Satsuki Yoshino (Barakamon, Slice of Life): "ce sont mes doutes de mangaka que j'exprime à travers Naruhiko"

Satsuki Yoshino (Barakamon, Slice of Life): "ce sont mes doutes de mangaka que j'exprime à travers Naruhiko" Après Barakamon et Princess Mana, la mangaka revient en France grâce aux éditions Ki-oon avec Slice of Life. Dans cette série, l'autrice met en scène un jeune mangaka qui vit sur une île lointaine. L'Internaute l'a rencontrée à Tokyo.

Satsuki Yoshino est un véritable ovni du monde du manga. Autodidacte, elle n'a pas suivi la voie habituelle des mois ou années d'apprentissage en tant qu'assistante auprès d'un mangaka établi. Elle vit d'ailleurs sur une des îles Goto. La touche de la mangaka, en plus d'un trait fin et aérien, est sa maîtrise de doses légères d'humour associées à des personnages des plus attachants. Que ce soit dans un manga de fantasy basé sur un jeu vidéo comme Seiken Densetsu - Princess of Mana ou une tranche de vie comme Barakamon, les protagonistes finissent par devenir des compagnons du lecteur. Sa nouvelle série, Slice of Life, presque autobiographique, vient de paraître aux éditions Ki-oon. L'occasion rêvée de s'intéresser au travail si attachant de la jeune mangaka. Profitant de l'une des rares excursions de Satsuki Yoshino en dehors de son île, c'est à Tokyo que nous avons eu le plaisir de la rencontrer. Morceaux choisis d'un entretien des plus chaleureux.

© Satsuki Yoshino / SQUARE ENIX CO., LTD.

Linternaute.com : depuis quand souhaitiez-vous devenir mangaka ?

Très jeune, j'ai eu envie de devenir mangaka. Après mes études, j'ai quitté mon île de Goto où j'ai vécu toute ma vie pour travailler, tout en continuant à dessiner par plaisir. Mais il y avait cette petite voix qui me poussait à tenter de devenir mangaka. J'ai présenté mes travaux à un premier éditeur qui ne les a pas trouvés en accord avec son magazine, et ensuite je les ai présentés à Square Enix qui m'a accueillie chaleureusement.

Comment s'est développée votre passion pour les mangas ?

J'ai commencé en lisant des shôjo, puis je me suis mise aux shônen en lisant le Jump. J'ai été frappée par la qualité et la puissance des dessins, aussi bien des personnages que des décors. Cela m'a donné envie de réussir à écrire, d'être capable de scénariser et dessiner, de raconter une histoire dans sa globalité, d'être un peu la déesse d'un univers que j'aurais créé. C'est en CE2 que j'ai commencé à dessiner avec ce rêve, mais en 6e que je me suis dévouée au dessin avec assiduité.

© Satsuki Yoshino / SQUARE ENIX

De nombreux mangakas commencent leur carrière comme assistant. Vous, vous avez tout de suite publié quelque chose. Comment avez-vous découvert ce métier ?

Quand j'étais petite, je me suis surtout formée à l'aide des manuels qui expliquent comment dessiner des mangas. Il y en a chez la majorité des maisons d'édition. J'en ai acheté énormément et je me suis appliquée à apprendre, comprendre et ingurgiter tous ces conseils de professionnels. De l'apprentissage de la narration à la gestion du rythme en passant par les conseils pour poser la trame, on peut tout apprendre grâce à ces ouvrages pour peu que l'on soit motivé. On me demande souvent comment devenir mangaka et je pense que passer par cette étape est une méthode très efficace.

Le fait d'habiter sur une des îles Goto a-t-il eu un impact sur votre carrière ?

En effet. C'est l'une des raisons principales pour laquelle je n'ai pas été assistante. À mes débuts, on m'a proposé un travail d'assistante, pour m'aguerrir, mais j'ai refusé. Principalement parce que je ne me sens pas à l'aise en dehors de mon île. J'avais le sentiment d'avoir déjà développé mon identité artistique et je ne voulais pas attendre avant d'explorer ce que je pouvais réaliser par moi-même. Être mangaka est un travail qui permet de rester chez soi la majeure partie du temps et ça me convient parfaitement. Même si je dois quand même venir à Tokyo de temps en temps. Enfin, je m'y suis habituée (rires).

© Satsuki Yoshino / SQUARE ENIX

Avez-vous des assistants? Sont-ils sur l'archipel Goto ou travaillez-vous à distance ?

Je n'ai pas d'assistante, mais il y a des aides en dehors de dessin des planches. Par exemple, ma mère m'aide à gommer les crayonnés ou les amis de l'île vont prendre les photos pour la préparation de dessins. Mon père a vraiment fait un potager pour m'aider à faire un épisode sur le potager. Donc, je dessine seule, mais  je ne me sens pas dessiner toute seule.

Pourquoi avez-vous passé le concours chez Square pour Seiken Densetsu - Princess of Mana ?

Je suis entrée chez Square Enix via un concours en 2005 au sein du magazine Monthly Shônen Gangan. À partir de ce moment, je n'avais qu'une envie, publier une série. Et quand en 2006 on m'a proposé de participer à ce concours interne pour travailler sur la série Seiken Densetsu (Secret of Mana, NDLR), c'était parfait pour moi. En effet, c'est une licence que j'apprécie énormément, j'y ai énormément joué étant enfant. J'ai fait un petit dossier avec un pitch et une proposition de trame graphique. Et j'ai eu la chance d'être sélectionnée.

© Satsuki Yoshino / SQUARE ENIX ©2006 SQUARE ENIX CO., LTD. All Rights Reserved.

Adapter un jeu vidéo en manga n'est pas évident. Vous avez ajouté beaucoup d'humour, à la limite de la parodie. D'où vous est venue cette idée ?

Dès mon pitch initial, j'étais partie sur ce côté un peu parodique. Avant tout pour pouvoir proposer l'histoire la moins linéaire possible. En dehors de certaines règles à respecter, on m'a donné carte blanche pour ce titre, alors j'ai poussé au maximum la créativité. Mon but était que les personnes qui ont passé du temps sur le jeu vidéo prennent du plaisir à lire ce manga.

Quelles étaient ces règles ?

Ce n'était pas un cahier des charges à respecter, mais plutôt des retours d'ambiance. Par exemple, pour le chara-design des personnages, on m'a fait la remarque que la première coupe de cheveux n'était pas assez mignonne. Ou alors que les vêtements étaient trop modernes, et d'aller sur une touche plus fantasy. C'est sur cette partie-là qu'il y a eu plusieurs allers-retours de cadrage avec la maison d'édition. Tous ces échanges ont été réalisés par fax à l'époque.

© Satsuki Yoshino / SQUARE ENIX ©2006 SQUARE ENIX CO., LTD. All Rights Reserved.

En même temps que Princess of Mana, vous avez commencé Barakamon. Comment cela s'est-il passé ?

L'éditrice de Satsuki Yoshino intervient : Comme Princess of Mana sortait tous les deux mois, je voyais bien que Madame Yoshino s'ennuyait, donc je lui ai proposé d'écrire une série 100 % à elle. Il faut savoir que Madame Yoshino dessine incroyablement vite.

Comment vous est venue l'idée de Barakamon ?

C'est une histoire très personnelle. Je me suis inspirée de tout ce que j'ai vécu, principalement dans mon enfance. Ce sont ces anecdotes et ces souvenirs de mon quotidien qui ont nourri la base de l'histoire. Bien sûr, j'ai grossi les traits pour rendre les situations encore plus cocasses.

Quelles sont les principales différences entre l'adaptation d'une histoire qui n'est pas à vous et travailler sur votre propre histoire ?

D'un côté, le fait d'écrire sa propre histoire, de dessiner sa propre histoire, c'est très excitant. On se sent libre et on n'a pas le poids des responsabilités. L'avantage, quand on adapte un titre, c'est que c'est rassurant de savoir qu'il y a quelqu'un derrière qui vérifie ce que l'on écrit.

Vous avez un tantô très proche de vous il me semble ?

J'ai de la chance : ma responsable est très gentille et très ouverte à la discussion. Mais pour Princess of Mana par exemple, on recevait des retours des équipes du jeu vidéo, et parfois certaines demandes de rectifications ou modifications pouvaient surprendre, voire même vexer. Dans ces cas-là, il était est primordial de garder le sourire.

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Quand vous avez commencé Barakamon, aviez-vous déjà l'histoire complète en tête ?

J'aurais préféré (rires). Lorsque j'ai conçu Barakamon, j'ai pensé à l'homogénéité et l'équilibre du premier tome. Je me suis dit que si cela fonctionnait, je penserais alors au deuxième. Puis si le deuxième fonctionnait, je penserais au troisième, etc. J'ai construit cette histoire volume par volume. Jusqu'à l'avant-dernier tome, j'ignorais comment cette série allait se terminer.

Quels sont les premiers personnages de Barakamon qui sont nés dans votre esprit ?

Miwa et Tamako, parce que pour moi ce sont les personnages principaux. Même si on pourrait s'attendre à Handa et Naru. Miwa et Tamako forment un duo formidable, d'un point de vue narratif elles peuvent déclencher un nombre de situations infinies.

Justement, beaucoup de personnages dans ce manga marchent par " paire ". Très souvent avec un des membres qui guide l'autre. Était-ce une envie qui vous tenait à cœur dès le début ?

Un des thèmes importants pour moi, c'est la notion de " grandir ". Plus précisément de grandir en apprenant. Et pour moi, on apprend énormément par ses interactions avec les autres. Quand on rencontre quelqu'un, on se montre, on se dévoile, et finalement on s'enrichit de ce que l'autre personne nous apporte, mais aussi de ce que l'on voit se refléter de cette interaction.

Est-ce qu'il y a un personnage particulièrement facile à écrire ?

D'un point de vue scénario, Miwa Yamamura est la plus simple à travailler. Elle a tellement de répondant et elle n'a jamais peur de dire des choses qui sont interdites. Ses dialogues s'écrivent presque tous seuls. Graphiquement, c'est Naru Kotoishi, je peux même la dessiner les yeux fermés.

Handa ne doit pas s'entraîner pour progresser, contrairement à beaucoup de shônen, mais prendre du recul pour apprécier ce qu'il possède déjà. Comment avez-vous pensé à cela ?

De par sa position d'aîné, il a l'obligation d'être plus adulte que les autres. Il n'est pas encore considéré comme un adulte accompli comme ses parents ou les adultes du village, mais il n'est plus un enfant. C'est cette position un peu intermédiaire qui permet de construire une histoire intéressante.

© Satsuki Yoshino / SQUARE ENIX

Chaque personnage se lance dans son rêve et finit par y arriver. Pourquoi était-ce important de passer ce message de se battre pour arriver à ses rêves ?

C'est à la fois un message d'espoir, mais aussi un rappel que si on ne fait pas d'efforts, rien ne commence. Il n'y a pas de réussite tombée du ciel, le talent sans effort finit inlassablement par être gâché. Je suis sûre que tous ceux qui font des efforts arriveront à quelque chose. Et c'est en effet important pour moi de partager ce message.

Autre message très fort, l'évolution entre Naru et son père qui montre que l'on peut casser un cycle. Comment vous est venue l'idée de ce passage ?

En toute franchise, au début je ne pensais pas faire apparaître le père de Naru. Je travaillais tome par tome et donc moi aussi je découvrais Naru et sa relation familiale au fil de l'avancée du récit.

Bien sûr, le fait que Naru ait une vie de famille s'est imposé assez vite. Donc son père est entré dans l'histoire, mais comme un invité éphémère. Je ne savais pas au début de chaque tome s'il serait présent ou non sur ce volume. Comme Naru, j'ai connu une grande hésitation à accueillir le personnage de Monsieur Kotoishi.

À quel moment Naru est-elle passée d'un rôle de " comic relief " à un rôle important ?

Au début, j'envisageais de centrer l'histoire sur Handa et ses différentes interactions, ce rôle de tuteur presque involontaire qu'il allait avoir avec les habitants de l'île. Et finalement Naru s'est imposée comme une pièce maîtresse de mon manga. Son rôle n'a cessé de gagner en importance et en profondeur. J'ai fini par comprendre que c'était le personnage qui me guidait le plus pour continuer à développer l'histoire. Il n'y a pas vraiment de moment où je me suis dit " Naru doit devenir plus importante, gagner en épaisseur dramatique ", cela s'est fait progressivement et naturellement.

Dans votre nouveau titre, Slice of Life, l'histoire se situe sur une petite île...

L'idée de base que mon éditeur m'avait suggérée pour Barakamon était " un mangaka sur une île isolée ". Mais j'avais décliné cette proposition car je ne me sentais pas assez expérimentée pour traiter ce sujet convenablement. Je n'avais pas assez de bagage pour me permettre de me lancer dans une telle histoire. Mais maintenant je me sens suffisamment à l'aise pour aborder enfin ce concept.

Est-ce que le personnage de Naruhiko est le plus proche de vous parmi ceux que vous avez créés ?

Sans aucun doute. À l'époque de Barakamon, je grandissais et j'évoluais en même temps que mes personnages. Maintenant, j'ai atteint une certaine maturité artistique et personnelle, je peux donc en effet dire que j'infuse une partie de moi dans ce personnage.

© Satsuki Yoshino / SQUARE ENIX

Donc quand vous mettez en scène les doutes de Naruhiko, ce sont les vôtres ?

Oui, tout à fait. Ce sont mes doutes de mangaka que j'exprime à travers Naruhiko. Il m'arrive même, quand je dessine cette série, de me demander par moment s'il s'agit encore d'une œuvre de fiction.

Quand le tantô de Naruhiko l'appel pour lui remonter gentiment le moral, c'est aussi votre réalité ?

Ah non, ça c'est de la fiction. (rires)

Comment se passent vos échanges alors ?

Mon éditrice n'est jamais avares de conseils, mais ce n'est pas pour autant de la gentillesse. Je ne sais pas trop comment expliquer la différence, en tout cas je n'hésite jamais à venir vers elle si j'ai le moindre doute.

© Satsuki Yoshino / SQUARE ENIX

Naruhiko n'aime pas dessiner les bateaux. Mais quand on lit vos mangas, on a l'impression que vous pouvez dessiner n'importe quoi. Est-ce qu'il y a quelque chose que vous ne savez pas dessiner ?

Non, non, je ne peux encore pas me permettre plein de choses. La liste est trop longue pour vous la donner.

Est-ce que vous aussi vous avez fait une capsule temporelle ?

Non, je n'en ai pas fait. Ces capsules se font quand on est enfant. J'ai toujours voulu en faire quand j'étais petite mais maintenant je suis trop grande pour en faire une malheureusement.

Le caractère de Mme Tono tranche avec son apparence. Pourquoi ce choix ?

C'est justement cette dichotomie qui amène de l'intérêt au personnage. J'aime jouer sur ce type d'ambiguïté. Et puis il faut sans cesse rappeler de ne pas juger au premier regard.

Au lycée, beaucoup de personnes arrêtent de lire des mangas. Pourquoi, selon-vous ?

Petit à petit, les gens se découvrent de nouveaux centres d'intérêt, de nouvelles passions. Les premiers émois apparaissent aussi. Je ne propose pas une étude pour expliquer ce désintérêt, mais il me tenait à cœur de montrer la tristesse que l'on ressent lorsque l'on est esseulé dans sa passion.

À école primaire, on va avoir plein d'amis et camarades avec qui discuter des œuvres que l'on aime, mais une fois au collège la majorité arrête d'acheter des mangas et au lycée, d'un seul coup, plus personne de votre entourage ne lit des mangas. On se retrouve alors sans personne avec qui échanger nos théories sur une série, ou rire ou pleurer ensemble à propos d'un passage émouvant. C'est ce sentiment de solitude que j'ai essayé de transmettre.

On a l'impression qu'aujourd'hui le manga est plus présent dans la culture populaire. Avez-vous constaté un changement ?

C'est vrai que le manga est devenu un produit commun. Grâce à ça, les amis qui ne lisaient plus de mangas au lycée s'y sont remis et on recommence à en parler. J'espère que les collégiens d'aujourd'hui et de demain ne subiront jamais ce genre de solitude.

Est-ce qu'aux réunions d'anciens élèves vous dites que vous êtes mangaka ?

Comme c'était une petite école, je suis devenue tellement célèbre que tout le monde me connaît dans l'île. Sans prétention, je suis devenue " la mangaka de l'île ". Si vous demandez à un chauffeur de taxi de venir chez moi, il vous emmènera sans même demander mon adresse. Il m'est d'ailleurs arrivée de recevoir des visiteurs que je ne connaissais pas.

Ce côté humain que l'on peut retrouver sur les îles est mis en avant dans Barakamon et Slice of Life. Pensez-vous que les mégalopoles l'ont perdu ?

On ne perd pas tant que ça l'humain, finalement, dans une grande ville. On perd le sentiment de proximité, oui, et le fait de connaître tous ses voisins. Mais à chaque fois que je viens à Tokyo, je suis très bien accueillie. Les habitants sont bienveillants pour peu que l'on fasse l'effort de leur parler. Essayez, vous verrez, cela fonctionne partout.

On connaît les îles Goto par rapport à leurs richesses culturelles*. Avez-vous été tentée d'introduire ce genre d'histoires dans vos mangas ?

Au contraire, je fais mon maximum pour qu'on n'identifie pas un lieu touristique précis dans mes mangas. En gardant le flou de la localisation, cela facilite l'identification et la projection pour le lecteur.

Continuez-vous à travailler tome par tome ou avez-vous une vision plus avancée de l'histoire ?

Je continue à travailler tome par tome, c'est mon processus. Slice of Life est une série complète de trois tomes.

Avez-vous déjà décidé de votre prochain titre ?

Pour l'instant, ce sujet est en réflexion. Bien sûr, j'ai envie de produire un nouveau manga, mais nous explorons différentes pistes et idées.

*Les îles Goto ont plusieurs particularités culturelles. C'est l'endroit où se sont réfugiés les chrétiens du Japon quand ils ont été persécutés. C'est aussi là que le dernier château de l'ère Edo a été construit.