir promouvoir cet Art à part entière. Fort de ce sentiment, il était temps que nous fassions la promotion de cet aspect artistique du manga à l'international.
Yukari Shiina : Nous avons déjà participé à divers événements liés au manga ou à l'animation comme le Festival d'Annecy ou Manga Barcelona. Mais c'est en effet la première fois que nous venons à Francfort.

Pourquoi maintenant ?
Yukari Shiina : Nous souhaitons aider et amplifier la dissémination de la culture manga dans le monde entier. Mais si nous communiquons et évangélisons du Japon sur la manga, sans relais locaux, ce serait inutile. Il est primordial que les mangas soient édités et publiés dans le plus grand nombre de pays. C'est la première fois que nous venons à un salon des droits internationaux en tant qu'ambassadeur de la culture japonaise. Nous espérons réussir à convaincre un grand nombre d'éditeurs internationaux de s'intéresser à la richesse culturelle qu'offre le manga.
Vous avez choisi de mettre en avant un panel d'autrices. Comment s'est imposé ce choix ?
Yukari Shiina : Quand j'évoquais le succès de One Piece un peu plus tôt, ce n'était pas anodin. Nous savons très bien quels sont les mangas qui s'exportent le mieux, mais ces derniers ne représentent qu'une portion congrue de l'univers du manga. Les mangas qui rencontrent un succès international sont principalement les shonen d'action qui sont d'ailleurs adaptés en anime. Le marché français est un peu particulier, car un plus grand nombre de Seinen percent, surtout si on compare aux USA.
Si on regarde à l'échelle mondiale, le Shonen écrase les ventes et même en nombre de licences. Nous avons avant tout souhaité mettre en avant la richesse, la diversité qui existe au sein de l'écosystème du manga au Japon. Voici ce qui a mené à choisir une liste d'autrices et de thématiques que nous souhaitions mettre en avant.
Des artistes comme Riyoko Ikeda, Moto Hagio, Rumiko Takahashi, etc ont bien sûr marqué le médium et ne sont pas à négliger. Mais elles sont déjà connues à l'étranger! Nous avons choisi de privilégier des œuvres et mangaka qui n'ont pas encore connu les podiums internationaux.

Est-ce que le manga est dorénavant inclus dans le " soft power" japonais ?
Yukari Shiina : Le premier ministre monsieur Kishida l'a dit lui même en effet : " Le manga et les anime font partie aujourd'hui du soft power nippon". (NDLR: il a même déclaré sa flamme au manga Demon Slayer dont il aime particulièrement le personnage d'Akaza).
Comment jugez vous l'évolution de ces 10 dernières années ?
Yukari Shiina : Les anime en France et ailleurs dans le monde ont atteint un seuil de notoriété tel que le gouvernement japonais à bien pris en compte l'importance de ce pan de la culture et de cette industrie.
On a même vu des artistes étrangers publier des mangas au Japon…
Yukari Shiina : Tout à fait. Les cultures du monde entier ne cessent de s'influencer et de se nourrir les unes et les autres. Par exemple, Radiant de Tony Valente a même été adapté en anime et diffusé sur la NHK. Et de plus en plus de bande dessinées arrivent au Japon. Je pense qu'un système positif d'influence respective s'est mis en place.

Est-ce que vous pensez qu'un style " manga" va s'imposer dans le 9e art ?
Yukari Shiina : Aux USA; on peut constater que le format de lecture au scroll vertical est devenu très populaire. Les webtoons coréens ont le vent en poupe, à tel point qu'une société coréenne a développé une plateforme de lecture en anglais où l'on peut trouver des titres du monde entier. Un des titres les plus populaires sur cette plateforme est écrit par une autrice Néo Zélandaise. Il est impossible d'anticiper la prochaine vague d'influence artistique et c'est formidable ainsi. Je ne pense pas qu'il risque d'y avoir une uniformité qui s'impose dans le 9e art. Tout le monde s'influence, mais chacun amène sa propre culture, sa propre originalité.
Les grands éditeurs Japonais comme Shueisha, Kodansha, Shogakukan et consort sont arrivés par eux même en France, mais aujourd'hui - on peut même dire " enfin" - le gouvernement s'implique dans cette industrie ?
Atsushi Yoshii : En tant que service public, nous n'avons pas forcément le même point de vue qu'une société privée. Pour ces grandes maisons d'édition, le manga est avant tout un business, une réalité économique. Pour nous c'est un art culturel.
Yukari Shiina : Nous souhaitons insister sur ce point de vue. C'est notre mission d'un point de vue culturel que de mettre en avant des œuvres artistiques qui n'ont pas réussi à être mises sous les projecteurs.
Atsushi Yoshii : Notre sélection n'est pas dépendante des principaux éditeurs.

Quels étaient les critères de sélection pour ces six titres ?
Yukari Shiina : En premier lieu des titres pas encore licenciés à l'étranger mais qui ont une forte valeur artistique au Japon. Puis nous avons défini une thématique: " Le monde riche et profond des autrices de manga au Japon".
Comment mettre en avant ces titres ?
Yukari Shiina : Nous allons avoir des présentations " statiques", des panneaux informatifs sur notre stand. Avec les informations principales sur les œuvres et les artistes. Nous aurons aussi une session de présentation par titre. Notre but est de transmettre la valeur patrimoniale de ces titres.
Le japonais étant une langue difficile d'accès, avez vous réfléchi à un système pour faciliter l'accès à ces œuvres ?
Yukari Shiina : Nous aidons aux coûts financiers de traductions de certains romans et avons aussi réalisé des brochures en anglais que nous distribuons à Francfort. Nous réfléchissons à étendre ce dispositif aux mangas à l'avenir.
Atsushi Yoshii : Les romans japonais ne sont pas encore globalement traduits, c'est pourquoi nous intervenons pour soutenir cet export. Si l'on prend l'ensemble des pays, les romans exportés représentent une goutte d'eau comparé au raz de marée du manga. Peut-être que nous pourrions soutenir à l'avenir certains pans du monde du manga.
Est-ce que vous comptez poussez la mise en avant de titres historiques et patrimoniaux non exportés ? Voire qui sont tombés dans le domaine public ?
Atsushi Yoshii : En ce qui concerne cette période, notre priorité est plus la conservation du patrimoine. Nous œuvrons à la numérisation de ces titres. Par exemple, nous accompagnons le musée du manga de Kyoto sur ce point. Une fois que nous aurons assuré la pérennité de ces œuvres, nous pourrons songer à soutenir leurs mises en avant à l'étranger.