Takashi Hashiguchi : "chaque semaine, j'essayais de surprendre voire choquer mon éditeur"

Takashi Hashiguchi : "chaque semaine, j'essayais de surprendre voire choquer mon éditeur" Découvrez une interview exclusive de Takashi Hashiguchi, le mangaka derrière le best-seller Yakitate !! Ja-pan. C'est à Tokyo que l'Internaute a eu le bonheur de pouvoir rencontrer le maître du manga de comédie culinaire. Bon appétit bien sûr.

Novembre 2005, la France découvre via l'éditeur Delcourt Tonkam l'ovni du manga Yakitate !! Ja-pan. Ce manga, initialement prévu au Japon pour ne durer que 5 chapitres a été un tel succès que l'auteur, Takashi Hashiguchi, n'a finalement posé le mot "fin" qu'à l'issue du 26e tome, soit 242 chapitres.

Il faut dire que Takashi Hashiguchi est un mangaka à part. Si à l'instar de nombre de mangakas il a fait ses débuts après avoir remporté un prix (prix jeune espoir du Young Magazine de Kodansha en 1987) l'artiste aime à sortir de son atelier. Avant de devenir mangaka, l'artiste s'est essayé au Manzai - l'art du stand up en duo - exercice qui lui a donné un incroyable sens du rythme et des dialogues.

Curieux, il pratique la plongée sous-marine, la cuisine, le yo-yo, le ski et les sports mécaniques. Il a même été primé lors de la 34eme édition du rally "International Pokka 1000km" en tant que pilote.

C'est d'ailleurs en combinant ses passions pour la cuisine et la comédie qu'il a créé le best-seller Yakitate !! Ja-pan

En mêlant avec virtuosité gastronomie, humour débridé, et compétitions haletantes, Yakitate!! Japan a su transcender les frontières culturelles, rencontrant un succès retentissant aussi bien au Japon qu'en France, où le manga a trouvé un écho particulier auprès d'un lectorat friand de nouveauté et de créativité. Loin de se contenter d'exalter l'art de la boulangerie, l'œuvre de maître Hashiguchi a introduit une dimension quasi burlesque à la narration culinaire, tout en conservant une rigueur technique impressionnante dans la représentation des gestes et des savoir-faire artisanaux. Le dernier arc narratif ne se contente pas de conclure en fanfare l'un des mangas les plus drôles de sa génération mais invite les questions de l'écologie, de la mondialisation et du vivre ensemble.

Yakitate !! Ja-pan a atteint le statut d'œuvre culte (plus de 10 millions de tomes vendus au japon). Alors quand l'auteur de ces lignes a eu la chance de croiser maître Hashiguchi dans un bar au Japon il a décidé de mettre la main à la pâte (vous l'avez?) et de lui poser quelques questions…

Linternaute.com : quelle est l'étincelle qui vous a donné envie de devenir mangaka ?

© 2025 Takashi HASHIGUCHI / SHOGAKUKAN

Takashi Hashiguchi : Quand j'étais au collège, je passais mon temps à dessiner sur mes carnets et à côté. Et mon entourage m'a encouragé en disant que mes dessins étaient qualitatifs.

Que dessiniez-vous à l'époque ?  Déjà des mangas ?

J'étais un grand fan de Leiji Matsumoto. J'ai réalisé des centaines de dessins tirés de son Yamato et Galaxy Express 999.

Avez-vous pris des cours de dessin, dans l'optique de devenir professionnel ?

Non, je suis totalement autodidacte. De même, je n'ai pas appris à dessiner dans les différents petits boulots que j'ai pu réaliser. Par contre, j'y ai acquis une expérience de la vie essentielle à mon avis pour le travail de mangaka.

Je trouve qu'aujourd'hui, il manque cette expérience de la diversité du quotidien aux jeunes éditeurs tout fraîchement sortis de leurs universités. C'est l'aspérité de la vie, les petites frustrations, les grandes joies, même les échecs, qui donnent de l'épaisseur à nos histoires.

Pourquoi avoir rejoint Shogakukan ?

Tout simplement car un ami y travaillait.

Racontez-nous la genèse de Yakitate !! Ja-pan ?

Tout est venu d'une blague. J'aime l'humour, j'aime la comédie. On peut même dire que c'est par l'humour que j'ai souhaité devenir mangaka. La genèse de Yakitate !! Ja-pan est tout simplement le titre du manga. Ce jeu de mots " Ja-pan" qui mélange le mot " Japon" en anglais et le mot " pan" pour pain en japonais. Tout est né de ce jeu de mots.

À partir de là j'ai tenté de construire des gags autour de ce concept. J'ai réfléchi et c'est petit à petit que le reste de l'histoire m'est venu. J'ai pétri ce jeu de mots pour en faire un manga.

Est-ce que le premier personnage que vous avez créé dans ce processus itératif est Azuma ?

J'ai imaginé l'histoire, et très vite j'ai eu ce besoin d'un duo. J'ai visualisé Azuma en premier, mais Tsukino est née dans la foulée. Puis, comme ce duo n'était pas suffisant pour l'envergure des blagues que je souhaitais mettre en place, j'ai imaginé Kawachi.

Le bureau où maître Hashiguchi opère sa magie © Takashi Hashiguchi

Quand vous créez un personnage, vous pensez à sa place dans l'histoire, son caractère ou son design ?

C'est une question très intéressante. J'aimerais répondre que j'ai tendance à imaginer le caractère d'abord, de manière à ce qu'il interagisse comme je le souhaite dans l'histoire. Cela aurait l'air plus sérieux, mais en réalité je suis drivé par l'apparence de mes personnages. J'aime ce moment où mon crayon ère sur la feuille et donne vie à un personnage.

J'essaye de varier les rapports entre l'apparence et les caractères, pour jouer sur les gaps. Mais il faut quand même avouer que j'aime que mes personnages aient l'air cool. Et bien entendu que mes héroïnes soient sexy (rires).

Est-ce que Mister Ajiko (Le petit chef) a été une référence dans votre conception des réactions exacerbées lorsque les gens goûtent les pains ?

Tout le monde pense que mes réactions sont inspirées de Mister Ajiko, mais il faut savoir que le manga n'a pas ces réactions exacerbées. Je n'avais aucune idée que dans l'anime il y avait ces réactions. C'est tout simplement pour servir l'humour que j'ai décidé d'avoir ces réactions loufoques.

Est-ce que vous imaginez la réaction d'abord ou le concours associé ? Par exemple pour le croissant vous avez fait une réaction avec le " croissant de lune".

© 2025 Takashi HASHIGUCHI / SHOGAKUKAN

Les deux. J'ai parfois l'idée d'un jeu de mots qui colle avec une réaction et je cherche le meilleur moyen de délivrer cette " punchline" via la grammaire du manga. Et parfois j'ai une idée de concours, un pain que j'ai envie de mettre en scène, parfois même imposé par l'envie de mettre en scène un personnage particulier, et dans ce cas je travaille la réaction à postériori.

Yakitate !! Ja-pan est une comédie culinaire, mais semble utiliser la grammaire d'un manga de sport. Comment vous est venue cette idée ?

C'est une remarque pertinente. C'est lié à la genèse de ce manga. Je n'avais pas prévu initialement d'en faire une série longue. Tout ça comme je vous l'expliquais est né d'un jeu de mots sur le titre " Ja-pan". Une fois que j'ai posé le décor et les personnages, j'ai dû réfléchir à un but. Mais vous savez, dans la majorité des mangas shonen hebdomadaires il n'y a pas de but prédéfini ou très clair. Pour pouvoir ajuster la durée du manga en fonction du succès. C'était plus simple pour moi de reprendre les codes d'un manga de sport, où l'on a un but très lointain mais des objectifs intermédiaires plus identifiables, plus concrets.

Dès lors j'ai pu adapter d'autres codes, avoir cette idée d'entraînement, de " level up" est un ingrédient qui accroche le lectorat et qui accompagne cette notion d'effort si importante dans l'univers des mangas shonen.

Quand avez-vous eu l'idée de changer le rôle de Kirisaki de mentor à antagoniste ?

Je ne suis pas sûr de quand exactement, mais je me souviens de pourquoi. C'est une idée qui m'est venue pour rendre Azuma encore plus populaire et in fine mon manga. Mais je ne me souviens même plus du cheminement qui m'a amené à penser ça (rires).

C'est une évolution qui en tout cas m'a paru naturelle sur le moment, elle allait dans le sens de l'histoire je pense. Historiquement, il n'y a pas tant de patterns possibles pour une relation maître disciple dans un manga. Soit l'élève suit les traces du maître, progresse dans la même direction, que ce soit dans son ombre ou pour le venger. Soit l'élève se rebelle et va dans une direction opposée. C'est un peu la symbolique de " tuer le père".

Cette relation maître disciple impact évidemment la direction que va prendre le manga, mais aussi le ton et le rythme. Il y a, je trouve un peu plus de dramaturgie et d'évolution de personnage dans cette approche conflictuelle entre un maître et son disciple.

En parlant de pattern, Kyousuke Kawachi a un rôle de sidekick. Il semble avoir le rôle de " Krilin" un personnage " normal" au milieu de " génies". Est-ce essentiel d'avoir un tel caractère pour toucher plus de lecteurs ?

C'est en effet un point important dans ce type d'œuvre. Azuma est un génie, il a même des mains magiques. Autour de lui gravitent de nombreux autres génies, des personnages avec des dons.

Kawachi n'est pas un protagoniste mais un personnage de second plan. Il sert à être le troisième œil, l'œil du lecteur au sein de l'histoire. C'est lui qui permet d'apposer aux autres le terme de génie, si on n'avait que des génies dans l'histoire cela deviendrait la normalité et il n'y aurait plus aucun génie de facto.

Mais ce n'est pas car c'est un personnage secondaire que ce n'est pas un personnage important, bien au contraire. Les personnages secondaires sont le ciment d'un bon manga, ou la levure si l'on veut rester dans l'analogie du pain.

À un moment de l'histoire Kyosuke Kawachi change de rôle, il devient lui-même testeur et acteur de ces réactions loufoques. Pourquoi ?

C'est tout bonnement une question d'équilibre. Si Azuma se mettait à avoir de telles réactions en goûtant son pain ou celui d'un autre génie, le manga serait fichu. Il faut un personnage, plus " faible" en termes de compétence, pour tomber sous le charme d'un plat lorsqu'il le goûte. Pour avoir une réaction exacerbée il faut succomber à son palais. Être emporté par la fougue gustative. Seul Kawachi à ce niveau de l'histoire peut répondre à ce besoin.

Pour rester sur ces réactions exacerbées. Souvent les personnages se tordent, perdent leurs vêtements… Est-ce qu'il est arrivé que votre éditeur dise qu'une réaction était " too much" ?

" Too much"  est exactement ce que je visais (rires). Lorsque mon éditeur parcourt mon story-board, je suis satisfait de moi s'il s'arrête sur un passage pour se demander justement si c'est trop ou non.

Chaque semaine j'essayais de surprendre voire choquer mon éditeur (rires).

Quelle est votre réaction préférée ? Celle dont vous êtes le plus fier.

Vous savez, je ne me souviens pas de la moitié d'entre elles (rires). C'est très vieux tout ça. Je garde un très bon souvenir de la réaction du Ja-Pan n°16 le curry pan où Azuma réalise un naan avec la forme du mont Fuji (rires).

J'aime aussi beaucoup la première réaction avec le croissant. La réaction lors de la dégustation du pain tortue aussi est une réaction que j'affectionne. Oh, j'aime aussi beaucoup le pain à l'anguille de Kai, la réaction est très drôle.

Était-ce difficile à chaque nouveau pain de trouver une réaction encore plus extravagante que la précédente ?

Le problème de l'inflation ne touche pas que les retraités (rires).

C'est un peu le mur auquel doit faire face tout mangaka qui a un système de level-up, cette surenchère qui semble sans fin. Tout comme Dragon Ball d'ailleurs. Pour l'auteur c'est comme des sables mouvants, plus l'on se débat, plus on s'enfonce.

C'est très difficile, par chance, dans mon cas les réactions peuvent paraître plus extravagantes en changeant le point de vue, ou la dimension.

Dans le dernier arc de l'histoire, vous aborder la problématique du réchauffement climatique. Est-ce car vous vous sentiez responsable envers vos millions de lecteurs ?

Non pas du tout. Moi responsable ? Jamais. (rires francs) En toute franchise c'était pour aller le plus loin possible dans mon délire, tout ce manga est une vaste blague, il n'y a rien de sérieux (rires).

Toute l'équipe initiale de la boulangerie Pantasia reste présente jusqu'à la fin de l'histoire. Garder autant de personnages actifs a-t-il été une difficulté supplémentaire ?

© 2025 Takashi HASHIGUCHI / SHOGAKUKAN

C'était important car j'en avais fait des protagonistes. Tsukino Azusagawa, Kai Suwabara et Shigeru Kanmuri sont des personnages principaux, tout comme Kazuma Azuma et Kyosuke Kawachi. Il faut les garder jusqu'à la fin de l'histoire.

C'est comme dans un film, si on introduit un personnage comme personnage principal on doit conclure son histoire aussi.

Ce n'est pas forcément plus difficile de faire vivre, évoluer et progresser plusieurs personnages principaux en parallèle, au contraire, parfois c'est plus simple et cela permet de changer de rythme.

Et pour être honnête, je ne contrôle pas toujours les actions de mes protagonistes. Parfois, souvent même, il arrive que certains évoluent au-delà de ce que j'avais imaginé et que je me retrouve à les suivre, moi aussi. Surtout dans le cadre d'un manga à publication hebdomadaire, on n'a pas le temps de prendre du recul ni d'anticiper trop la suite.

Vous qui avez maintenu la popularité de votre manga au long de 26 tomes. Quelles sont les règles à respecter pour garantir la popularité d'un manga ?

Il y a un facteur chance indéniable. Il n'y a pas de recette exacte pour la popularité d'un manga.

Par exemple, quand je crée mon casting ou quand j'introduis de nouveaux personnages dans l'histoire. J'essaye à chaque fois de faire des personnages qui me plaisent et seront populaires. Mais en réalité je ne peux pas contrôler la popularité d'untel ou untel auprès du lectorat.

On ne choisit pas nos enfants, on se contente juste de les baigner dans notre amour, eh bien il en est de même avec nos protagonistes. J'imagine que si on est sincère dans la manière dont nous aimons nos personnages, alors ils résonneront un peu plus auprès des lectrices et des lecteurs.

les mangakas [...] sont des arnaqueurs du sentiment.

Quelle a été la plus grosse difficulté à surmonter dans la réalisation de Yakitate !! Ja-pan ?

Définitivement les réactions. Dans quoi je me suis engagé (rires).

Comment est née l'idée des mains solaires ?

C'est un problème dont j'ai longuement discuté avec mon éditeur. Avoir des " mains divines" était trop facile et manquait d'intérêt. Il fallait quelque chose d'unique, quelque chose qui marquerait les lecteurs et ne serait pas omnipotent.

J'ai eu une épiphanie un jour, je ne me souviens plus du contexte mais j'ai eu l'idée de mains chaleureuses. J'ai alors proposé ce concept de mains solaires à mon éditeur qui a validé toute de suite cette idée. Mais ce n'est pas un concept qui a été facile à créer. Mais je m'en suis bien sorti.

Aujourd'hui une grande partie des lecteurs japonais de Yakitate !! Ja-pan croient que les mains solaires d'Azuma existent dans la réalité. Cette acceptation du lectorat est le fruit d'un univers construit avec attention. Vous savez, je pense que l'on peut dire que les mangakas ne sont pas juste des conteurs d'histoires, ce sont des arnaqueurs du sentiment.

En tant que mangaka, notre métier est de faire croire des choses souvent irréalistes aux lecteurs. Mais ce sont des mensonges pour la bonne cause, mentir pour rendre les gens heureux n'est pas si mal (rires).

Avez-vous été surpris du succès de Yakitate !! Ja-pan ? Aussi bien critique que populaire ?

Mon éditeur de l'époque était très fort. Il savait comment faire pour qu'un manga soit bien classé dans les sondages de popularité et il enchaînait les hits. Je n'aurais pas pu avoir de meilleur partenaire à l'époque je pense. J'étais donc confiant dans le fait que ce manga aurait du succès. Mais ça a été au-delà de mes espérances. Et sincèrement je n'aurais jamais pensé remporter le 49e prix Shogakukan Manga Award. Encore moins à égalité avec Full Metal Alchimist. Mais une partie du mérite revient à mon éditeur.

Avez-vous un message pour vos fans français ?

Je suis extrêmement reconnaissant envers mes fans français. Merci d'avoir aimé Yakitate !! Ja-pan malgré les nombreuses différences culturelles qui séparent la France et le Japon.

Merci à maître Hashiguchi de nous avoir accordé un peu de son temps de manière impromptue, merci à Yota et Kenta pour l'interprétariat.