Kazuhiko Torishima : "Akira Toriyama n'a jamais tourné le dos à l'enfant qu'il était une fois devenu adulte" (2/3)

Kazuhiko Torishima : "Akira Toriyama n'a jamais tourné le dos à l'enfant qu'il était une fois devenu adulte" (2/3) Cet éditeur de manga a découvert les diamants Akira Toriyama et Masakazu Katsura, les accompagnant sur la création de best-sellers comme Dr Slump, Dragon Ball, Wingman et Video Girl Ai. Celui qui fut aussi le rédacteur en chef du Weekly Shōnen Jump de 1996 à 2001, le fondateur du magazine V Jump et le CEO de la maison d'édition Hakusensha se livre à cœur ouvert pour Linternaute.com. (2/3)

Les réalisations de Kazuhiko Torishima sont trop nombreuses pour en dresser la liste exhaustive. Rappelons simplement qu'il est l'éditeur de manga qui a repéré les mangakas Akira Toriyama et Masakazu Katsura, qu'il a créé du magazine V Jump, qu'il fut rédacteur en chef du magazine phare Weekly Shōnen Jump lors des lancements de One Piece et Naruto, ainsi que le président de la maison d'édition Hakusensha de 2018 à 2021.

Depuis mai 2023, il participe régulièrement à l'émission "TOKYO M.A.A.D SPIN" sur la radio J-Wave. Au sein de ses émissions passionnantes et auprès d'invités prestigieux, il revient non seulement sur sa carrière mais explique surtout l'envers du décor des métiers du manga. Vous l'aurez compris, avec près de 50 ans d'une carrière mémorable dans l'univers du manga (et du jeu vidéo), c'est une légende du milieu.

Invité d'honneur à Japan Expo 2025, Kazuhiko Torishima va partager ses expériences et analyses lors de conférences. Grâce aux équipes du festival et de J-Wave - en particulier de la productrice de l'émission  "TOKYO M.A.A.D SPIN", Chris Naz -, Linternaute.com a pu rencontrer l'éditeur pour une interview fleuve. 

Seconde partie sur trois d'un entretien passionnant (retrouvez la première partie ici ) : 

De gauche à droite : Naz Chris, Kazuhiko Torishima, Yuji Horii, Katsuyoshi Nakatsuru et Kazuo Enomoto © Yubo&Mashirito's KosoKoso Hosokyoku

L'Internaute.com : Vous avez repéré des stars en devenir : Akira Toriyama, Masakazu Katsura et d'autres encore. Qu'est-ce qui titille votre intérêt ? La maturité graphique, l'art de la mise en scène ou autre chose ?

Je pense que ce qui m'attire en premier lieu, c'est la patte de l'artiste. Quand un artiste offre une nouvelle proposition, un style novateur qui se distingue du reste de la production dès le premier regard. Dans le cas d'Akira Toriyama, j'ai ressenti quelque chose de très différenciant dans ce qu'il m'a proposé. Son passé de designer au sein d'une agence de publicité, ce background riche et original, lui a donné une une manière très particulière d'écrire ses mangas. Particulièrement au niveau de la graphie des onomatopées.

Pour Masakazu Katsura, il était encore lycéen quand j'ai découvert ses premières planches. Mais malgré son jeune âge, je trouvais qu'il y avait une réelle force dans l'expressivité des regards de ses personnages. Ces derniers donnaient l'impression de nous regarder, nous les lecteurs.

C'est un peu comme les sportifs : chaque athlète trouve un talent particulier et le peaufine en s'entraînant. Par exemple, si vous aimez le football, on ne peut pas dire que Messi soit un joueur très rapide, n'est-ce pas ? Mais il a une capacité d'analyse de l'espace, une vision du jeu incroyable. Et c'est en magnifiant ce talent particulier qu'il s'est hissé parmi les plus grands joueurs de l'histoire.

Et mon travail en tant qu'éditeur de manga, c'est de trouver les spécificités, les forces de chaque artiste, et de les aider à les développer à leur plein potentiel.

Dr. MASHIRITO SAIKYO MANGA JUTSU© 2023 by Kazuhiko Torishima
© BIRD STUDIO/SHUEISHA, TOEI ANIMATION
© Bandai Namco Entertainment Inc.

Pour poursuivre l'analogie sportive, l'éditeur est dans le rôle du coach ?

Il y a pour moi trois rôles dans le poste de responsable éditorial. Le premier est un rôle de pilote, pour donner la direction, déterminer dans quel sens on souhaite amener le manga. Le second est un rôle de manager, la personne qui gère le planning mais aussi supervise l'état physique et mental du mangaka. C'est une tâche qui peut être assez large : on va jusqu'à gérer la comptabilité de l'artiste. Et le troisième rôle est celui de producteur. C'est un rôle d'anticipation, il faut imaginer ce que l'on souhaite faire de ce manga à échéance de trois ou cinq ans. Imaginer l'avenir.

Pour moi, bien entendu, les réunions de suivi éditorial tout au long de la publication du manga sont importantes, mais il ne faut pas négliger les deux autres rôles. Il faut en permanence anticiper l'avenir et toujours savoir dans quel état d'esprit son auteur se trouve. À quoi pense-t-il à un instant T, à quoi aspire-t-il, éprouve-t-il des difficultés et comment puis-je le guider pour que tout se passe au mieux ? Par exemple, avec Akira Toriyama, cela consistait à nourrir sa curiosité en lui proposant des sujets qui pourraient l'intéresser. Lui envoyer des documents, des références, tout ce qui pouvait le stimuler au quotidien. J'ai été son responsable éditorial pendant environ treize ans, je l'appelais plus souvent que j'appelais ma petite amie (rires). Je le connaissais tellement bien que je pouvais savoir son état de santé rien qu'à sa voix au téléphone. Pour moi, c'est ça un responsable éditorial, quelqu'un qui s'occupe à fond de ses auteurs.

Y a-t-il un de ces trois rôles que vous préférez ?

Je pense que là où je tire mon épingle du jeu, c'est dans ce rôle de producteur, cette capacité à me projeter dans l'avenir.

Vous avez déclaré être très fan des comédies romantiques. Est-ce qu'aujourd'hui encore vous considérez que Touch de Mitsuru Adachi est le saint graal du genre ?

J'adore Mitsuru Adachi, mais pour moi sa meilleure œuvre est Nine, pas Touch. Il y a énormément de comédies romantiques qui existent et Mitsuru Adachi fait partie des meilleurs auteurs, mais il est difficile de choisir une seule œuvre et de dire "c'est la meilleure de ce genre". Dans beaucoup de mangas pour garçons, les personnages féminins se sont trop souvent limités à être des "centres d'attractions" pour les protagonistes, des facteurs pour lui permettre de se surpasser, de justifier un changement. Mitsuru Adachi, Keiko Takemiya, Moto Hagio, ces mangakas publiaient dans le même magazine à une époque. Et je pense qu'il a ressenti une certaine exaspération à voir la platitude des personnages féminins dans les mangas shônen. Quand un éditeur a découvert son style et l'a invité au sein d'un magazine de prépublication shônen, Mitsuru Adachi a alors mené une révolution que l'on pensait impossible. C'est le premier à avoir mis en scène des personnages féminins forts, à mettre le focus sur ses personnages féminins au même niveau que les personnages masculins, au sein d'un magazine shônen. Les lecteurs et lectrices se sont très vite enthousiasmés pour le style novateur de Mitsuru Adachi. Une nouvelle façon de présenter les personnages.

Et à la même époque, dans le même magazine, le Shōnen Sunday, Lamu de Rumiko Takahashi commençait. Une héroïne qui rompt avec les stéréotypes de l'époque pour les personnages féminins. Elle n'est ni mignonne ni réservée, elle est violente, a mauvais caractère… C'est une période particulière qui a révolutionné la manière de représenter les personnages féminins dans le manga pour garçons. Et à la même époque, dans le Shōnen Jump, est apparu un manga qui a connu son "petit succès", un manga qui met en scène une petite fille bigleuse à grosses lunettes, un caractère bien trempé… Je parle de Dr Slump (rires).

Au moment où le lectorat était en quête de quelque chose de nouveau, de différent, sont apparus Mitsuru Adachi, Rumiko Takahashi et Akira Toriyama. Jusqu'alors, dans le manga shônen, on n'avait pas représenté les personnages féminins comme de vraies femmes dans toute leur profondeur, richesse, complexité et humanisme. Les histoires qui ont accueilli cette nouvelle donne ont créé un engouement pour les comédies romantiques au sein des mangas de type shônen.

Dr. MASHIRITO SAIKYO MANGA JUTSU© 2023 by Kazuhiko Torishima
© BIRD STUDIO/SHUEISHA, TOEI ANIMATION
© Bandai Namco Entertainment Inc.

Certains éditeurs mentent à leur rédacteur en chef, pour le bien de la série ou du mangaka. Est-ce que ça vous est arrivé ?

Non, je n'ai jamais eu le besoin de mentir ou de cacher quoi que ce soit. Cependant, il est arrivé que le rédacteur en chef me demande des modifications sur l'histoire d'une série car elle était populaire mais, en pensant à l'impact que cela aurait pu avoir sur mon auteur ou autrice, j'ai refusé ces propositions. Pour moi, il est plus important de protéger ma relation avec les auteurs, auprès de qui je travaillais au quotidien, plutôt que de marquer des points auprès d'un responsable hiérarchique. Sans rédacteur en chef, le magazine sera publié, mais sans mangaka, alors plus rien ne marchera.

Chris Naz, la productrice de l'émission "TOKYO M.A.A.D SPIN", intervient : C'est une spécificité de monsieur Torishima. Les éditeurs qui montent au front ainsi sont extrêmement rares..

Auriez-vous un exemple à nous confier ?

Cela peut être une demande d'ajout de pages en couleurs par exemple. Ce qui est un supplément de physiquement exigeant pour l'auteur, et si son planning ne le permettait pas, alors je refusais.

Chris Naz intervient : C'est plus monsieur Torishima qui avait tendance à demander des choses impossibles à ses auteurs (rires).

Et des exemples de demande traitées positivement ?

Quand j'ai commencé à m'occuper de Shinji Hiramatsu, il s'est fait une petite amie. Il se trouve que cette dernière était la présidente du fan-club de Shinji Hiramatsu. J'étais à ce titre en communication avec elle. Elle m'a alors demandé de m'arranger pour que monsieur Hiramatsu ajuste son emploi du temps afin qu'ils puissent avoir un vrai rendez-vous galant. J'en ai discuté avec monsieur Hiramatsu et on a réussi à ajuster son planning plusieurs mois à l'avance pour qu'il puisse avoir un vrai rencard avec sa petite amie. Mais je lui ai bien dit de respecter ses deadlines, au risque de ne pas pouvoir avoir son rendez-vous amoureux. Finalement, il a tenu ses engagements et il avait une telle motivation que je n'avais même pas besoin d'être derrière lui.

Dr. MASHIRITO SAIKYO MANGA JUTSU© 2023 by Kazuhiko Torishima
© BIRD STUDIO/SHUEISHA, TOEI ANIMATION
© Bandai Namco Entertainment Inc.

En 1993, vous avez créé le V Jump. Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce magazine ?

À l'époque, le rédacteur en chef du Weekly Shōnen Jump allait quitter son poste. Mais il avait choisi de ne pas me confier la suite, donc ça me dérangeait de rester dans cet environnement un peu malaisant. J'aurais été marqué du sceau de celui à qui on n'a pas confié les rênes. Il me semblait plus efficace de quitter la rédaction du Weekly Shōnen Jump. C'est pour ça que j'ai pris la décision de créer un nouveau magazine. Je pense maintenant que la raison pour laquelle il ne m'a pas choisi pour lui succéder est parce que nos philosophies en ce qui concerne les auteurs étaient à l'opposé. Pour lui, les auteurs n'étaient que des rouages dans l'engrenage du magazine, et la finalité était le volume de tirage et les bénéfices associés. Pour moi, c'est l'inverse, c'est grâce aux talents de ces auteurs que l'on pouvait avoir des chiffres de ventes records et profiter de ces bénéfices associés.

Nous sommes alors en 1990, l'époque où l'anime et les jeux vidéo prenaient de plus en plus d'importance en tant que médias. Je travaillais avec Yûji Horii sur Dragon Quest, ce qui m'avait fait comprendre à quel point il était crucial de faire venir des talents externes ou en tout cas de nous inspirer de gens de milieux différents du nôtre. Pour insuffler un souffle nouveau dans le manga. À l'inverse de mon prédécesseur - Hiroki Goto - qui avait les yeux rivés sur la production de mangas, j'essayais de prendre un peu plus de recul pour avoir une vision un peu plus large. On n'était vraiment pas compatibles. C'est la raison qui m'a motivé à créer ce nouveau magazine. Le V de V Jump est pour virtuel. Le concept était que sur nos écrans, nous pourrions bientôt avoir à la fois le manga, l'animation et le jeu vidéo.

Yuji Horii et Kazuhiko Torishima © TOKYO M.A.A.D SPIN (J-WAVE 81.3FM)

Quelques années plus tard, on vous rappelle pour vous confier les rênes du Weekly Shōnen Jump. Avez-vous hésité avant de dire oui ?

J'ai cordialement refusé pendant trois mois de prendre la tête du Shōnen Jump. Je n'avais aucunement envie d'y retourner. La création du V Jump s'était très bien passée et, finalement, la vision d'avoir accès à ces univers manga, animation et jeu vidéo sur le même écran s'est réalisée aujourd'hui grâce aux smartphones. Même si à l'époque nous en étions encore un peu loin, je sentais que c'était dans l'ordre des choses. Et d'un seul coup, revenir en arrière pour ne me concentrer qu'au manga, c'était quelque chose qui ne m'intéressait pas. D'autant plus que la rédaction du Shōnen Jump avait mal vécu le management de mon prédécesseur. Non seulement les tensions y étaient à leur paroxysme, mais de surcroît il n'avait pas réussi à former et faire mûrir les nouveaux éditeurs. Je savais que si je revenais au Weekly Shōnen Jump, j'aurais une montagne de travail qui m'attendrait.

Il faut savoir qu'à l'époque, le Weekly Shōnen Jump représentait 50% des bénéfices de l'entreprise. Donc la moindre baisse des ventes du magazine avait des répercussions directes et terribles sur toute l'entreprise. Le succès du magazine V Jump n'était pas suffisant, à l'aune du poids du Weekly Shōnen Jump, pour attirer l'attention des grands patrons de Shueisha. Ils m'ont donc donné un ultimatum au bout de trois mois : soit j'acceptais le poste de rédacteur en chef du Weekly Shōnen Jump, soit je donnais ma démission. Peut-être que si j'avais eu plus d'économies à l'époque, j'aurais démissionné (rires).

Lectrices, lecteurs, vous l'aurez compris à la lecture de ce long entretien, Kazuhiko Torishima a une carrière aussi grande que sa générosité à partager son expérience avec les fans de mangas et jeux vidéo du monde entier.

C'est pour ça qu'avec les équipes de J-Wave et de Japan Expo, il a vu les choses en grand : pas moins de trois conférences seront proposées pendant Japan Expo. Voici les horaires pour ces dernières : 

  • COMMENT DESSINER GOKU Avec M.Torishima, M.Nakatsuru avec M.Torishima et M.Nakatsuru le jeudi 3 Juillet à 16h30 scène Ichigo
  • DANS LES PAS DE KATSUYOSHI NAKATSURU avec M.Torishima et M.Nakatsuru le vendredi 4 Juillet à 14h15 scène Yuzu
  • LES TECHNIQUES MANGA BALÈZES DE MASHIRITO avec M.Torishima et M.Toyotaro le dimanche 6 Juillet à 15h45 scène Yuzu

Ne les manquez sous aucun prétexte, nous n'avons qu'effleuré la surface de la carrière de Kazuhiko Torishima.

La rédaction de L'Internaute tient à remercier monsieur Kazuhiko Torishima pour sa disponibilité et son enthousiasme communicatif, mais aussi Chris Naz, productrice de l'émission de radio "TOKYO M.A.A.D SPIN" de messieurs Torishima et Horii. Enfin, merci à Hervé Auger pour son interprétariat.