Kousuke Hamada : "j'avais le désir ardent de créer un récit aussi grandiose que celui qu'a bâti Tolkien"

Kousuke Hamada : "j'avais le désir ardent de créer un récit aussi grandiose que celui qu'a bâti Tolkien" Kousuke Hamada le mangaka derrière Cervin - Le roi oublié, le nouveau classique de la dark fantasy se confie à L'internaute.com à l'occasion de la publication de son manga aux éditions Pika.

S'il fait ses débuts au sein du prestigieux Weekly Shonen Jump, c'est dans l'univers Seinen que le mangaka Kousuke Hamada s'est révélé au grand public. D'abord avec le manga sportif Hanebado (publié en France aux éditions Noeve Grafx) vendu à près de 2 millions d'exemplaires.

Mais c'est sa seconde série pour adulte : Re Cervin, qui assoit sa popularité aussi bien auprès du lectorat que des critiques. Manga de dark fantasy, à la croisée du Seigneur des Anneaux et du Trône de fer, Cervin - Le roi oublié est une œuvre ambitieuse publiée au Japon au sein du magazine mensuel Big Comic Spirits (pensez à Asadora, Ao Ashi, Kujô l'Implacable, …).

© 2025 Kousuke HAMADA / SHOGAKUKAN

En choisissant comme protagoniste un roi déchu à la quarantaine révolue, l'auteur s'écarte volontairement des figures héroïques juvéniles habituelles et propose un héros plus grave, marqué par l'expérience et la perte, dans un monde dominé par l'ombre des dragons et la cruauté des dieux.

À l'aune de la profondeur de l'univers où se mêlent mythes fondateurs, destins brisés et héroïsme désenchanté, on comprend aisément que l'auteur a consacré deux ans à la conception de son manga aux côtés de son éditeur Monsieur Chiyoda.

C'est à l'occasion de la publication de Cervin - Le roi oublié en France, aux éditions Pika, que L'Internaute a pu s'entretenir avec le mangaka. Aussi à l'aise dans l'art de conjuguer l'intensité d'un manga sportif que dans l'exposition de la psychologie de ses personnages, Kousuke Hamada s'avère aussi généreux dans ses réponses à notre interview.

Linternaute.com : vous avez déclaré que vous n'étiez pas compatible avec le style du Jump, qui force à avoir des mangas populaires dès les premiers chapitres, au point de s'éloigner de l'écriture de l'histoire et de se concentrer sur la notion de " plaire aux lecteurs". Est-ce que le passage au genre seinen vous permet de cibler un lectorat plus patient ? Plus ouvert sur la construction d'un univers et d'une dramaturgie par étapes ?

Kousuke Hamada : Voilà qui réveille de vieux souvenirs. Il y a plus de dix ans, lorsque j'ai quitté Jump, j'ai effectivement dit que nous n'étions pas compatibles. C'était à moitié une formule d'orgueil blessé, à moitié une expression sincère de mes sentiments. Toutefois, le fait de passer aux magazines de mangas pour adultes m'a permis, je crois, de développer une écriture plus patiente, moins précipitée. Je le ressens particulièrement dans Re Cervin, et je suis profondément heureux de constater que mes lecteurs en retirent du plaisir.

C'est probablement une évidence, mais est-ce que le titre " Re Cervin" est une référence au mont Le Cervin des Alpes à la frontière entre l'Italie et la Suisse ?

Oui. Le nom " Servan " provient bien du nom français du Cervin. Lors des premières ébauches du récit, afin de bâtir un monde imaginaire, j'avais pris pour appui les cartes de la région suisse. C'est une trace de ce travail qui m'a conduit à donner ce nom au protagoniste.

© 2025 Kousuke HAMADA / SHOGAKUKAN

Comment est né le pitch de Cervin - Le roi oublié ? Qu'est-ce qui est arrivé en premier ? l'envie de faire de la dark fantasy, le personnage du roi Cervin ? de sa fille Arsinoé ? leur relation ?

À l'origine, j'ai conçu le dessin d'un grand homme barbu au cœur du concept d'un nouveau projet, mais dans une histoire complètement différente.

Concernant l'histoire actuelle, la première image qui m'est venue fut celle d'une carte. J'ai commencé par dessiner une carte et à laisser libre cours à mon imagination.

J'ai alors pensé à l'histoire autour du dragon maléfique Skiarlin, ainsi qu'aux mythes relatifs à la création du monde, puis j'ai placé les personnages dans ce cadre. Enfin, lors de la construction du scénario du premier chapitre, afin de clarifier la dimension dramatique, j'ai ajouté le personnage d'Arsinoé ainsi que le sortilège lui faisant perdre la mémoire.

En parlant du roi Cervin, on pense fortement à l'incarnation d'Aragorn par Viggo Mortensen. Est-ce une référence pour votre design ?

Je m'en suis très largement inspiré. On peut dire qu'il s'agit d'un hommage empreint de respect. Lorsque j'étais lycéen, j'ai vu Le Seigneur des anneaux, et depuis, mon héros préféré reste Aragorn tel qu'incarné par Viggo Mortensen. L'idée d'un roi ayant perdu son royaume me ramenait inévitablement à lui. Si certains en ont été indisposés, je leur présente mes excuses. C'est un personnage si grandiose que je ne pouvais que l'honorer avec admiration et amour. J'espère que ce sentiment est perçu. Cela dit, le personnage de Cervin a désormais acquis une véritable épaisseur propre ; j'aimerais donc que l'on puisse l'apprécier en tant que tel. Je parle d'ailleurs explicitement de cet hommage dans l'épisode 5, intitulé " Comme compagnon de voyage… " ; je vous invite à le rechercher.

© 2025 Kousuke HAMADA / SHOGAKUKAN

Cervin, le roi déchu, est un quarantenaire. On voit de plus en plus de héros de manga qui sont des hommes dans la force de l'âge. Est-ce une évolution naturelle du manga par rapport au vieillissement du lectorat ?

Pour ma part, je n'ai pas consciemment choisi Cervin comme héros en pensant à ce phénomène, mais il se peut en effet que ce soit une tendance dans d'autres œuvres contemporaines.

Ou bien une manière d'ouvrir de nouveaux axes narratifs, de nouvelles histoires ?

© 2025 Kousuke HAMADA / SHOGAKUKAN

En ce qui me concerne, je trouvais qu'un grand homme barbu constituait une figure héroïque assez rare dans le manga. Cela s'accordait bien avec mon récit, et c'est ainsi que je l'ai retenu comme protagoniste.

Vous réfléchissez énormément aux personnages de vos œuvres (leurs personnalités, leur réalisme, leur place et impact dans l'histoire). Il vous arrive même de vous baser sur votre  expérience. C'est probablement plus dur dans un univers de dark fantasy de calquer des personnages réels, mais est-ce que vous vous êtes inspirés de personnes de votre entourage ? Peut-être que le dragon est inspiré par votre éditeur monsieur Chiyoda ? (rires).

Arsinoé s'inspire peut-être par certains aspects de mes trois filles.

Quant au dragon, non, il n'est pas issu de M. Chiyoda ! (rires) C'est un homme très bienveillant.

Vous avez passé deux ans à concevoir cette série, et réalisé 20 versions du premier chapitre. Comment avez-vous gardé la foi tout au long de ce processus ?

Je crois que c'est grâce à ma passion pour l'histoire. J'avais le désir ardent, une fois dans ma vie, de créer un récit aussi grandiose que celui qu'a bâti Tolkien. Cette passion m'a constamment soutenu. 

Qu'est-ce qui a le plus changé entre la première version et la vingtième version ? l'histoire ou le dessin ?

C'est l'histoire qui a le plus changé. Au départ, c'était une histoire complètement différente, qui se déroulait dans un désert, où un grand homme barbu était réduit en esclavage. Dans la première version située dans l'univers de Heimgaard, cadre des Servans, le récit raconte la rencontre de Cervin avec Hanna, qui allait devenir son épouse, et l'arrivée du prince Kontrano II et de son père, souverain de l'Empire d'Iria.

Votre éditeur, monsieur Chiyoda, a poussé le manga vers la dark fantasy. Citant même Game of Thrones. À la lecture du premier chapitre j'ai pensé un peu à ce que l'on voit dans L'épée de vérité ou La compagnie noire. Comment vous êtes vous documenté sur le genre Dark Fantasy ? Quelles sont vos références ?

L'inspiration principale demeure Le Seigneur des anneaux de Tolkien. J'ai avant tout puisé dans l'atmosphère de ses œuvres : Bilbo le Hobbit, Le Silmarillion, ou encore sa traduction de Beowulf. J'ai également consulté de nombreuses sources sur les mythologies du monde entier. Quant au dessin, j'ai été fortement influencé par Berserk de Kentaro Miura, un auteur que je vénère. 

Quand on construit un univers de Fantasy, il faut concevoir tout un lore : y a-t-il de la magie, des monstres, quels types, etc. Comment avez-vous décidé du lore voir du folklore de votre univers ?

Je crois que je les ai élaborés progressivement, en dessinant une carte et en y ajoutant des mythes au fil du temps. Le cœur du projet fut dès le départ l'histoire du dragon Skiarlin découvert par les Avatariens, et tout s'est structuré autour de ce noyau.

  

Comment gère t'on la représentation de cet univers, petit à petit pour qu'il soit digeste pour les lecteurs tout en étant captivant dès le début ?

C'est un défi extrêmement difficile, qui me préoccupe constamment. Aujourd'hui encore c'est un réel défi au quotidien.

Pour l'introduction de l'histoire, j'ai choisi de signaler d'emblée l'existence de Skiarlin comme adversaire ultime, puis de recentrer le récit sur le drame intime de Cervin, roi déchu, et d'Arsinoé, privée de mémoire. 

Vous avez  déclaré que les humains ne peuvent grandir seuls. Est-ce pour cela que vous abordez Cervin - Le roi oublié avec le duo Cervin et Arsinoé ?

Oui, exactement. Je le pense vraiment.

Et vous, qui vous a aidé à grandir ?

Dans mon enfance, mes parents ; aujourd'hui, c'est mon épouse. Nous nous connaissons depuis une vingtaine d'années. Elle a toujours cru en moi, m'a encouragé, conseillé, et demeure un appui essentiel. 

Vous avez fortement humanisé les gobelins. Pourquoi ce choix ?

Parce que dans mon récit, les gobelins – appelés " Vurm " – appartiennent à la grande famille des peuples humains.

Vous avez déclaré être fans de Dragon Quest. On se demande si la marque de la prêtresse d'Arsinoé est un clin d'œil à Dragon Quest voir à Berserk.

Peut-être un peu, mais avant tout, il s'agit de la stylisation de la figure de Sainte Juana vue de face.

© 2025 Kousuke HAMADA / SHOGAKUKAN

Comment est venue l'idée du sacrifice pour utiliser les pouvoirs divins d'Arsinoé ?

Elle est née au fil d'une conversation avec M. Chiyoda. Je crois que nous parlions de la peur de perdre ses souvenirs… J'ai toujours pensé que la puissance divine devait être effrayante. Les dieux ne donnent jamais rien gratuitement. C'est peut-être une vision spécifiquement japonaise, mais c'est une idée que je porte depuis l'enfance.

Toujours autour du pouvoir divin. Comment est venue l'idée de le représenter via un avatar géant, l'Omoide o kū kyōjo ? Est-ce un clin d'œil à EVA dont vous êtes fan ?

Je ne sais s'il faut révéler ce point, mais en vérité, l'apparence de la " folle dévoreuse de souvenirs " est créée par Arsinoé elle-même. C'est l'imagination d'Arsinoé qui lui confère cette forme. En réalité, cette déesse n'a pas de véritable corps ; elle n'est qu'un concept invisible. Quant à l'influence d'Evangelion, si elle existe, je n'en avais pas conscience ! (rires)  

Vous avez redessiné les 5 premiers chapitres (100 premières pages) de la série entre leur prépublication et la version en tome relié. Pourquoi ?

Parce que je voulais clarifier l'objectif de l'histoire : vaincre le dragon maléfique et restaurer le royaume.

Quel a été le plus gros défi de cette décision ?

Le plus ardu fut de parvenir à rattacher ces cent pages retravaillées au chapitre numéro 6, déjà existant, tout en respectant cette contrainte de clarté de l'objectif.

Comment avez-vous choisi quoi garder, supprimer, magnifier ou rajouter lors de ce processus ?

Mon leitmotiv fut de simplifier autant que possible la lisibilité de l'histoire, afin que l'on puisse se concentrer exclusivement sur le drame qui frappe Cervin et Arsinoé.   

© 2025 Kousuke HAMADA / SHOGAKUKAN

Vous introduisez plus tôt le maléfique prince Kontrano II, pourquoi ?

Parce que je souhaitais expérimenter ce type de structure : commencer une histoire en présentant dès le premier épisode le " boss final " à abattre.

Quel est le changement dans cette nouvelle version dont vous êtes le plus fier ? Qui vous fait vous dire que tout ce travail supplémentaire méritait l'investissement.

C'est le fait que Cervin puisse, dès la fin du premier chapitre, proclamer son objectif ultime. C'est, je crois, le gain le plus précieux de cette réécriture.

Vous discutez énormément avec votre éditeur monsieur Chiyoda. À quel point le rôle d'un éditeur est important dans la construction d'un bon manga ?

Aujourd'hui, je travaille non seulement avec M. Chiyoda, mais aussi avec M. Takahashi, de la rédaction de Big Comic Spirits. Nous tenons des réunions à trois. Avoir des alliés sur qui l'on sait que l'on peut s'appuyer dès que l'on en a besoin est très rassurant. Pour moi, le fait d'exposer mes idées et de les organiser à travers ces échanges est une étape indispensable.

À l'époque où vous étiez assistant de Koji Oishi sur La maison du pingouin alors que vous deviez dessiner un décor  "de ville", vous avez dessiné un pachinko. Forçant votre maître à revoir la chute de son chapitre à la dernière minute. Est-ce pour éviter cela que vous travaillez sans assistant en dehors de votre femme qui aide sur les trames ? (rires).

© 2025 Kousuke HAMADA / SHOGAKUKAN

Ah, quel souvenir ! (rires) Depuis l'arc " Souffrance ", je reçois néanmoins l'aide d'un ami de longue date, Ryō Chigira, qui m'assiste pour les décors. Je réalise les croquis et ébauches, puis je lui confie le rendu final. Bien sûr, il y a toujours des cases où je dessine moi-même les arrière-plans. Quant aux trames, mon épouse continue courageusement à tout gérer.

Je n'ai pas croisé M. Ōishi depuis longtemps, mais c'est un homme plein d'humour. Je suppose que cette anecdote a été partagée comme une plaisante histoire. Je lui dois beaucoup.

Dans Hanebado, les duels " sportifs" mettaient en scène des sportifs aux styles et personnalités différentes. C'est plus difficile dans un manga comme Cervin - Le roi oublié où il y a énormément de " foules" de " bandes". Est-ce pour cela que vous jouez beaucoup avec les armures ? Pour donner de la diversité et des individualités aux combattants ?

En effet. Avec mes capacités actuelles, dessiner des foules prend énormément de temps et rend difficile la mise en valeur de chaque individualité. J'essaie donc de distinguer les camps adverses et alliés par des armures différenciées.

Il y a un petit côté punk sur certains casques. Avec des crêtes plus habituelles dans les épopées grecques ou romaines, assez rares en fantasy. Est-ce une façon d'inviter un monde post-apocalyptique comme Hokuto no Ken ?

Pas vraiment consciemment, non. Mais sans doute est-ce le résultat de ma recherche de variété.

Merci à maître Kousuke Hamada et à Monsieur Chiyoda son éditeur, ainsi qu'aux équipes de Shogakukan et de Viz Media Europe et bien sûr aux équipes de Pika éditions pour avoir rendu cette interview possible.

Cervin - Le roi oublié, de Kousuke Hamada, publié aux éditions Pika, 7,95€ par volume