Nami Sasou : "être assistant permet d'élargir vos horizons artistiques"

Nami Sasou : "être assistant permet d'élargir vos horizons artistiques" Les années 1970 sont le symbole de l'essor du manga shojo. De nombreuses mangakas ont percé d'un point de vue critique et commercial. Plusieurs séries cultes ont marqué les esprits. Mais, quel est l'envers du décor de la création frénétique et enthousiaste de manga dit " pour filles" ?

Tout au long de leurs carrières, des mangakas phares comme Suzue Miuchi a publié plus de 10 000 pages de mangas, Wataru Watanabe plus de 15 000, Chika Idea plus de 80 000 pages et Shotaro Ishinomori plus de 90 000 pages… Des chiffres qui donnent le tournis, mais cette production pharaonique, quasi inhumaine, n'est en partie possible que grâce à l'aide d'assistantes et assistants. Certains se spécialisent dans les décors, voir s'occupent d'orchestrer le travail des assistants. D'autres, à l'instar de Miwa Sakai et Nami Sasou développent une expertise à tous les niveaux, véritables couteaux suisses de l'aide aux mangakas aux proies aux affres du bouclage.

Et même avec l'aide de plusieurs assistants, parfois les bouclages, surtout pour des séries hebdomadaires ne sont pas qu'une partie de plaisir.

Mangaka discrète, elle a publié principalement des One Shot, et seulement peu de tankobon, Nami Sasou possède en revanche une incroyable expérience de l'envers du décors en tant qu'assistante émérite, ayant accompagné les plus grandes autrices de shojos.

Dans son nouveau manga Bara wa Shuraba de Umareru - 70-nendai Shoujo Manga Ashisutanto Funtouki (NdlR : Il n'existe pas de roses sans épines : ma vie d'assistante mangaka shojo dans les années 70), l'autrice raconte avec humour l'envers du décor de la création de mangas dans les années 1970, en se focalisant fortement sur ses années passées aux côtés de Suzue Miuchi, l'autrice du titre phare Glass no Kamen (NdlR : Laura ou la passion du théâtre en France). Entretien avec une autrice, actrice et témoin privilégiée de l'âge d'or du manga shojo.

© Nami Sasou

Quelle est l'étincelle qui vous a donné envie de devenir mangaka ?

Enfant, dès que j'ai appris à lire, je me suis mise à dévorer des mangas. Inlassablement. Je préférais lire des mangas plutôt que d'aller jouer. L'envie de dessiner m'est venue très naturellement.
Quand avez-vous décidé de devenir mangaka, qu'avez vous mis en œuvre ? (cours de dessin, autre ? )

J'ai eu conscience de cette envie, en seconde année d'école primaire. Quand j'ai commencé à dessiner, au crayon de papier, des personnages dans les pages de mes cahiers.
Comment se sont passés vos débuts ?

J'ai fait mes débuts quand j'étais encore au lycée, en 1973 à l'âge de 18 ans.

Comment vos parents ont accueilli votre décision de devenir mangaka ?

Quand je leur ai annoncé que j'allais être publié dans un magazine, ils se sont montrés très fiers de moi. Ils ont toujours soutenu mon parcours de mangaka. L'éditeur en charge s'est montré lui aussi très enthousiaste à l'idée de me voir mûrir en tant qu'artiste manga.

Dès votre premier été en tant que mangaka vous avez été propulsée assistante de Suzue Miuchi (NdlR: l'autrice du best-seller Laura ou la passion du théâtre). Qu'avez-vous ressenti à ce moment ?

Il faut savoir que je suis une très grande fan de l'œuvre de maître Miuchi. J'adore Glass no Kamen (NdlR : Laura ou la passion du théâtre, lors de sa diffusion en France). Alors, devenir son assistante c'est un rêve que je caressais depuis le lycée. Le voir se réaliser m'a comblé de joie.

C'était un atelier très spécial, vous vous êtes retrouvé avec le Miuchi-sensei et les autres assistantes dans un Ryokan, pour le bouclage de Glass no Kamen.

C'était très intense. Nous n'avons pas pu dormir pendant tout le bouclage. En y repensant aujourd'hui je ne suis pas sûr de comment nous avons tenu le coup. Madame Miuchi et toutes ses assistantes étaient très jeunes à l'époque, la fougue de la jeunesse nous a permis de tenir le coup, sans même nous rendre compte de l'incroyable difficulté d'un tel défi.

© Nami Sasou, East Press 2023

Miuchi-sensei savait qui vous étiez car elle avait été marquée par vos lettres en tant que fan. Qu'avez-vous ressenti quand elle vous a dit ça ?

J'étais tout simplement aux anges.

Quel est votre personnage de la série que vous préférez ?

Il s'agit d'Ayumi Himedakawa (Sidonie Lecuyer, la rivale de Maya/Laura).

Note : La série Glass no Kamen était tellement populaire au Japon, qu'elle a été l'égérie de plusieurs marques de chocolat.

N'était-ce pas trop dur de travailler en tant qu'assistante sur une œuvre dont vous êtes super fan ?

C'était très difficile quand j'avais le sentiment de réaliser un dessin de piètre qualité. On a tendance à pousser son exigence au plus haut quand on collabore sur une série que l'on aime particulièrement.

Votre collègue Miwa Sakai et vous-même mettez beaucoup d'accent sur vos " défauts" et " erreurs" à vos débuts d'assistante. Pourtant quand on lit les mangas je ne me suis jamais arrêté sur une case en me disant " tiens ce morceau est mal fait". Est-ce qu'avec le recul vous vous jetez un peu moins la pierre ?

Pas du tout. Je reste mortifiée à chaque fois que je vois un décor que j'ai mal dessiné ou une erreur dans une case sur laquelle j'ai travaillé.

Enfin, à quel moment vous vous êtes dit "ça y est, je suis fière de mon travail".

Je dirais, un an ou deux après être devenue assistante à temps plein. Quand j'ai pris conscience que je pouvais à peu près tout dessiner.

En tant qu'assistant on est amené à réaliser des tâches différentes selon les mangakas. Quel a été votre travail préféré auprès de Miuchi-sensei ?

Le meilleur avantage quand on est assistant, c'est que l'on peut lire la suite du manga avant tout le monde. Mais l'inconvénient c'est qu'on n'en lit que des bribes, les pages sur lesquelles on travaille.
Et celui dont vous êtes le plus fière ?

De manière générale, je suis fière de très nombreux décors que j'ai réalisés sur Glass no Kamen.

© Nami Sasou, East Press 2023

De 1976 à 1981 vous avez été assistante de nombreux mangaka. Pouvez-vous nous donner un peu plus de détails et nous expliquer ce que vous avez appris auprès de ces différents maîtres ?

Quand on dessine ses propres histoires, on a tendance à éviter les sujets sur lesquelles on n'est pas à l'aise. Mais quand on est assistant, on n'a pas ce luxe. Il faut réaliser tous les dessins que l'on nous demande, peu importe si on n'est pas doué pour dessiner ceci ou cela. Petit à petit, on progresse dans tous les domaines, tous les styles, tant qu'on y met du sien. De plus, en travaillant aux côtés de différents mangakas, vous vous imprégnez non seulement de leurs styles respectifs mais aussi de leurs personnalités. Être assistant permet d'élargir vos horizons artistiques.

Comme il y avait très peu d'assistants à l'époque vous étiez sur-sollicitée. Comment jonglez-vous d'un style de dessin à un autre ?

Cela peut paraître surprenant, mais avant de me rendre dans l'atelier d'un maître, j'analysais toujours l'épaisseur de ses traits. Savoir s'il avait un encrage plus ou moins épais, pour m'ajuster à la finesse de ses traits.

Votre récit se concentre sur votre période d'assistante de Miuchi-sensei. Pourquoi ce choix ?

C'est mon éditeur en charge qui m'a suggéré d'écrire plus d'histoire autour d'un seul maître, plutôt que de x chapitres pour chacun des mangakas que j'ai accompagné. Je pense que c'est pour avoir un impact plus fort et marquant auprès des lectrices et lecteurs.

Quelle est votre anecdote préférée ?

Celle où maître Miuchi me dit " Même si tu meurs, laisse-nous ton bras droit" (rires).

(NdlR: dans la planche suivante, Madame Sasou, épuisée, explique qu'elle est au bord de s'effondrer, ce à quoi Maître Miuchi répond " Tu peux mourir si tu veux, mais laisse-nous ton bras droit pour finir le travail")

Parfois Miuchi-sensei faisait deux versions du storyboard et les montrait aux assistantes pour choisir la meilleure. Comment est-ce que l'on arrive à choisir entre eux version d'une œuvre que l'on adore ?

Tous les mangakas et les assistants sont toujours très sérieux quand il s'agit de discuter de l'Oeuvre avec un grand O. On est toutes sincères quand on doit répondre à la question " Qu'est-ce qui est le plus intéressant". L'intérêt n'est pas notre satisfaction personnelle, mais ce qui rend l'histoire plus riche et pousse le lecteur à se demander avec impatience " que va t'il arriver dans le prochain chapitre".

Vous employez le terme "shuraba" (champ de bataille) pour parler des charrettes lors des bouclages. Pour rester éveillées vous vous racontiez des histoires d'horreur. Laquelle vous a fait le plus peur ?

En effet, c'est une technique diablement efficace (rires). L'histoire qui m'a le plus effrayée est une histoire que j'ai entendue dans l'atelier de maître Ryoko Yamagishi. Mais comme elle a déjà utilisé cette anecdote dans un de ses mangas, je ne l'ai pas incluse dans le mien.

© Nami Sasou

De Miuchi-sensei à Wada Shinji-sensei ce mot " shuraba" semble être utilisé partout. Pourquoi à votre avis ?

Je pense que ce mot s'est imposé dans nos œuvres respectives car c'est celui qui convient le plus (rires). Si on regarde en arrière, vraiment, les ateliers de mangaka étaient de véritables champs de bataille.

Les bouclages sont tellement intenses que vous n'avez même pas le temps de vous arrêter 5 minutes pour manger proprement avec vos deux mains. En dehors des Onigiris. Est-ce qu'il y a d'autres " astuces" pour pouvoir travailler sans s'arrêter ?

Il faut discuter ensemble. Si l'on parle, que ce soit des histoires d'horreur ou non, on ressent beaucoup moins la fatigue.

Aujourd'hui les conditions de travail sont moins pénibles, notamment grâce au numérique qui permet de revenir en arrière plus facilement en cas d'erreur. Avec le recul, qu'est-ce qui était le plus dur pour vous ?

Tout à fait, quand on travaille en analogique, rattraper une erreur est très compliqué. Le plus difficile, lors d'une charrette, était de trouver rapidement une solution pour pallier ou corriger une erreur.

 

© Nami Sasou, East Press 2023

Vous avez participé à un groupe d'étude à Yokohama alors que vous étiez encore au lycée, organisé par le mangaka Suzuki Mitsuaki. Comment avez-vous eu vent de ce groupe d'études ?

J'étais en seconde année au Lycée. Le rédacteur en chef du magazine Bessatsu Margaret, m'avait chaudement recommandé de rejoindre ce groupe. J'ai été particulièrement surprise de l'enthousiasme de tous les participants, je me suis dit qu'il fallait vraiment que je me donne à fond, et fasse de mon mieux, moi aussi.

Si vous deviez retenir une chose particulière de ce groupe, qu'est-ce que ce serait ?

Bien qu'ayant envie de faire de mon mieux, je dessine beaucoup trop lentement. En tout cas beaucoup plus lentement que les autres. Pendant les deux ans que j'ai passés au sein de ce groupe, je n'ai réussi à terminer qu'une seule histoire. C'est le seul moment où j'ai pu profiter des conseils avisés du maître Suzuki Mitsuaki, car après je suis passée professionnelle.

Vous avez été assistante de Ryoko Yamagishi, notamment sur le manga Tennin Karakusa. Qui est un shojo sombre mais surtout l'un des premiers à mettre en scène une héroïne adulte (et non pas une ado de l'âge des lectrices cible). Aviez-vous anticipé le succès de ce manga ?

Pas du tout. Vous savez, en tant qu'assistant, on travaille sur des bribes du projet, et on n'a pas le temps de lire l'histoire. Je n'ai pu lire l'histoire qu'une fois le magazine publié avec l'histoire complète a été distribué en Kiosque. Je n'avais aucun moyen de prévoir le succès de ce titre, dont j'ignorais alors la portée.

Vous étiez aux premières loges de cette période majeure de l'histoire du Shojo Manga, celle de la " révolution du groupe de l'an 24" sans en être consciente alors ?

Tout à fait, en tant qu'assistant on n'a pas le temps de prendre du plaisir à lire les mangas sur lesquels on travaille. Ni même de temps de prendre du recul sur leur impact sur la société. Nous étions acteurs de cette révolution sans en être des spectateurs conscients.

Aujourd'hui vous participez régulièrement au Comitia. Pourquoi est-ce que cela vous tient tant à cœur ?

Le comitia est un salon où l'on peut exposer ses créations avec une liberté totale. En particulier au rythme que vous souhaitez. Et c'est un facteur qui me convient bien (rires).

Vous êtes très active dans une association pour préserver une demeure historique (la résidence de l'ancien maire de Tokyo Yukio Ozaki). Racontez-nous pourquoi est-il important de préserver ce patrimoine ?

En occident, les bâtiments historiques sont préservés. Au Japon, au contraire, dès qu'un bâtiment est trop vieux, il risque d'être démoli pour être remplacé. Cette mentalité est liée aux très nombreux sinistres qui frappent le pays régulièrement : incendie, tremblements de terre, tsunamie, etc. Il apparaît donc plus rationnel de remplacer les bâtiments régulièrement, c'est en quelque sorte la norme établie. Mais certaines voix ne sont pas convaincues par ce "cartésianisme" absolu, et je fais partie de ces voix.
Pourquoi ce bâtiment est si important pour vous ?

En 1887, une jeune anglaise, de 16 ans, est venue s'installer seule au Japon. Elle s'appelait Théodora. Cette maison a été construite pour elle en 1888, et en 1907 elle a épousé Yukio Ozaki (NdlR : ancien maire de Tokyo de 1903 à 1912, puis Ministre de la Justice). Ce n'est pas un palace, c'est une belle maison en bois, construite pour une jeune femme anglaise qui n'était pas une personne issue de la noblesse. C'est très rare au Japon de trouver des maisons en bois de cette époque qui tiennent encore debout. Après le décès de Théodora Ozaki, la maison a été rachetée par une famille qui en a pris soin pendant plusieurs décennies. Aujourd'hui, notre collectif souhaite continuer de préserver cet héritage.

En occident, on commence enfin à comprendre que le Shojo est un genre d'une richesse inégalée. Pourquoi à votre avis ?

Peut-être que les lectrices et lecteurs ont compris que les shojo regorgeaient de surprises ? Et qui n'aime pas être surpris ?

© Montage Couverture sur Amazon

Quels sont vos trois mangas préférés ?

C'est une question très difficile. Vous me permettrez de répondre selon les périodes.

Enfant, le premier manga dont je me suis éprise est Cécilia d'Hideko Mizuno.

Dans les années 70, j'ai adoré Poketto no naka no kisetsu (NdlR: " Seasons in My Pocket" un recueil d'histoires courtes) de Minori Kimura.

Enfin, un manga que j'apprécie énormément en ce moment, est Mibu Gishi Den de Takumi Nagayasu (publié en France aux éditions Mangetsu, le mangaka est célèbre pour avoir illustré Mother Sarah, scénarisé par Katsuhiro Otomo).

Et vos trois mangakas préférés ?

C'est encore une question très difficile. Je vais répondre avec trois mangakas qui m'ont marqué quand j'étais une jeune fille : Hideko Mizuno, Masako Yashiro et Minori Kimura.

Quels conseils donneriez-vous à une personne désirant devenir mangaka ?

Ne commencez pas en vous lançant dans un projet au long court dès le départ. Commencez par une histoire courte. C'est très important quand on débute d'avoir la satisfaction de compléter un projet.

Vous avez récemment repris la plume, pour ce manga autobiographique, qu'elle est l'origine de ce manga ?

Je vendais au Comitia un livre que j'avais réalisé avec une histoire courte sur mon passé d'assistante. Un éditeur a lu ce livre, et m'a suggéré de faire une version sérialisée de ce one shot.
En revisitant ce passé si riche, quel est le premier souvenir qui vous a ému à en avoir les larmes aux yeux ?

Quand j'ai pensé à Jun Mihara. Quelle tristesse de me dire que je ne peux plus le revoir.
Quelle a été la plus grosse difficulté pour cet ambitieux projet ? Et comment l'avez-vous surmonté ?

Je ne dessine plus aussi vite que dans ma jeunesse, ni même aussi bien. J'ai passé énormément de temps, tous les jours, à dessiner ce manga, tout en progressant petit à petit vers mon but. Je suis comme la tortue dans la fable.

Ce manga est déjà licencié aux USA, qu'avez-vous ressenti en apprenant cette licence à l'étranger ?

Le manga n'est pas encore sorti, c'est le professeur Rachel Thorn de l'université de Kyoto Seika qui se charge de la traduction. Ce manga est déjà publié en Espagne et il est aussi annoncé en Italie. J'ai été très surprise que ce manga soit licencié à l'étranger. Je suis ravie que des gens du monde entier puissent lire ce manga.
Est-ce que vous avez un message pour vos lecteurs en occident ?

Le Japon regorge de manga shojo. Dans les années 70 et 60 il y a eu de réels chefs-d'œuvre. Intéressez-vous aux shojo patrimoniaux, je vous garantis que leur lecture vous remplira de joie. Après tout, c'est une ode à mes souvenirs, à mon expérience, des mangas shojo dans les années 1970. Merci de votre intérêt et bon voyage.