Japan Expo, un casse-tête d'organisation pour les éditeurs de mangas

Japan Expo, un casse-tête d'organisation pour les éditeurs de mangas Choix des titres, gestion des stocks, agencement des stands… Alors que la 22e édition du célèbre salon se tiendra du 13 au 16 juillet, Linternaute.com a demandé à Pika, Vega-Dupuis, Kurokawa, Ki-oon et Glénat comment ils préparaient ce rendez-vous aussi incontournable que logistiquement complexe, anecdotes et chiffres à l'appui.

Plus 250.000 visiteurs pour Japan Expo, près de 200.000 pour le Festival international de la BD d'Angoulême et ses magnifiques expositions,180.000 au Salon du livre jeunesse de Montreuil, 50.000 visiteurs à Polymanga… Jamais les salons et festivals n'ont drainé autant de monde. Même s'il ne faut pas confondre visiteur et acheteur, les salons sont des moments clés de l'année pour les éditeurs de manga. Cependant, un stand coûte cher et le mètre carré de linéaire n'est pas la seule variable qu'ont les éditeurs en tête: il faut faire des animations, communiquer sur les sorties ou le fond de catalogue, accueillir les auteurs, garder de la place pour les goodies, stocker les boissons et repas du staff, etc. Comment les éditeurs choisissent-ils les titres mis en avant lors d'un salon? En quelle quantité? Quel est l'impact sur les ventes d'un auteur en dédicace ou de goodies? Découvrez les réponses à ces questions en lisant l'entretien croisé réalisé par L'Internaute.

Merci aux participants à cette enquête: Marie Vautrin (Chargée des Relations Libraires et Diffuseurs aux éditions Pika et Nobi Nobi), Sébastien Agogué (responsable évènementiel aux éditions Vega-Dupuis), Alexandra Wagnon (idem chez Kurokawa), Rémi Poncet (idem chez Ki-oon), Émilie Marlé (idem chez Glénat) et Satoko Inaba (directrice éditoriale manga aux éditions Glénat).

© Valentin Paquot

Linternaute.com : quels mangas pour quel lectorat ?

Si une jeune maison d'édition comme Vega-Depuis peut se permettre d'emmener à Japan Expo toutes les séries de son catalogue, les plus gros acteurs doivent faire des choix.

Marie Vautrin (Pika): "Aujourd'hui, sur un salon, nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas avoir de stock pour les principales locomotives comme Blue Lock, L'Attaque des Titans, Kaguya-sama: Love is War, Fairy Tail ou Edens Zero. Nous adaptons les quantités selon la notoriété et l'âge des séries."

Alexandra Wagnon (Kurokawa): "Je vise à amener 60 à 70% du catalogue, au moins sur les premiers tomes. Pour choisir quelles séries et quelles quantités j'amène sur un salon, j'utilise un modèle que j'ai affiné au fil des années. Un calcul basé sur la surface disponible du stand que je croise avec les chiffres de ventes de l'année en cours pour les séries déjà parues. J'y ajoute les données commerciales des lancements prévus que je pondère avec le tirage et enfin l'ingrédient magique: le doigt mouillé!" (rires)

Rémi Poncet (Ki-oon): "À Angoulême, nous vendons plus de grands formats. À Japan Expo, nous avons un public très shônen d'action. On essaye d'avoir un mélange équilibré entre le fond de catalogue, les best-sellers et les lancements. En 2022, nous avions sur le stand une trentaine de séries, spin-off compris, soit un quart de notre catalogue."

Satoko Inaba (Glénat): "Montreuil est plus jeunesse, nouveautés. Japan Expo est un festival de fans, une série même ancienne peut encore y trouver son public. On discute bien sûr avec le service commercial et on affine selon les chiffres des années passées et l'éventuelle actualité sur un titre, que ce soit une date anniversaire, un anime, autre chose. Au final, nous avons 80% des séries du catalogue présentes sur le stand."

© Valentin Paquot

Une opportunité de recrutement ?

Les salons brassent un nombre de visiteurs croissant. Dans le lot, assurément, certains ne connaissent pas la série X ou Y. Mais est-ce qu'un salon est une occasion franche de recruter un nouveau lectorat?

Rémi Poncet (Ki-oon): "Sur un salon comme Japan Expo, nous faisons très peu de recrutement. Les visiteurs sont moins curieux et surtout trop nombreux pour avoir le temps d'écouter un conseil qualitatif. Sur un salon comme Polymanga, on a un meilleur levier pour recruter, alors je peux prendre le temps de montrer les planches de Bride Stories, pitcher le manga..."

Alexandra Wagnon (Kurokawa): "Japan Expo est le seul salon, en plus de 15 ans d'expérience, où je vois des visiteurs arriver avec des listes de courses. Les lecteurs savent ce qu'ils veulent et, s'ils cherchent un conseil, ils le cherchent avant tout auprès de leurs amis, de leur communauté. En contrepartie, c'est aussi un salon où les visiteurs sont extrêmement variés et couvrent une gamme de goûts très hétéroclite."

Marie Vautrin (Pika): "Nous recrutons pas mal sur les salons. On privilégie pour les séries non-blockbusters un maximum de tomes 1, et éventuellement les nouveautés. Pour le recrutement, il faut s'adapter au public du salon. Par exemple, à Angoulême, on recrute énormément sur la série Iruma alors qu'à Japan Expo une série comme Yona, princesse de l'aube cartonne, et ce bien qu'elle ne soit jamais dans aucun top GFK."

© Sébastien Agogué

L'occasion de booster une série ?

Si la majorité des choix sont dictés par une logique basée sur des chiffres de ventes et des analyses de publics, un salon peut être l'occasion de donner une nouvelle visibilité à un titre qui n'a pas rencontré son public, ou de pitcher de la meilleure manière un manga un peu complexe à expliquer.

Marie Vautrin (Pika): "Nous amenons des coups de cœur en salon, aussi bien éditoriaux que ceux poussés par nos libraires. Notre libraire en chef, qui gère la librairie Bulle en tête, s'occupe de nos stands de Japan Expo et d'Angoulême. Il adore Space Brothers, on sait qu'il saura la conseiller avec les bons arguments, alors on en amène un petit stock. De mon côté, je pousse toujours Yona, princesse de l'aube et Noragami. Si l'on se contentait de se limiter à une analyse froide des chiffres de ventes GFK, alors aucune de ces trois séries ne serait commandée pour des salons."

Alexandra Wagnon (Kurokawa): "Ne nous leurrons pas, une grande partie du catalogue se vend sans nous, mais certaines séries ont besoin d'un coup de main. Je prends toujours du Yotsuba pour des salons familiaux comme Japan Expo ou Montreuil, car cette série y trouve un très bon écho."

© Pika

Un stand, oui, mais pour quoi faire ?  

Avec l'avènement des réseaux sociaux, un stand d'éditeur ne peut plus se contenter d'être une librairie. Il faut aussi un photocall et des activités. Comment les éditeurs répartissent-ils ces surfaces?

Alexandra Wagnon (Kurokawa): "L'an passé, nous avions 60 m2 de surface de stand, là nous montons à 78 m2, avec un rapport de 60 m2 de surface de vente et de 18 m2 de surface d'animations. Nous accueillons aussi les collections Black River (comics) et Kotoon (webtoon) sur notre stand. Auparavant, les surfaces d'animations étaient moins chères que les surfaces de vente, mais aujourd'hui c'est le même prix au m2 alors on privilégie dorénavant ces dernières."

Sébastien Agogué (Vega-Dupuis): "L'an passé, à Japan Expo, nous avions un stand de 60 m2 dont 36 m2 étaient dédiés à la librairie. En 2023, nous passons à 90 m2 de stand, dont 48 m2 pour la surface de librairie, ce qui nous laisse 42m2 pour les animations et dédicaces."

Marie Vautrin (Pika): "Cette année, nous appliquons la même logique que Delcourt/Tonkam et Soleil, qui ont un seul stand avec des ambiances différentes pour leurs différentes maisons d'édition. Nous allons donc regrouper Nobi Nobi et Pika sur un espace commun avec des codes couleurs et des facing optimisés. Mais il n'y aura pas de logique de stock Pika X fois plus gros que ceux de Nobi Nobi. Le pilotage se fera au mérite et au potentiel des séries."

Mais la surface ne fait pas tout, car il faut canaliser les flux de visiteurs, s'assurer d'avoir assez de libraires et de caissiers… Un exercice des plus difficiles à mesurer.

© Ki-oon


Émilie Marle (Glénat): "Nous avons un stand de 230 m2 avec une surface de vente de 100 m2, sans compter une réserve externe pour le stockage des mangas. Ceci nous permet d'éviter d'avoir à faire des commandes de réassort en dernière minute. Sur le stand, vu que nous sommes arrivés à une saturation de l'espace, le plus difficile est de canaliser les flux de visiteurs, pour qu'ils puissent accéder non seulement au stand mais aussi à tous les ouvrages. Cette année, nous avons apporté plusieurs changements pour fluidifier les entrées et sorties de l'espace librairie."

Rémi Poncet (Ki-oon): "Nous avons deux stands séparés, un regroupant l'espace de vente et la zone de dédicace, et un stand dédié aux animations. En 2023, nous avons 84 m2 pour le stand d'animations et 102 m2 pour l'espace vente, dont 12 m2 pour les dédicaces. Les 90 m2 de librairie se répartissent en 36 m2 de réserve/espace repos pour le staff et 54 m2 d'espace de vente comprenant 23 m linéaires de comptoirs"

Quant aux animations, elles ne se déroulent pas toujours comme prévu…

Émilie Marle (Glénat): "Nous avions une machine punching-ball pour accompagner la série Tokyo Revengers. On ajustait la sensibilité tous les matins pour que tout le monde puisse avoir un bon score et s'amuser. Mais ce que nous n'avions pas prévu, c'est que le ballon aurait explosé trois fois… Le fournisseur n'avait jamais vu ça!"

Autre problématique: la température. Ainsi, les éditions Glénat ajoutent dorénavant au-dessus de tous leurs stands une "voile" pour isoler un peu plus de la chaleur des luminaires et ne pas mourir assoiffés.

On était sur des lancements fous: Blue Lock et Hanako ont dépassé les 10.000 exemplaires en S1

© Kurokawa



Combien de mangas sur place ?

Marie Vautrin (Pika): "Je m'occupe des salons pour les éditions Pika depuis 11 ans, et je n'ai toujours pas de formule magique. En 2022, nous avions 825 références sur Japan Expo. Avec l'explosion du marché pendant le Covid, nous avons décidé de doubler notre stock, en le passant de 25.000 volumes à près de 50.000. C'était une année particulière, les ventes avaient explosé, par exemple la S1 (première semaine, NDLR) de Kaguya-sama correspond aux ventes à l'époque de la S1 de My Hero Academia. On était sur des lancements fous: Blue Lock et Hanako ont dépassé les 10.000 exemplaires en S1, impossible de mesurer et anticiper l'évolution du marché. Mais entre le décalage d'une semaine du salon (après la pause liée à la pandémie, Japan Expo a perdu son créneau habituel et à dû décaler les dates d'une semaine, NDLR) et le fait que la majorité des billets vendus soient des préventes, nous avons constaté un public encore plus familial que d'habitude. Beaucoup moins d'adolescents qui viennent entre amis ou seuls. En 2023, nous allons redescendre aux alentours de 30.000 exemplaires. Ceci sans compter le réassort qui avoisine les 10.000 exemplaires. Sur certaines séries, il va falloir avoir un stock très gros, par exemple Blue Lock, qui a connu une explosion de ses ventes avec l'adaptation en anime, impose un stock dédié. Sur les best-sellers, on prend l'intégralité des tomes avec un ratio de l'ordre 3-1-3. Nous prenons 3 fois plus de début et fin de série que du milieu."

Alexandra Wagnon (Kurokawa): "En 2022, la commande initiale était de 25.000 ouvrages, plus 2500 tomes pour les nouveautés de juillet. Et nous avions fait un réassort de l'ordre de 5000 volumes. Mais c'était une année exceptionnelle avec le collector de Spy x Family qui a défié l'entendement. En 2023, on part sur des volumes à peu près similaires, portés cette année moins par les éditions collectors mais plus par des séries qui explosent comme Oshi no Ko. J'ai une logique en escalier: si je prends 100 tomes 1, je prends 80 tomes 2, 60 tomes 3, 40 pour tous les tomes intermédiaires et je remonte à 60, 80 et 100 pour les derniers volumes. En règle générale, les tomes intermédiaires se vendent moins bien, même s'il arrive qu'à Japan Expo des visiteurs achètent l'intégrale d'une série. C'est un salon unique et atypique."

© Kurokawa

Émilie Marle (Glénat): "Avant de rejoindre Glénat, je travaillais dans le monde du livre et les chiffres d'un salon de mangas sont tellement gigantesques que j'ai du mal à y croire... En 2022, nous avions 55.000 ouvrages pour Japan Expo. En 2023, on sera sur le même ordre de volume."

Satoko Inaba (Glénat): "Et puis il y a tout ce qui est gratuit. Certaines années, nous n'avions même pas le temps d'installer les Glénat Manga News sur les présentoirs que les gens les avaient déjà dévalisés. Dans ce genre de moment, on est tous solidaires, on se retrouve à voir les directeurs et directrices éditoriaux qui font des allers-retours au stock avec des piles de fascicules... On pourrait probablement faire un incroyable team building juste après Japan Expo!" (rires)

Lancer une série à Japan Expo, une bonne idée ?

© Valentin Paquot

Sébastien Agogué (Vega-Dupuis): "Un lancement de série, c'est un peu la boule magique. Par exemple, quand on sort un ovni comme Genesis, on ne sait absolument pas sur quoi nous baser. Alors on se rabat sur toutes les données que l'on peut exploiter: notoriété de l'auteur en France, classification du lectorat cible en taille et en type (niche, grand public, etc.), si le protagoniste est un héros ou une héroïne (on est navré mais pour l'instant les héroïnes se vendent moins en France). Plus on a de repères, moins la décision est hasardeuse."

Satoko Inaba (Glénat): "Nous évitons au maximum de lancer une série lors de Japan Expo. Un best ou un middle-seller aujourd'hui ne peut plus se contenter d'un lancement sur un salon, il faut un lancement national, avec tous les acteurs impliqués. Japan Expo, malgré son envergure indéniable, reste un salon limité dans le temps et dans l'espace. On cherche plus un rebond post-lancement pour Japan Expo. Par exemple, l'an passé, nous avons sorti Sakamoto Days au printemps et avons calé la sortie du 3e tome pour Japan Expo. Cela nous a permis de mettre notre stand aux couleurs de cette série à fort enjeu commercial."

Laetitia Matusik (Glénat): "De plus, d'un point de vue des retombées presse, on prend le risque d'être noyé dans l'actualité Japan Expo, et ce, sans compter le grand nombre de journalistes en congés l'été."

L'impact non négligeable des invités

Marie Vautrin (Pika): "Un auteur comme Reno Lemaire a un public très fidèle, très engagé. Pour le 19e tome de Dreamland, bien que sorti une semaine avant Japan Expo, le public avait souhaité l'acheter au salon, en sa présence. Si bien qu'on avait explosé notre historique de ventes, et GFK nous a même appelé pour vérifier s'il n'y avait pas eu une promotion dont ils n'auraient pas été mis au courant. En 4 jours, on a vendu 600 exemplaires du tome 19 sur le festival, et bien plus dans toute la France. Pour comparaison, le tome 1 sur la même période n'avait été vendu qu'à 60 exemplaires."

Sébastien Agogué (Vega-Dupuis): "La présence d'un auteur comme Kenny Ruiz, qui réalise Team Phoenix chez nous, décuple les ventes. On ajuste donc nos quantités de la même manière. Et on s'assure pour tous nos auteurs d'avoir l'intégralité en stock."

Satoko Inaba (Glénat): "Au-delà de l'impact, fort, sur le lectorat, la présence d'un auteur, surtout japonais, permet d'attirer des médias qui n'ont pas forcément une rubrique dédiée au manga. Chaque clé pour briser le plafond de verre du genre est la bienvenue. Même si les évolutions de la dernière décennie sont appréciables, nous sommes encore en phase de pédagogie autour du manga pour la presse grand public."

© Ki-oon

Alexandra Wagnon (Kurokawa): "Nous ne faisons pas souvent venir des mangakas chez Kurokawa pendant Japan Expo, mais nous avons eu Hiroki Goto qui a publié ses mémoires de rédacteur en chef du Weekly Shônen Jump, et Kazuko Shibuya qui a réalisé l'artbook FF Pixel. Par contre, en 2009, quand Atsushi Ôkubo, l'auteur de Soul Eater, est venu au Salon du livre de Paris, c'était le plus gros invité japonais, cela nous a donné une énorme visibilité. On réfléchit aussi en termes d'impact et de recrutement. Cette année, nous avons inauguré un partenariat avec Quais du polar et avons fait venir Takashi Morita, l'auteur des adaptations d'Arsène Lupin. C'était une vraie réussite, car 50% des ventes sur ce salon ont été des tomes 1. On a recruté un public pas forcément habitué aux mangas."

Émilie Marle (Glénat): "Les dédicaces, c'est toujours un moment incroyable, dans tous les sens du terme. C'est un moment très compliqué, on doit gérer les files d'attente dans un espace limité, mais on essaye de ne pas trop entasser les gens. Parfois, on a des enfants qui pleurent, des fois ce sont les parents qui fondent en larmes, ou qui sont en colère car ils ne comprennent pas pourquoi il n'y a plus de tickets. Il est arrivé que sous l'émotion une personne vomisse dans la queue. En dehors de ces aléas, les fans sont toujours contents de rencontrer leur auteur fétiche et ce sont des moments riches en émotions très positives. Soyez sûrs que nous faisons de notre mieux, et continuez à glisser un petit merci quand vous le pouvez. J'en profite pour ajouter que Japan Expo est le salon où nous avons le public le plus compréhensif, et de loin."

Satoko Inaba (Glénat): "On est bien loin de l'image très injuste et ingrate qui résume les fans de mangas à des jeunes impatients et exigeants. Au contraire, ce sont les plus tolérants et ceux avec qui nous avons les meilleurs échanges. Fans de Japan Expo - à part les free huggers - ne changez pas!"

Les goodies prennent de plus en plus de place

Récompenses pour les lecteurs fidèles, les goodies offerts lors des festivals n'ont cessé de gagner en nombre et en qualité. Aujourd'hui, ils sont presque devenus une obligation pour les éditeurs, avec leur lot de problématiques: stockage, règles de distribution, validation par les ayants droit… Tous les éditeurs s'accordent pour dire que les goodies prennent de plus en plus de place dans les stocks: "C'est le 3e plus gros volume après les mangas et les bouteilles d'eau pour le staff. J'ai plusieurs palettes de ces dernières pour Japan Expo qui est un véritable cagnard", explique Alexandra Wagnon de Kurokawa.

Il faut aussi éviter de frustrer les lecteurs fidèles en conditionnant un goodie de leur série préféré à l'achat d'un tome qu'ils ont probablement déjà acquis. Là encore, tous les éditeurs travaillent en ce sens. Rémi Poncet (Ki-oon) résume leur pensée: "On essaye, tant que l'ayant droit le permet, de ne pas lier un goodie à un achat sur une série spécifique, pour ne pas pénaliser les fans fidèles. Évidemment, on ne peut pas ne pas avoir des goodies sur My Hero Academia ou Jujutsu Kaisen… Ensuite nous varions au maximum en nous adaptant à la notoriété des séries et au calendrier des sorties en mixant un petit peu afin de ne pas avoir que des nouveautés. Cette année, nous aurons des goodies sur des middle et best-sellers lors du salon. Le plus difficile est de construire une offre qui soit lisible et compréhensible facilement."

© Pika

Certains éditeurs comme Pika se sont même mis à vendre des goodies, nous explique Marie Vautrin: "Très peu d'éditeurs font de la vente de goodies car ce sont des contrats merchandising, encore plus compliqués à gérer. Mais on voit que ça explose et cela impacte le stock. Les goodies gratuits ne sont pas des exclusivité pour ne pas pénaliser les librairies, alors ils n'ont pas un impact si fort sur les ventes, les fans se les sont déjà procurés. Mais les goodies payants s'arrachent de plus en plus. Cette année à Angoulême, tout ce que nous avions autour de Blue Period a été épuisé dès le samedi. Et les tote bags L'Attaque des Titans se sont écoulés comme des petits pains. On est content car en plus d'évangéliser sur une série, ces ventes de tote bags nous ont permis de quasi éradiquer les sacs plastiques de nos stands."

Qu'est-ce qu'un succès commercial à Japan Expo ?

Tous les éditeurs interrogés sont unanimes, un salon comme Japan Expo, malgré son très grand nombre de visiteurs et d'acheteurs, n'est pas rentable, entre la location du stand, la paie des équipes, la création des animations, les goodies et le mobilier (que certains gardent pour 2-3 éditions). Dès lors, comment définir un succès commercial pour un tel salon?

Marie Vautrin (Pika): "On n'est pas rentable au sens premier du terme, mais il faut prendre en considération que l'on réalise de l'évangélisation sur nos maisons d'éditions, sur nos catalogues. On communique énormément, et puis comme nous passons par un libraire, le chiffre d'affaires des ventes est le sien. Ce type de salon est le seul moment où l'on a un contact direct avec nos lecteurs. Un succès pour un best-seller ne sera pas le même que pour un middle-seller. Sur une grosse série, on est content quand on vend entre 600 et 700 exemplaires sur les 4 jours du festival. Le premier tome de La Grande Aventure de Happy s'est écoulé à 600 exemplaires de son lancement à Japan Expo."

© Pika

Alexandra Wagnon (Kurokawa): "Il faut impérativement distinguer un salon normal et Japan Expo. J'ai géré tous les salons d'Univers Poche pendant 14 ans. Au Salon du livre de Paris, on était content d'avoir 50 ventes sur un titre. À Japan Expo, 50 ventes, c'est le minimum syndical ou presque. C'est un festival de spécialistes avec un panier d'achat élevé. On considère qu'une bonne vente est à partir de 150 exemplaires. Et ensuite, il y a les très bonnes ventes, par exemple lors de la sortie du dernier tome de Fullmetal Alchemist, dont on a vendu un peu plus de 1800 tomes en 4 jours. Ce festival est tellement important qu'on a un traitement spécifique dans nos chiffres de ventes de juillet sinon ça fausse toutes les estimations à venir."

Sébastien Agogué (Vega-Dupuis): "En 2022, nous avons vendu pendant les 4 jours de Japan Expo 500 exemplaires du tome 1 de Deep Sea Aquarium Magmell et 300 tome 1 d'Arena, la série du Chef Otaku."

Rémi Poncet (Ki-oon): "On ne mesure pas le succès par titre mais par événement. On est content quand on a vendu 66% de notre stock. En 2022, on a fini le salon à 71% d'écoulement, mission accomplie!"

© Glénat

Satoko Inaba (Glénat): "Tous les ans, nous commandons un stock plus grand de One Piece par rapport à l'année précédente, et chaque année nous en vendons plus… Pendant longtemps, nous pensions que le plafond de verre était à 1000 exemplaires vendus sur Japan Expo. Que nenni! Le record est 2000 exemplaires d'un tome de One Piece juste avant la pandémie."

La problématique de la gestion du stock

Sur un salon, le stock est le nerf de la guerre. Il faut avoir une quantité suffisante de mangas à portée de main, ou pouvoir s'approvisionner facilement. Beaucoup de stands proposent des doubles fonds ou des tiroirs sous les tables pour le stock "immédiat" mais la majorité des éditeurs mettent en place un stock supplémentaire, facilement accessible.

Alexandra Wagnon (Kurokawa): "Comme tout le monde, on optimise notre mobilier au maximum pour stocker le plus de mangas possible sur le stand, et on a un stock déporté. Mais ce serait bien, comme au Salon du livre, de pouvoir bénéficier localement d'un espace de stockage déporté peu onéreux. Ça fluidifierait notre gestion. Aujourd'hui, si j'ai besoin d'un stock d'urgence, je peux stocker des palettes chez notre standiste qui possède un entrepôt à l'autre bout du parc des expositions. Mais cela génère alors une logistique de transport assez complexe."

© Pika

Rémi Poncet (Ki-oon): "Pour Japan Expo, nous avons une réserve annexe consacrée qui contient plusieurs palettes de goodies. Sur le festival, nous avons 4 produits récompenses d'achat, un sac géant double série, un tote bag, des goodies liés aux 5 animations pour chaque palier de résultat (gagnant, perdant et parfois match nul), plus un goodie final façon stamp rally pour quelqu'un qui participe à toutes les animations. Ce qui fait une quinzaine de goodies au final: ça prend une place folle. Sans compter que si on a une opération qui tourne en librairie, il faut aussi avoir les goodies associés, sinon les visiteurs n'achètent pas l'ouvrage concerné. Plusieurs éditeurs, dont nous, ont un camion sur le parking exposant pour avoir une mini-réserve annexe. Aujourd'hui, quand on conçoit des goodies pour un salon comme Japan Expo, le stockage de ces derniers est une contrainte que nous avons en tête. On ne va pas faire de boîtes à thé pendant le festival, mais on peut faire des éco-gobelets qui, eux, sont empilables."

Il arrive que les premiers jours du festival réservent des surprises au niveau des ventes. Auquel cas les équipes doivent commander en urgence plusieurs tomes en grande quantité. On appelle cela le réassort. Mais comment estimer les ventes à venir sur les deux ou trois prochains jours avec une seule journée de tendance?

© David Elbaz

Marie Vautrin (Pika): "Quand Japan Expo était le premier week-end de juillet, on pouvait faire un réassort jusqu'à vendredi midi et on était livré le samedi matin. Mais maintenant avec le 14 juillet, c'est un peu plus compliqué, il faut faire une estimation le jeudi midi des ventes et extrapoler les ventes à venir du vendredi, samedi et dimanche. Mais ce n'est pas le même public tous les jours. Je me souviens que, pour la sortie de Your Name en manga, on a dû faire un très gros réassort car on était presque sold out dès le jeudi."

Alexandra Wagnon (Kurokawa): "Le réassort à Japan Expo est très complexe, pour ne pas dire plus… Comme les journées de ventes changent chaque année, il est très difficile de faire un ratio pour estimer les ventes à venir du samedi au dimanche. Pendant très longtemps, la meilleure journée de vente, à Japan Expo, était le samedi. Puis avant le Covid les jeudi et samedi se tiraient la bourre. Mais l'an passé, la meilleure journée de vente a été vendredi."

Rémi Poncet (Ki-oon): "Interforum, notre distributeur, a mis en place une procédure avec ELS, son transporteur, pour livrer les palettes avant 8h le samedi matin, afin de tout rentrer avant l'arrivée du public. Mais il peut arriver que notre livraison soit sous-traitée et qu'elle n'arrive qu'à 11h. Et à ce moment, impossible de livrer les palettes sur le stand… Je me souviens d'une année où j'ai dû faire de nombreux allers-retours avec une voiturette de golf pour ramener des cartons de réassort de l'autre bout du parking à notre stand. Il arrive aussi que certains cartons soient mélangés avec ceux d'un autre éditeur, mais nous nous arrangeons assez facilement dans ce cas. Je fais un réassort d'environ 14% de notre stock pendant Japan Expo. Une année, pour la Paris Games Week, nous n'avions toujours pas reçu notre commande à 11h et l'inauguration du salon était à 17h. Notre responsable chez Interforum était injoignable (en congé) et le livreur a fini par répondre qu'ils avaient oublié de prendre la palette chez Interforum, mais comme c'était un jour férié ils ne pouvaient plus y passer… On a dû faire le tour de plusieurs librairies parisiennes en taxi pour récupérer du stock et ne pas avoir un stand vide pour l'inauguration. Enfin, in extremis, le livreur à pu nous ramener une palette à 16h30. L'entrepôt avait été ouvert exceptionnellement."

© Japan Expo

Et demain ?

Après deux années de croissance folle, le marché semble marquer le pas, la crise économique ayant provoqué une hausse des coûts de fabrication et in fine de vente, ainsi qu'une diminution des portefeuilles des lecteurs. Cependant, sur un salon de spécialistes comme Japan Expo, avec un panier visiteur médian de l'ordre de 250 euros, il est peu probable que la crise soit le maître-mot cette année. En tout cas les éditeurs sont confiants et optimistes pour une édition 2023 qui, on l'espère, marquera un nouveau record d'affluence.

Sébastien Agogué (Vega-Dupuis): "Ce n'est que notre second Japan Expo, nous avons encore beaucoup de choses à essayer, alors nous avons hâte de voir comment nous allons évoluer avec le public. C'est d'autant plus intéressant que, cette année, nous avons plusieurs nouveautés qui sortent juste avant ou pendant le festival Japan Expo."

Marie Vautrin (Pika): "Le public de Japan Expo est un public très impliqué. Pour l'instant, on ne raisonne pas sur une baisse de quantité qui pourrait découler de la hausse des tarifs. Faire ses achats lors d'un salon comme Japan Expo, c'est aussi une expérience pour certains. Avec le prix unique du livre, en dehors des goodies, rien ne pousse à acheter sur un salon, et pourtant il est arrivé de voir des choses improbables comme ce fan qui avait acheté les 8 tomes de l'édition colossale de L'Attaque des Titans dès l'ouverture du festival. On est plus dans l'attente de voir comment la loi sur les frais postaux va impacter la vente à distance. Il est possible qu'une partie du lectorat qui n'a pas de librairie dans son environnement proche finisse par se rabattre sur les salons pour réaliser ses achats. Néanmoins, aujourd'hui on pense avoir atteint un plafond de vente sur des salons, pour une raison très terre à terre: la queue aux caisses n'est pas extensible sans augmenter démesurément la taille du stand. On est à notre seuil maximum de capacité d'accueil sur nos stands."

© Frédéric Bret

Satoko Inaba (Glénat): "Le marché du manga a connu un incroyable bond ces dernières années et ce boom, c'est aussi la génération des premiers lecteurs de manga qui ont amené leurs enfants à ce médium. Ce premier lectorat était plus masculin dans l'ensemble, mais aujourd'hui le nombre de lectrices est équivalent au nombre de lecteurs, donc il est fort probable que demain les mamans aussi soient prescriptrices de mangas. Ce qui est une très bonne chose pour la diversité éditoriale."

Avant de vous souhaiter un bon salon, nous en profitons pour casser une légende urbaine: "Les mangas à la fin d'un festival sont tous détruits, vous pouvez donc les prendre." Il y a une époque où il coûtait plus cher de restocker les mangas que de les pilonner et de les réimprimer. Mais aujourd'hui, mangas et goodies retournent en stock en entrepôt, sauf s'ils sont très abîmés. Aussi bien pour des raisons de coût que par logique écologique. Les temps changent, et c'est tant mieux.