Marjane Satrapi (réalisatrice) "The Voices n'appartient à aucun genre"
La réalisatrice Marjane Satrapi nous parle de "The Voices", en salles le 11 mars 2015. Un film surprenant, en immersion dans la tête d'un tueur en série naïf, interprété par Ryan Reynolds, qui parle avec son gentil chien et son chat sadique.

Jerry (Ryan Reynolds) vit à Milton, ville toute aussi charmante qu'accueillante, et travaille dans une usine de baignoires. Il s'éprend de Fiona (Gemma Arterton), la belle Anglaise qui s'occupe de la comptabilité. Tout va bien donc, sauf que Jerry est pris au piège d'une réalité déformée par sa folie, dans laquelle il parle aux têtes des femmes qu'il a tuées puis découpées. Le tout sous les ordres de son chat, le déjà célèbre Mr Moustache, et malgré les recommandations de son chien, Bosco. Deux voix d'animaux assurées également par l'acteur Ryan Reynolds, ici dans un rôle à contre-emploi. La réalisatrice de l'autobiographique Persepolis, Marjane Satrapi, nous en dit un peu plus sur son nouveau film, The Voices, mais également sur son appétit de nouveauté.
Linternaute.com : Comment vous êtes-vous lancée dans le projet du film ?
Marjane Satrapi : C’était un scénario qui circulait depuis un moment et ses producteurs ont finalement voulu le faire. On me l’a proposé, je l’ai lu, j’ai beaucoup aimé et je suis allée les rencontrer à Los Angeles, puis c’est devenu mon film. Une des raisons de ce choix, c’est que j’ai beaucoup d’ambition, mais jamais suffisamment d’argent, et que je parviens toujours à faire quelque chose. Comme je suis manuelle et que je me débrouille bien avec mes mains, je pense qu’à la fin ils se sont dit : "Elle pourra nous le faire avec le budget qu’on a."

C’est la première fois que vous réalisez un film à partir du scénario d’un autre. Qu’est-ce que cela a changé dans votre manière de travailler ?
Je trouve ça absolument jouissif. Je sais écrire des scénarios, mais mon monde à moi est limité à ma propre personne. C’est une zone très confortable, mais dans laquelle je n’ai pas beaucoup de surprises parce que c’est une zone que je connais très bien. Quand on vous offre un scénario, c’est comme s’il y avait un monde qui se rajoutait au vôtre, donc vous vous retrouvez avec un monde plus grand. Quand on écrit un scénario soi-même, on tient à chaque mot que l’on a écrit, donc si on vous demande de couper quelque chose, c’est pratiquement comme si on vous demandait de vous couper un bras. En revanche, quand c’est le scénario de quelqu’un d’autre, vous avez du recul pour savoir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Après avoir travaillé avec le scénariste (Michael Perry), il faut que le scénario, qui est de la littérature, devienne un film, qui est des images. Avant ce travail d’adaptation, il y a un vrai travail d’adoption. Le scénario devient le vôtre, parce que vous le pensez pour la réalisation. Vous le réécrivez de nouveau avec vos images. J’avais une seule obsession : comme j’étais tombée amoureuse du scénario de Michael Perry, il fallait au moins qu’il tombe aussi amoureux du film, ce qui fût le cas, donc je suis très contente.
"The Voices"est un film très surprenant parce qu’il épouse le point de vue d’un serial killer, ce qui est assez rare. C’était votre volonté, de le rendre sympathique malgré tout ?
C’est un enfant enfermé dans le corps d’une grande personne. Ce n’est pas un prédateur, il n’a pas de pulsions, il ne sort pas pour chasser. Il est chez lui, il est tranquille, ce sont les autres qui viennent à lui. La première fois, c’est accidentel, ce n’est pas lui. Il veut être sympa. Il se trouve qu’il est fou, psychotique. Est-ce qu’il est réellement responsable de ses actes ? Je ne crois pas parce qu’il est malade. Il a une autre vision du monde, il parle avec ses têtes coupées. Il n’y a pas d’acte de préméditation. Il ne sort pas le soir en se disant qu'il va tuer, ce n’est pas comme ça. Tout le monde vient à lui. J’ai presque envie de dire : "Mais foutez-lui la paix à ce pauvre homme !" Donc oui, j’ai de la sympathie pour lui, je l’aime bien et c’est ça qui était intéressant à faire, parce que c’est tellement difficile d’éprouver de la sympathie pour un type comme ça. De façon générale, les gens me connaissent pour certaines choses que je fais, comme la peinture, mais beaucoup de choses m’intéressent. Je peux lire un livre sur la chimie parce que je trouve ça super. Je suis vraiment très excitée par tout ce qui se passe autour de moi. Je n’ai pas vraiment un thème de prédilection, tout m’intéresse.
D'abord présenté au Festival du Film de Comédie de l’Alpe d’Huez, "The Voices" a ensuite reçu un prix du public au Festival du Film Fantastique de Gérardmer. Plus qu’un film de genre,"The Voices" est finalement très cinéphile, non ? Vous y avez mis beaucoup de références...
Il était aussi à Sundance, dédié aux films d’art et d’essai indépendants. J’ai tout eu…Evidemment, c’est un film que j’ai fait avec mes références. Quand vous dites que c’est un film de genre, j’ai envie de demander : quel genre ? Moi-même, je ne sais pas quel genre il représente. Vous pouvez dire que c’est une comédie, mais pas seulement. Vous pouvez dire que c’est un film d’horreur, mais pas seulement. C’est aussi un drame et puis il y a des moments d’émotion, une profondeur dans l’histoire. Je ne saurais pas dire à quel genre le film appartient.

Le film reste aussi très imprégné de vos débuts, de la bande-dessinée, il est assez graphique...
Je ne pense pas que ça ait un lien avec la bande-dessinée, car c’est un autre art de séquences, je pense que ça vient plutôt des arts plastiques. Au départ, je suis peintre, donc, évidemment, j’ai un rapport particulier avec les couleurs. Je ne peux pas imaginer qu’un plan soit un petit morceau d’une séquence, chaque plan est important. Il faut que la composition soit parfaite, c’est parce que je pense avec des images dès l’écriture. Ce n’est pas juste la narration, c’est aussi l’image : comment elle est composée, comment sont les diagonales. J’ai un rapport obsessionnel avec le cadre, comment je vais le faire exactement. Et, sans vouloir me comparer à ces grands maîtres, je pense qu’il y a un cinéma de dessinateurs et un autre cinéma. Les films de Fellini ont une grande identité graphique, ceux de Fritz Lang et d'Almodóvar aussi. A partir du moment où vous dessinez ou peignez, chaque plan devient quelque chose de très important pour vous, donc vous vous occupez de la narration aussi, mais surtout du look du film. Ce que je vois, c’est très important. Il faut que ce soit beau, il faut que ce soit parfait.
C’est surprenant, encore une fois, de voir Ryan Reynolds dans ce rôle. Avez-vous dû le convaincre de jouer dans le film ?
Ça s’est passé différemment. C’était lui qui voulait faire le film. Je travaillais déjà sur le projet quand on m'a dit : "Ryan Reynolds est vraiment très intéressé par le film", alors je l’ai rencontré. Nous avions réellement la même vision du film, parce que c’est très important. Si lui veut faire un film et que je veux faire un autre film, si on n’a pas du tout la même compréhension du personnage, ça ne peut pas aller parce qu’on va tirer chacun dans un sens et ça ne peut pas marcher. Et puis il a vraiment la tête de l’emploi. Il peut être inquiétant et il a ce sourire ravageur, on lui donnerait le bon dieu sans confession. Il avait tout pour plaire et, comme tous ces acteurs anglo-saxons, il arrive à un rendez-vous, il connaît le scénario par cœur, il a déjà pris plusieurs notes sur son scénario et il vous en parle. C’est lui qui m’a convaincue, mais ça n’a pas pris longtemps. Dès que je l’ai vu, je savais que c’était lui, ça ne pouvait pas être quelqu’un d’autre.
Le personnage qu’il joue n’a pas vraiment de terre d’accueil. Un peu comme vous et votre cinéma qui s’est essayé à plusieurs continents depuis "Persepolis". Finalement, l’Iran, c’est terminé ?
J’ai dit ce que j’avais à dire sur l’Iran, en long, en large et en travers. En profondeur aussi. Je l’ai déjà exprimé, largement. J’ai vécu dix-huit années en Iran et vingt-six ans en dehors. J’avais une histoire à raconter, puis deux, je les ai réalisées, racontées. Maintenant, je ne ferais que me répéter. Ça voudrait dire que j’ai trouvé une mine d’or que je puise à l’infini et que je vais m’ennuyer de moi-même. Comme je le disais, il y a tous les sujets du monde qui m’intéressent et je n’ai pas vraiment envie de radoter.

On ne sait pas vraiment ce que vous préparez pour la suite, un blockbuster ou un film d'auteur au budget plus modeste. Pour vous, créer c'est se réinventer à chaque film, surprendre ?
Il faut d’abord que je me surprenne moi-même, ça veut dire que je n’ai pas de plan de carrière. On m’a proposé, par exemple, de faire le film Maléfique avec Angelina Jolie. Je ne l’ai pas fait parce que je n’irais pas payer dix euros pour aller voir ce film. Le monde des ténèbres, les dragons, ce n'est pas mon truc. Si je ne suis pas convaincue, comment voulez-vous que j’arrive à convaincre les spectateurs ? C’est impossible. Je trouve que c’est une telle chance de pouvoir faire les choses qu’on souhaite. Je sais que pour que ce soit bien, il faut que j’ai une conviction totale et je peux être convaincue par plein de choses différentes. Je ne me dis pas "encore plus haut, plus loin". Et puis, on verra pendant combien de temps je vais encore faire du cinéma, peut-être qu’un jour tout s'arrêtera. Pour le moment, ça m’intéresse énormément, car il y a aussi tout un aspect technique dans le cinéma qui évolue et que j’adore. C’est toujours difficile, il faut apprendre, encore et encore.
Quel regard portez-vous sur la production cinématographique actuelle ?
Je pense qu’il y a deux sortes de films : il y a les bons films et les mauvais films et que ça s’arrête là. Il y a des films d’auteurs qui sont géniaux et d'autres, chiants à mourir. J'en sors et j’ai envie de me suicider. Il y a aussi des blockbusters qui peuvent beaucoup me plaire et d’autres qui me donnent envie de vomir. J’ai vu le dernier Spider-Man qui m’a énervée alors que j’avais vraiment adoré voir le premier. Je pense qu’il faut d’abord faire des bons films, peu importe le genre.
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