Dans les secrets de l'organisation de l'exposition BD d'Angoulême
Les expositions du Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême (FIBD) sont un rendez-vous majeur pour les amateurs de bande dessinée, comics et mangas. D'année en année, elles gagnent en envergure et en notoriété. La programmation de 2022, très audacieuse, propose 12 expositions avec plus de 1800 planches originales. Mais avant que les visiteurs puissent s'élancer dans les allées et traverses de ces expositions et s'émerveiller devant la beauté de ces centaines d'oeuvres d'art, il y a un travail de titan réalisé par les équipes du Festival, sous la houlette de Clémentine Hustin, la chargée de production artistique du Festival. "Le directeur artistique choisit les thématiques des expositions, les commissaires d'exposition s'occupent du choix du contenu et des textes associés et je m'occupe de coordonner les équipes : du choix du scénographe à la récupération des œuvres jusqu'à l'impression des catalogues", explique Clémentin Hustin.

Au commencement il y a le pitch
Une fois que le sujet d'une exposition est choisi, Clémentine Hustin organise une première rencontre avec le ou les commissaires de l'exposition, le scénographes et le ou les auteurs s'ils sont disponibles. "Nous discutons des grandes lignes de l'exposition, telle que nous la rêvons. Par exemple, si le commissaire préfère une exposition de type muséale (simple, murs blancs et œuvres accompagnées de textes) ou plus immersive comme on a pu le mettre en scène récemment pour les expositions Batman ou Robert Kirkman, Walking Dead et autres mondes pop. Le choix de type d'exposition influe sur le choix du scénographe, dans le cas des expositions très immersives nous faisons appel au studio Golem. Pour les scénographies muséales, cela dépend. Sur l'exposition de Christophe Blain, nous avons fait appel à Marie Corbin, qui a réalisé un magnifique parcours très épuré", explique la chargée de production artistique.
Chaque exposition a son propre budget qui dépend de la notoriété de l'auteur, du lieu (et donc de facto de la taille) de l'exposition. Et chacun de ces budgets fonctionne en tiroir : une partie pour la scénographie, une partie pour les transports d'œuvres, une partie pour les assurances. "Nous œuvrons toujours en bonne intelligence au sein du budget global d'une exposition", ajoute Clémentine Hustin.

Les commissaires commencent alors à détailler l'exposition, ils la découpent en segments ou parties et réalisent une première sélection de planches. "Sur la première sélection de planches, on ne s'impose aucune limite. Il faut que les œuvres accompagnent le propos de l'exposition. Mon rôle est alors de dénicher où ces originaux se trouvent et d'en obtenir le prêt", explique Clémentine Hustin. Pendant que cette dernière source les originaux, les commissaires commencent à rédiger les textes et les scénographes s'attaquent à la mise en scène à partir de ce schéma. Des allers-retours perpétuels entre la chargée de production artistique, les scénographes et les commissaires permettent d'affiner l'ensemble au fur et à mesure que des œuvres sont retenues pour l'exposition.
Le sourcing des oeuvres
Contrairement à ce que l'on pourrait penser de prime abord, identifier où se trouvent les œuvres n'est pas la partie la plus difficile du travail de Clémentine Hustin. Avec l'expérience (avant de rejoindre le FIBD, Clémentine travaillait en galerie spécialisée dans le 9e art), elle s'est forgé un véritable réseau aussi bien auprès des collectionneurs privés que des galeristes ou des institutions (BNF, Cartoonmuseum de Bâle…). "Parfois, les auteurs eux-mêmes nous indiquent qui sont les collectionneurs qui possèdent une planche. Nous avons la confiance de la plupart des institutions ce qui facilite notre travail. Enfin, dans le cadre des ayants droit japonais, nous avons un contact unique par éditeur ou agent. Shoko Takahashi me supplée sur la partie administrative pour le Japon, je ne m'en occupe que pour la France et les USA", raconte Clémentine Hustin.
La chargée de production artistique du FIBD multiplie les biais pour entrer en contact avec les propriétaires des œuvres : appels, e-mails mais aussi réseaux sociaux. Le plus difficile, confie-t-elle, est de convaincre les propriétaires des œuvres de nous les prêter. "Une planche de bande dessinée, de comics ou de manga n'est pas un simple objet que l'on garde dans un placard. C'est une œuvre d'art qui a une forte valeur affective. Une fois, un collectionneur a réfléchi pendant un mois avant de me répondre, car tous les matins il prend son café devant son original d'Enki Bilal. Il était fier à l'idée de voir son œuvre exposée à Angoulême mais ne se voyait pas déroger à son rituel de la saluer tous les matins", explique Clémentine Hustin.
Il arrive assez fréquemment que Clémentine Hustin, ou l'un des directeurs artistiques, se déplace chez les collectionneurs pour créer un lien de confiance, établir une relation humaine avant de parler du prêt et de le contractualiser. "Il m'arrive de me déplacer pour récupérer en main propre certaines pièces. Sur les œuvres à très haute valeur, nous faisons systématiquement appel à un transporteur d'art agréé. Heureusement que nous ne déplaçons pas des sculptures", ajoute-t-elle en riant.
Assurances et transports, un coût non négociable

Toute œuvre prêtée fait l'objet d'une convention entre le propriétaire et le Festival. Pour chaque pièce, un constat est fait lors de l'enlèvement chez le propriétaire, lors de la réception au Festival, avant le renvoi et à réception chez le propriétaire. Le Festival rassemblant près de 2000 planches par année, il est impératif d'avoir un suivi drastique de ces œuvres à chaque étape. Et de jongler avec talent. "J'ai une liste d'œuvres par exposition que je maintiens quotidiennement à jour. Je sais à n'importe quel moment où se trouve une pièce, le nom de son prêteur, sa place dans l'exposition, où et comment elle est stockée et le type d'encadrement qui lui est destiné (cadre, passe-partout, etc.)", ajoute Clémentine Hustin.
Pour pouvoir être assurée, chaque planche doit être estimée. Or les planches de BD sont aujourd'hui enfin reconnues comme des œuvres d'art à part entière. Si tous les acteurs du 9e art se félicitent de cet engouement pour le monde des phylactères, la corollaire est que le prix moyen d'une planche n'a cessé de croître ces dernières années, entraînant une explosion des budgets d'assurance. L'exposition Christophe Blain, dessiner le temps, propose 150 œuvres et, il y a dix ans, une de ses planches se négociait aux alentours de 3000€. De nos jours, c'est quatre fois ce montant. On peut estimer que la valeur à assurer de l'exposition est donc aux alentours de 1,8 million d'euros. De quoi sensiblement toucher aux budgets de ces dernières. La valeur d'une planche d'un auteur dépend de nombreux facteurs : si elle a été publiée, si c'est une couverture, son état, sa popularité, en couleurs ou non, la taille et la technique utilisée. Pour estimer les prix des planches, les équipes du festival ont leur méthodologie. "On se base sur l'historique des ventes de planches pour les œuvres qui ont été mises sur le marché, ou sur les expositions précédentes. Assez souvent, on essaye d'expliquer ce prix aux propriétaires qui peuvent avoir une valeur affective forte qui donne un rapport décorrélé de sa valeur marchande. Pour le Japon, c'est un cas très particulier, les originaux ne sont pas sur le marché et nous négocions avec les ayants droit directement pour convenir de la valeur du prêt", explique Clémentine Hustin. À chaque accord de prêt pour une nouvelle pièce, la chargée de production artistique met à jour son listing et réalise une déclaration auprès de l'assurance du salon. Il peut arriver qu'une pièce particulière nécessite une autorisation d'ajustement budgétaire, mais jusqu'à présent le festival déclare n'avoir jamais refusé une œuvre par incapacité de l'assurer pour des raisons pécuniaires.
En ce qui concerne le transport, le festival réalise en général des caisses sur mesure. Un système spécifique aux transporteurs d'art, qui permet d'assurer une protection maximale. Le coût du transport dépend du volume, du poids et de la distance. Comme il s'agit de pièces assurées, les transporteurs opèrent toujours par paire. Pour transporter une petite caisse, le coût d'un trajet sécurisé Paris-Angoulême est de l'ordre de 2500€. Il arrive pour certaines pièces que le directeur artistique ou Clémentine Hustin soient amenés à les transporter en main propre.

Une mécanique bien huilée
Vous l'avez compris, l'organisation des expositions du FIBD est une activité en flux tendu de manière quasi continue. Chaque année, plus d'une dizaine d'expositions sont conçues et réalisées et les membres du festival ont à peine le temps de souffler qu'il faut déjà remettre le bleu de chauffe pour préparer l'édition suivante. C'est pour cela que, concernant les expositions, tout ce qui peut être finalisé en amont est bon à prendre. Clémentine Hustin explique qu'idéalement, il faut avoir sécurisé les œuvres 4 à 5 mois avant la tenue du festival. "Mais parfois, les collectionneurs privés préfèrent garder les planches au maximum et les prêter le plus tard possible", confie-t-elle.
On ne peut pas exposer une œuvre plus de trois mois sans risquer qu'elle soit détériorée
Une fois les œuvres récupérées, il reste à les encadrer en accord avec les besoins scénographiques. Le festival réutilise autant que possible les mêmes cadres d'une année sur l'autre, et fait appel au même encadreur depuis des décennies pour réaliser les encadrements manquants et adapter les passe-partout. Sur les expositions itinérantes, en particulier dans des lieux où le temps d'exposition est plus long, comme au château de Malbrouck - partenaire du festival -, il faut doubler le nombre d'œuvres à exposer. "On est contraint de faire un roulement car on ne peut pas exposer une œuvre plus de trois mois sans risquer qu'elle soit détériorée. Je prévois dans ce cas deux œuvres par place d'encadrement. Nous respectons les principes de conservation : un mois d'exposition, pour un an dans l'obscurité", explique Clémentin Hustin.
Les équipes du festival ont accès aux lieux un mois avant l'ouverture au public. Clémentine Hustin assure alors la coordination des équipes de régisseurs et scénographes de chaque exposition. Une véritable fourmilière : pose des cimaises, peinture, reproduction, cartels, textes, papier peint, montage et moulures spécifiques, câblages électriques et éclairages… L'exposition est montée étape par étape dans l'attente d'accueillir les œuvres encadrées. Ces dernières ne sont accrochées qu'au dernier moment pour des raisons de sécurité. Et quand le festival ferme ses portes, tout n'est pas fini, il reste à démonter les expositions, stocker le matériel qui pourra être réutilisé et redistribuer les pièces à leurs propriétaires. Ceci peut s'étaler sur plusieurs semaines, voire mois.

Des contraintes d'expositions digne des grands musées :
"C'est nul, ils auraient pu utiliser des vitres anti-reflets pour ne pas gâcher les photos…" Qui n'a jamais entendu ces mots prononcés lors d'une visite d'une exposition ? Il se trouve que les verres utilisés dans les musées et au FIBD sont des verres traités pour rejeter la lumière au maximum, et protéger les œuvres graphiques de la détérioration lumineuse. La contrepartie de ce traitement particulier du verre et qu'il génère en effet des reflets. "Dans une exposition de dessins originaux, il est proscrit que la lumière directe atteigne une œuvre, et la luminosité doit être limitée à 50 lux. C'est un point très important et, comme lors des itinérances d'expositions, la scénographie ne peut pas forcément être la même ; nous surveillons ce sujet avant tout", raconte Clémentine Hustin.
L'usage des passe-partout, explique la chargée de production artistique, n'est pas seulement visuel. Ce dernier, a pour but de protéger l'œuvre, dans un papier au PH neutre ne comportant aucun solvant, cela permet d'éviter que le dessin ne soit au contact du verre du cadre. Le dos du dessin est lui aussi protégé et isolé. Tout est fait pour que les illustrations soient conservées dans les meilleures conditions possibles et ne se détériorent pas. "Même le taux d'hygrométrie est mesuré et calibré. Nous le stabilisons entre 45 et 55% pour assurer une bonne conservation, et la température oscille entre 18 et 21°C", ajoute l'experte. Il peut arriver qu'une œuvre soit interdite aux photographies - à la demande de son propriétaire - et une mention est alors apposée à côté du cadre sur le cartel. Ce petit encart informatif contient a minima le nom de la pièce, le nom du (ou des) artiste(s) et, en général, l'année et des informations de publications. À cause des smartphones, ce genre de restrictions est de plus en plus dur à contrôler.
Enfin, la sécurité des œuvres peut apporter son lot de contraintes. Selon la valeur des pièces et la physionomie des cadres des systèmes d'accroche anti arrachage sont mis sur deux ou quatre coins. Aucune des salles d'exposition ne donne directement sur la sortie et des caméras, alarmes et gardiens complètent l'organisation.

Conceptuellement on ne peut pas se contenter de remplacer une illustration réalisée à la main par une impression numérique
Les expos à l'ère du tout numérique
Avec l'essor du dessin numérique, de plus en plus d'œuvres n'ont plus de support physique. L'exposition sur Tatsuki Fujimoto est l'une des premières à n'avoir aucun dessin original. Si le coût est moindre (pas d'assurance sur une reproduction, frais de transports inexistants et coût d'impression maîtrisé), il se pose la question de l'appréciation de l'œuvre et de l'évolution des formats actuels des expositions. "On se pose la question des expositions de demain. En quoi une reproduction peut-elle être pertinente est exposée comme un original ? Avec une planche créée sur une tablette numérique, on peut par exemple voir les étapes successives de la création du dessin, cela apporte un nouvel intérêt muséographique. Conceptuellement, on ne peut pas se contenter de remplacer une illustration réalisée à la main par une impression numérique", explique Clémentine Hustin.
Cette problématique ne touche pas que les auteurs étrangers, de plus en plus d'auteurs de bande dessinée quittent le papier. Riad Sattouf et Manu Larcenet par exemple sont passés complètement au numérique.
Quel impact de la crise sur le budget ?
Aujourd'hui, la crise est passée par là et a provoqué l'explosion des coûts de l'ensemble des matières premières. "Tous les budgets prévus il y a un an ont dû être revus, un par un. Nous avons réalisé beaucoup plus de devis que d'habitude pour nous assurer les prix les plus compétitifs possible. Ceci impacte non seulement les expositions mais aussi les catalogues et même les stands. Sur les catalogues, la crise a été une vraie catastrophe, les prix du papier et du carton ont explosé ainsi que les délais d'impression. Il a fallu superviser les plannings de manière encore plus rigoureuse que d'habitude. Néanmoins, on a réussi à transvaser des budgets sans devoir rogner sur la qualité des expositions ou des catalogues", termine le chargée de production du festival.
Une chose est sûre, dorénavant on appréciera au-delà des œuvres et des mises en scène qui les accompagnent ce travail non pas de fourmis mais de titans, qui permet aux fans du 9e art d'assister à des expositions aussi belles que variées.