Audacieuses programmations des festivals BD face au Covid
Pour les fans de bandes dessinées de tous les horizons, impossible de songer à janvier sans penser au Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême (FIBD). Pour les fans de mangas, le mois de juillet est définitivement associé à Japan Expo, et Novembre et Février font penser au Paris Manga & Sci-Fi Show. Que ce soit pour y retrouver des amis ou camarades partageant les même passion, pour les expositions, les tables rondes et conférences, les dédicaces d'invités prestigieux, ou tout simplement satisfaire une pulsion d'achat frénétique, ces salons marquent le rythme des saisons pour les visiteurs. Ils sont aussi une occasion importante pour les éditeurs de " prendre le pouls " du marché. Avec la fin des jauges, les festivals et salons reprennent, à l'instar de Quai des Bulles, BD Boum et consorts dédiés à la bande dessinée. On voit même apparaître un nouveau salon sous l'impulsion d'une association de commerçants de la commune de Mâcon - un salon où les auteurs ne sont pas regroupés en un seul endroit mais tournent dans les différentes boutiques partenaires. Une manière originale d'inviter les fans de BD à visiter le centre-ville, mais aussi de permettre aux auteurs de voir plusieurs lieux et ambiance.
Or, les événements manga et comics sont par nature internationaux - et ont été encore plus impactés par les restrictions de déplacement.
Yoann Boisseau, directeur de Paris Manga & Sci-Fi Show (les 6 & 7 Novembre 2021) explique "On a une édition du salon tous les six mois, on est en flux tendu permanent niveau préparation. Il arrivait déjà avant le Covid qu'un invité soit reporté à la session suivante voire annulé. La pandémie ne nous a pas impacté sur les annulations - seulement deux sur cette édition - mais à rendu plus difficile les invitations. Par exemple, les invités japonais subissent 10 jours de quarantaine à leur retour au Japon. C'est une contrainte trop forte pour eux et c'est pourquoi nous n'avons pour la première fois pas d'invités japonais dans notre édition".

Comment, alors qu'une organisation d'évènement international en temps normal est déjà un petit miracle d'orfèvrerie, peut-on préparer une édition sous l'épée de Damoclès du Covid-19? Des acteurs du secteur ont accepté de répondre à L'Internaute.

Sonia Déchamps, la co-directrice artistique du festival d'Angoulême, précise en préambule (de bd) que si les portes des salons et festivals sont restées closes pendant la pandémie, le reste de l'écosystème ne s'est pas arrêté : " En ce qui concerne le FIBD, les différents prix et jury ont continué; on a même mis en place des sessions de visioconférences avec des classes pour garder le contact au maximum".
Franck Bondoux, le délégué général du Festival international de la bande dessinée d'Angoulême ajoute : " Les éditeurs étaient surpris que l'on se maintienne pendant la pandémie. Alors que pour nous c'était une évidence. Le festival de Cannes était dans une position inverse : la profession le suppliait d'agir, de faire de la promo pour les films, alors que planait l'incertitude de son organisation. Il n'y a pas eu ce besoin dans la bande dessinée. Assez vite, les librairies ont été déclarées des commerces essentiels. 2021 a même été une très bonne année d'un point de vue des ventes ".
L'annulation de l'édition 2020, reportée un temps au printemps, est un choix qui s'est imposé de lui-même, explique Franck Bondoux. Une édition limitée aux seuls professionnels aurait engendré un déséquilibre financier pour le festival mais aussi endommagé son image. Ce décalage est à la fois une source de motivation pour voir plus grand, mais aussi offre une bulle d'air aux équipes qui avaient déjà bien avancé sur une partie des expositions, explique Sonia Déchamps: " On ne pouvait pas se contenter de décaler les expositions. Le nouveau grand prix, décerné à Chris Ware, implique une exposition dédiée. Mais on en a aussi profité pour travailler sur le manga, avec l'arrivée de Fausto Fasulo, codirecteur artistique en charge du pôle Asie dans les équipes ".
"Le plus compliqué c'était d'être très enthousiaste vis à vis des auteurs… tout en restant prudent"

Unanimes, tous les organisateurs ont décidé de " faire comme si " la prochaine édition aurait lieu dans des conditions normales et se sont projeté sur un futur radieux. Tout en restant prudents... " Nous avançons à fond sur deux, trois, quatre expositions et seulement une fois qu'elles sont sécurisées nous passons à d'autres. Nous avons travaillé sur les expositions Aude Picault et Christophe Blain en premier. Christophe étant parisien, on savait qu'on pouvait le voir facilement, échanger avec lui pour la sélection d'originaux et tout ce qui va avec", explique Sonia Déchamps.
" Tous les acteurs : visiteurs, organisateurs, auteurs, éditeurs, sont extrêmement heureux à l'idée de se retrouver. Le lectorat manga est une communauté particulièrement dynamique, très au fait de ce qui se passe dans le domaine de leur passion. Ils ont envie d'aller au-delà des échanges virtuels. Ils sont très exigeants et avides de nouveauté, peut-être plus que les autres. Un festival comme celui d'Angoulême est armé pour proposer ce genre de choses " ajoute Fausto Fasulo.
" Le plus compliqué c'était d'être très enthousiaste, communicatif vis-à-vis des auteurs et éditeurs, mais en même temps rester prudent pour éviter une trop forte déception s'il y avait une annulation " conclut, Sonia Déchamps.

"Réussir à sécuriser des planches jamais sorties du Japon est un sacerdoce"
Marque de fabrique du FIBD, ses expositions sont le fruit d'un travail de longue haleine, d'un combat contre le temps et de nombreux autres éléments. Les organisateurs ont fait le choix de ne rien changer à leurs habitudes concernant les scénographies. Comme il n'y a plus de jauges, il est inutile de prévoir des plus grands espaces de circulation ou un flux alterné. Les expositions les plus compliquées à mettre en place sont celles liées aux mangas.
Nommé codirecteur artistique du FIBD fin avril 2021, Fausto Fasulo a du mettre le bleu de chauffe et contacter les éditeurs nippons pour se présenter et ouvrir les premières négociations pour des expositions dès le lendemain de sa prise de poste. Ce n'était pas évident car avril était le pic de contamination du covid-19 au Japon et les yeux de tout le pays étaient rivés sur l'organisation des Jeux Olympiques.
" Il a fallu être très patient, communiquer toutes les semaines avec eux, leur proposer des noms, des projets... Entre la mi-avril et fin septembre, on n'a fait que des allers-retours sur la programmation potentielle. J'essaye aujourd'hui encore d'ajouter une 3e expo. C'est un processus très long et complexe. Il faut faire des plans, des plannings, respecter le temps de réflexion des éditeurs nippons" explique le codirecteur artistique.
Les expositions de cette année ont été préparées en un temps record, le nouveau responsable se félicite d'avoir pu s'appuyer sur des commissaires très pro mais surtout d'avoir pu bénéficier de l'aide très précieuse de Shoko Takahashi qu'il qualifie de maillon essentiel dans tous les échanges avec le Japon.

Malgré le Covid, les échanges sont restés assez fluides, et le temps aidant, les interlocuteurs se sont habitués à ces communications à distance. Le responsable du pôle Asie déplore que ces échanges numériques soient moins chaleureux qu'avant mais comprends que la situation l'exige et qu'il n'était pas possible de faire autrement. Et, avec le sourire, il explique qu'au final, organiser une exposition : sélection des planches, validations des textes - semble presque confortable comparé à la négociation autour des assurances.
Interrogé sur l'impact potentiel de la pénurie de papier sur les expositions, Fausto Fasulo explique que si l'impact a été limité, il a fallu anticiper et commander le papier pour le catalogue de l'exposition Mizuki alors même que cette dernière n'était pas encore validée avec les ayants droit : " C'est un risque que j'ai choisi de prendre. La contractualisation me semblait toute proche, on ne pouvait pas se permettre un problème logistique. Il m'apparaît pertinent d'avoir ce catalogue comme point d'entrée dans l'œuvre de Shigeru Mizuki. Il serait présomptueux de faire un catalogue pour Fujimoto dont j'adore le titre Chainsaw-Man, il n'en est qu'au début d'une longue et belle carrière. On serait tombé dans le travers de réaliser plus un artbook qu'un catalogue. Cependant, il devrait y avoir plusieurs surprises autour de l'exposition Tatsuki Fujimoto."
"Pas une seule fois nous nous sommes dit que nous allions lever le pied sur le manga"

Avec l'explosion des ventes de mangas, l'attention du grand public sur les invités et expositions issues du monde de l'édition nippone est de plus en plus palpable. Pour Franck Bondoux, le festival d'Angoulême a une relation avec le manga d'assez longue date, et entre aujourd'hui dans une nouvelle dimension grâce à l'appréciation de ce travail aussi bien auprès des ayants droit japonais que des visiteurs. " Il doit y avoir une approche avec une dimension culturelle, la constitution d'un discours critique autour de ces expositions. Au Japon, où cette démarche n'est pas très développée, il y a une reconnaissance du travail qui a été effectué. Comme on a pu le faire pour la franco-belge, on est dans un registre de légitimation du manga en tant qu'expression artistique. Est-ce qu'un événement qui prétend être une photographie instantanée de l'état de la BD peut se passer d'un public aussi large, aussi grandissant (en âge et en nombre) et mobilisé que le manga ? La réponse est dans la question. Le manga est porteur de création de grande qualité. Quand on fait des programmes, on intègre le manga. On n'est pas dans l'opportunisme, on est dans le réalisme. Le marché français de la BD est le plus grand d'Europe, et le marché du manga en France le second au monde", explique le délégué général.
Pour Fausto Fasulo, la croissance exponentielle du manga n'a pas eu d'impact sur la programmation. " La place du manga au sein de la programmation du Festival est depuis plusieurs années très visible avec des grandes expo patrimoniales (Tezuka, Tsuge, etc.) mais aussi populaires (Gunnm, Fairy Tail) " explique le co-directeur. Cette année si particulière, l'accent était de ne surtout pas proposer moins, renforcer l'idée que les barrages sanitaires ne sauraient avoir un impact négatif sur la programmation. " Même s'il y a un impact cependant sur la venue ou non des invités, pas une seule fois nous nous sommes dit que nous allions lever le pied sur le contenu lié au manga, au contraire même " ajoute t-il.
Fausto Fasulo explique que le processus d'invitation de mangaka est du cas par cas une fois les invitations envoyées: " Certains éditeurs vont être plus prudents que d'autres avec une politique très restrictive sur la sortie du territoire et interdisent simplement à leurs auteurs de quitter le Japon. D'autres préfèrent temporiser et décider au dernier moment. Enfin, certains sont beaucoup plus souples et s'en remettent à la volonté de leurs auteurs. Cette année au festival, on fait face aux trois cas de figure. Ensuite il y a des cas particuliers: par exemple, le mangaka Fujimoto ne souhaite pas se montrer. Avec son explosion de popularité, c'est encore plus important pour lui de se protéger. Mais on travaille étroitement avec lui et son éditeur sur l'exposition. Pour moi, il faut le célébrer maintenant, pas dans dix ans. Il faut se positionner par rapport à un auteur qui promet de devenir une des signatures phares des dix prochaines années. Ce sera la première exposition dans le monde sur son œuvre complète; au Japon il y a seulement eu une exposition sur Chainsaw Man. Je ne peux donner aucun nom pour l'instant car rien n'est certain, mais au moins trois mangakas sont très motivés pour venir".

Retrouver l'esprit de compagnonnage
Comment évaluer le succès de cette édition très particulière du festival d'Angoulême ?
Pour Franck Bondoux, après la frustration de l'incapacité d'organiser avec public l'évènement de 2021, 2022 sera encore une année à part. La première satisfaction pour le délégué général est de ne pas avoir abandonné la période usuelle du festival en janvier, ce mois qui est devenu un rendez-vous pour tout le monde de la bande dessinée depuis 48 ans. Avoir réussi à mettre en place la journée spéciale BD sur France Inter ou le partenariat avec les gares SNCF où une quarantaine de gares en France accueillait des affichages de planches de BD sont aussi source de satisfaction, d'autant plus que ces deux partenariats sont aujourd'hui pérennisés dans le temps. Il conclut: " L'édition 2022 est un risque, mais tout l'écosystème de la bande dessinée est avec nous. Nos espaces exposants sont saturés, tout le monde est là, tout le monde y croit avec nous, on n'attend plus que la venue massive des lecteurs qui nous ont manqué. C'est pourquoi avoir une programmation audacieuse est essentiel. Nous n'avons jamais autant investi dans la programmation culturelle ".
Pour Sonia Déchamps, le festival sera un succès si toute la chaîne du livre - autrices, auteurs, visiteurs, éditeurs et journalistes - est présente et contente: " J'aime faire découvrir des œuvres que l'on ne connaît pas encore, j'aime l'émerveillement qu'un enfant peut avoir lors d'une visite à Angoulême. Pendant la période des commandes en ligne il y a eu moins de découvertes, moins de surprises, les mastodontes ont plus dominé les ventes. J'espère que cette édition sera l'occasion de découvrir de nouveaux talents. Plus encore qu'une autre année. La diversité c'est très important pour le bien de la bande dessinée ", conclut la co-directrice artistique du festival d'Angoulême. Pour Yoann Boisseau, le premier succès c'est que le maximum de gens puissent se retrouver, les visiteurs habituels mais aussi des nouveaux. Retrouver cet esprit de compagnonnage autour d'une ou plusieurs passions communes. Cette belle revanche sur la crise sanitaire serait la meilleure façon de signifier la reprise.
En 2023, ce sera la 50e édition du Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême. Toutes les équipes ont confirmé travailler déjà d'arrache-pied pour une édition qui va marquer fortement ces noces d'or. Fausto Fasulo le confirme: il y aura plus d'expositions sur le shôjo et le shônen à l'avenir. " Il est crucial d'apporter un éclairage sur des œuvres populaires. C'est décisif pour un évènement comme le FIBD de savoir être dans l'air du temps, tout en considérant avec beaucoup de sérieux et d'importance le patrimoine. Il y a un équilibre organique à trouver dans la programmation entre un volet patrimonial, qui regarde l'histoire du manga avec pertinence et la production contemporaine. Comment évoluent la narration, les outils de production, etc. Ne pas faire du contemporain juste pour surfer une popularité éphémère mais pour les œuvres qui le méritent. Pour moi, Jun Mayuzuki mérite d'être mise en avant, lui donner la possibilité de dessiner l'affiche du festival est un signal très clair envoyé aux lecteurs et aux professionnels de la volonté du festival de s'ouvrir encore plus et de regarder en face la production contemporaine.."