Émilie Coudrat (Naver Webtoon) : "Notre ambition est d'inverser le ratio entre titres internationaux et titres français"

Émilie Coudrat (Naver Webtoon) : "Notre ambition est d'inverser le ratio entre titres internationaux et titres français" La plateforme Naver Webtoon, pionnière de la lecture verticale sur smartphone, est aujourd'hui un mastodonte du marché avec 85 millions d'utilisateurs mensuels dans le monde. Émilie Coudrat, la responsable développement de sa filiale française, explique à L'Internaute pourquoi le géant sud-coréen a attendu 2019 pour lancer sa plateforme au pays d'Astérix et les enjeux pour l'avenir.

À la fin des années 90, une crise économique a frappé de plein fouet le marché du livre en Corée du Sud. Les éditeurs de bande dessinée ont été décimés et la majorité d'entre eux ont mis la clé sous la porte. Au même moment, la société coréenne dans son ensemble opérait un virage vers les "nouvelles technologies". "Considérant la crise de la BD coréenne et le taux de pénétration des smartphones, Lee Hae-jin, le fondateur de Naver (principal moteur de recherche en Corée du Sud et aujourd'hui géant de la tech, NDLR), a imaginé un format de lecture au scroll infini, c'est la naissance de la plateforme Webtoon", explique Émilie Coudrat, la responsable développement de la filiale française de Naver Webtoon.

Depuis, les webtoons se sont imposés dans la culture populaire mondiale et de nombreuses plateformes ont éclos. Naver et Piccoma restent les principaux créateurs de contenu. Née en 2004 en Corée après une crise qui a frappé le manhwa, la plateforme est devenue un mastodonte. Quelle est la vision du marché français à moyen et long termes pour le "Google" coréen ? Quel est le premier bilan de son installation ? Émilie Coudrat, la responsable développement en France de Naver Webtoon, répond à L'Internaute.

Lore Olympus ©Rachel Smythe / WEBTOON

Linternaute : pourquoi avoir attendu 2019 pour lancer Webtoon en France ?

Émilie Coudrat : C'est avant tout une question pratique. Même si le marché français de la bande dessinée est important, particulièrement le manga, Webtoon n'est qu'une branche du groupe Naver. Nous avons vocation à développer le groupe dans son ensemble. Les USA représentent un marché gigantesque, très adepte des nouvelles technologies, et qui plus est doté d'une grande communauté américano-coréenne. Naver est arrivé en France en 2017, à travers l'écosystème tech et start-up. Nous avons racheté par exemple un centre de recherche sur l'intelligence artificielle qui appartenait à Xerox, et aujourd'hui ce Naver Labs Europe embauche une centaine de chercheurs. Nous avons aussi investi au sein de la Station F. Korelya Capital, le fond d'investissement piloté par Fleur Pellerin, a noué un partenariat avec Naver, là aussi nous invitant à investir dans l'écosystème français. Ceci nous a permis en tant qu'entité de nous acculturer à l'environnement français, pour ensuite décider quels services de la galaxie Naver déployer en France.  Après deux années à pousser les services grand public orientés 15-25 ans, nous avons décidé de lancer la plateforme Webtoons.com accessible via site web mais aussi applications pour smartphone et tablettes.

©WEBTOON FRANCE

Trois ans et une pandémie plus tard, quel est l'état du marché ?

Depuis le lancement, l'audience a énormément changé. Nous avons ouvert le service en nous concentrant sur notre spécialité : la cible féminine de 18-25 ans. Très forte sur les genres romance et drama, la création coréenne a vu l'émergence de plusieurs titres emblématiques. C'est un lectorat très fidèle. On a ensuite été chercher un lectorat plus "shônen" pour le marché français, avec des titres d'action et de fantasy. Aujourd'hui, 55% de notre audience est féminine et la majorité de notre lectorat est sur la tranche d'âge 18-25 ans. Dès le début du Covid, nous sommes montés en France à plus de 2 millions de lecteurs mensuels, 85 dans le monde. Mais je crois que nous n'avons mesuré l'impact de cette popularité que cet été, à Japan Expo. Il y avait un engouement incroyable.

Vous ne pouvez pas traduire tout votre contenu en français. Comment choisissez-vous quels titres traduire ?

On repart des tendances que nous avons constatées sur le marché américain. Le Hallyu a posé les bases de la culture coréenne partout dans le monde. Aujourd'hui, aucun titre de nos catalogues ne pourrait être rejeté pour cause de manque d'éducation, ou de contexte. Finalement, si les décors et les tempéraments changent, on a des histoires qui ont des valeurs communes avec les autres cultures. On commence cependant à voir émerger des contenus spécifiques à la France et à l'Europe. Ce qui fonctionne très bien en ce moment, c'est la "Middle Ages romance", toutes ces histoires d'amour moyenâgeuses, avec des châteaux et un folklore très européanisés.

Comment mesurez-vous le succès d'une série ? Et de la plateforme ?

Colossale ©Diane Truc / WEBTOON

En tant que société de l'innovation technologique, nous sommes très branchés data. Nous analysons énormément de données et nous pilotons au succès. Nous monitorons le nombre de pages vues par série, le taux de décrochage, l'engagement (notes et commentaires), et attribuons un score tiré de l'ensemble de ces données.

Au niveau de l'application, pour moi Webtoons.com sera un succès quand le site francophone sera "drivé" par les créations locales. Notre ambition première est d'inverser le ratio entre titres internationaux et titres français. Nous cherchons activement des créateurs francophones.

Quand je vois des séries comme Because I Can't Love You ou Colossale, je me dis que nous ne sommes pas loin de ce but. Colossale combine avec brio l'humour et la culture locale. C'est très difficile de réaliser une comédie internationale, car l'humour est peut-être le genre le moins transposable. On a même des séries avec un design assez éloigné des standards du webtoon qui connaissent un grand succès, comme Château d'Ambre. C'est très intéressant de voir les créatifs s'emparer de phénomènes de société comme l'acceptation de soi, la multiplicité des sexualités et même s'intéresser aux postulats de dystopies.

Quel modèle économique pour les auteurs ?

© WEBTOON

Pour ceux que l'on appelle "les créateurs originaux" – avec qui l'on passe un contrat pour une saison qui s'étend de 20 à 54 épisodes –, nous leur versons leurs droits d'auteur de manière mensualisée ou à chaque livraison d'épisode, au cas par cas. Nous ne faisons pas d'avance de droits.

Ensuite, il y a une part variable liée aux revenus publicitaires. À la fin de chaque épisode, sur l'application, nous avons une publicité vendue par notre régie. Nous partageons ces revenus et, pour certaines séries françaises, le volume de vues permet d'améliorer sensiblement ses rentrées.

Enfin, et c'est ce pourquoi nos équipes éditoriales aident nos auteurs à améliorer leurs histoires, nous avons des licences qui connaissent une autre vie. Elles peuvent être éditées en physique – ce qui est une particularité du marché français – ou bénéficier d'une adaptation sur un support cinéma, télévision ou animation. Voire une traduction à l'international. Ceci engendre bien entendu de nouveaux revenus pour nos auteurs.

En ce qui concerne la partie merchandising, certains créateurs gardent l'intégralité des droits.

Vous accompagnez les auteurs autrement qu'au niveau éditorial ?  

Tout à fait. Nous produisons énormément d'outils à vocation éducative tels que des séminaires en ligne, avec des astuces et conseils pour la création d'un webtoon. Ces astuces ne sont pas que sur le plan éditorial, par exemple nous avons des outils de gestion de planning, des cours sur comment créer une collection de décors pour ne pas se fatiguer à reproduire ou redessiner les même scènes… Nous avons aussi des ateliers pour enseigner les techniques de cadrage héritées du cinéma adaptées à l'usage du webtoon: comment bien utiliser un "zoom in", quand resserrer le cadre, etc.

On a souvent l'impression de voir le même château dans les webtoons…

Les décors sont secondaires dans les webtoons. Ce qui compte avant tout, ce sont les personnages, leurs émotions et leurs réactions. Il est possible que certains artistes fassent appel à des banques de données pour une partie de leurs décors.

La Dose ©Issa Boun / WEBTOON

En tant que société technophile, travaillez-vous à développer des outils ?

Tout à fait. Des équipes en France, basées à Station F, travaillent sur des domaines liés au webtoon. Tout ce qui pourrait faciliter la vie des créatifs: le lettrage, la traduction, la colorisation. Au siège, à Séoul, ils explorent aussi ces problématiques, mais on est encore assez loin d'un résultat applicable.

Et demain ?

On travaille à constituer une forme d'académie pour les jeunes auteurs. La formation est cruciale pour nous.

Pour l'instant, sur nos 350 titres, nous avons 70 créations françaises. On peut gérer ce nombre d'auteurs avec notre équipe éditoriale. On les encadre et on essaye de les former individuellement, mais à l'avenir notre "pool" d'auteurs grandira plus vite que nos équipes. On essaye de rassembler les communautés de créateurs afin qu'ils se connaissent mais aussi puissent s'entraider. Beaucoup ont adopté Discord pour avoir des ateliers d'artistes virtuels. C'est un milieu éminemment coopératif. Il y a beaucoup d'auteurs qui sont sur Twitch aussi.

Pour aller plus loin dans cette logique d'éducation, nous essayons d'évangéliser le webtoon avant que les artistes ne quittent leurs écoles. Nous sommes en lien avec plusieurs écoles de bande dessinée et d'illustration mais aussi d'animation comme les Gobelins. Nous proposons des sessions d'initiation au webtoon dans une quinzaine d'établissements en France.

Nous expliquons qu'il existe un débouché dans le milieu du webtoon, voire qu'il est probablement plus facile aujourd'hui d'y percer que dans le milieu de la bande dessinée franco-belge. Ensuite on explique le médium, on décortique les meilleures pratiques et on initie à la création. Même si le meilleur apprentissage reste d'en lire un maximum.

Aujourd'hui, un créateur que l'on estime pas encore assez mûr pour rejoindre notre programme "Originals" est invité à poster son travail sur notre plateforme amateur Canvas, qui est déjà riche de plus de 10.000 titres. N'importe qui peut créer un webtoon. Tous les mois, on met en avant des séries sur la plateforme et on donne des primes qui peuvent aller jusqu'à 300€.

© Kim Junghyun / WEBTOON

Comment modère-t-on cette plateforme si n'importe qui peut uploader n'importe quoi ?

Nous avons des équipes dédiées à la modération. Tout est lu, mais la modération se fait a posteriori. Nous modérons non seulement les webtoons, mais aussi les commentaires. Pour l'instant, la communauté est très bienveillante et nous n'avons pas eu à nous alarmer plus que cela.

Quid de la transposition de BD en webtoon ? :

"Webtooniser" une série, ça n'est pas évident. C'est à mon avis plus difficile que de créer une nouvelle histoire. La narration à un rythme complètement différent. Il faut assurer des pics de tension à chaque chapitre. Le ventre mou d'un album franco-belge se prête moins bien à ce type de format qui privilégie une tension et des cliffhangers quasi permanents. Avec le webtoon, à chaque chapitre on remet virtuellement son lectorat en jeu. Sans parler de la mise en scène qui est complètement différente. Dans le webtoon, les décors sont quasi absents, ce qui compte c'est de maîtriser la vitesse de lecture en jouant avec les espaces. Au final, un webtoon est plus proche d'un story-board de film ou de série TV.