La comédie musicale 2,5D, quand le manga monte sur les planches !

La comédie musicale 2,5D, quand le manga monte sur les planches ! De Sailor Moon à Naruto en passant par Prince of Tennis ou Ken le Survivant, les adaptations de mangas en comédies musicales ou en pièces de théâtre se multiplient. Akiko Kodama, l'une des metteuses en scènes de comédie musicale 2,5D les plus en vogue, décrypte ce phénomène pour Linternaute.com.

Les combats de Naruto sur scène et sous vos yeux? Les guerrières de Sailor Moon en action à quelques centimètres du public - et en chansons? C'est cette immersion particulière, au contact direct du public, que permet la comédie musicale 2,5D. Un phénomène en plein essor au Japon - et même au-delà.

L'idée de cette comédie musicale 2,5D (ci-après 2,5D)  - un terme qui désigne les transpositions des mangas, animes et jeux vidéo sous forme de pièces de théâtre, comédies musicales ou théâtre d'ombres - n'est pourtant pas nouvelle. Selon le docteur Akiko Sugawa, chercheuse spécialisée en culture populaire qui a remonté l'histoire de cette forme d'art pour le ministère de l'Économie du Japon, la première pièce de théâtre tirée d'un manga remonte à 1924. C'est le manga Shochan no Boken (Les Aventures de Shochan), un yonkoma (manga en 4 cases, très proche des comic strips) publié dans le journal Asahi Shimbun, qui inaugure un genre qui n'a depuis jamais disparu. Le premier âge d'or de ce genre n'est venu qu'en 1974, quand la compagnie théâtrale Takarazuka décide de mettre en scène Versaille no Bara (Lady Oscar), adaptée du manga de Riyoko Ikeda. Le succès est immédiat et retentit dans tout le Japon.

Dans les années 90, de plus en plus de mises en scène inspirées par des mangas, animes ou jeux vidéo se retrouvent sur les planches. Certaines, comme Sailor Moon ou Sakura Wars, ont un franc succès, et connaissent près d'une nouvelle pièce chaque année.

“Pretty Guardian Sailor Moon” The Super Live (France 2018) © Naoko Takeuchi・PNP / “Pretty Guardian Sailor Moon” The Super Live Production Committee

Il faut attendre 2003 et le spectacle de Prince of Tennis en comédie musicale, tiré du manga de Takeshi Konomi, pour que le genre connaisse une nouvelle explosion et ne cesse de croître depuis. En 2021, le 2.5D compte 172 représentations par an réunissant une audience de 2,33 millions de spectateurs et un chiffre d'affaire pour les ventes de billets estimées à 23,9 milliards de yens (environ 166,46 millions d'euros).

En 2014, les principaux acteurs de la production scénique 2,5D se sont regroupés au sein d'une association, la " Japan 2,5-Dimensional Musical Association", pour promouvoir cet art qui ne cesse de progresser. Le Aii 2.5 Theater Tokyo (fermé en 2018) était un théâtre dédié à 2,5D, qui proposait un système de "lunettes sous-titres" multilingues afin que les spectateurs venant de l'étranger puissent profiter du spectacle en bénéficiant de sous-titres. L'association pousse aussi à la promotion à l'international des pièces de 2,5D, avec des tournées à Paris, France en 2018, aux États-Unis (Washington D.C., New York) en 2019, en Chine et à Singapour. Le phénomène n'a pas fini de s'étendre.

Avant que le Covid-19 ne brise cet élan, le phénomène 2,5D s'ouvrait à l'international. Pour la chercheuse Kira Trinh, le public étranger (même si majoritairement asiatique, Corée du Sud et Taïwan en tête) est d'abord attiré par les licences des œuvres adaptées. Des mangas ou animes comme Sailor Moon, Naruto, Prince of Tennis et Fairy Tail ont percé au-delà de l'archipel nippon. Les frontières rouvrant petit à petit, gageons que l'engouement pour ces comédies musicales si particulières va reprendre à vitesse grand V.

Quoiqu'il en soit, le phénomène s'inscrit dans la durée et des metteurs en scène étranger commencent à s'intéresser aux licences du pays du Soleil levant. John Caird, le metteur en scène (membre honorifique de la Royal Shakespeare Company) qui a entre autres adapté Les Misérables en comédie musicale, vient de mettre en scène Le Voyage de Chihiro, adapté du film d'animation de Hayao Miyazaki. Commissionné par la division théâtrale des studios de production Toho, à l'occasion de leurs 90 ans, le prestigieux metteur en scène s'est associé à Toby Olié le génial marionnettiste pour un résultat à couper le souffle.

Mais comment devient-on metteur en scène de comédie musicale 2,5D ? Comment passer des cases d'un manga à une scène ? Akiko Kodama, la metteuse en scène émérite qui a entre autres adapté des licences telles que Glass no Kamen (Laura ou la passion du théâtre), Sailor Moon ou Naruto, répond aux questions de L'Internaute.

Si l'on compare les comédies en 2,5D et les adaptations théâtrales classiques, quelles sont les principales différences ?

D'un point de vue de mise en scène, la plus grande différence dans la comédie en 2,5D comparé aux pièces de théâtre classiques est le fait de mettre "l'image" et "le son" au premier plan, en s'appuyant sur le contenu des mangas ou des anime. 

Comme les spectateurs sont principalement des fans de la licence originale, ils gardent une forte image du manga ou de l'anime; j'essaie avant tout de créer une scène qui n'abîme pas cette image. Il faut sublimer le matériau de base, ne pas lui manquer de respect ni s'en éloigner trop.

Quand on adapte une œuvre, on ne fait que l'emprunter; je prends grand soin du contenu que l'on a accepté de me prêter

Quels sont les codes du 2,5D ?

En premier lieu, la reconstitution la plus fidèle possible des costumes, des coiffures et du maquillage par rapport à la version originale. Ensuite, comme ces séries 2,5D sont généralement riches en magie, action et combats, on incorpore régulièrement des mapping vidéos et autres gimmicks de mise en scène.

Les comédies musicales mettent en général l'accent sur la romance. Est-ce une consigne aussi pour les scènes 2,5D ?

Pour moi, il est crucial de créer un spectacle dont l'atmosphère est proche de la licence d'origine. Que ce soit un manga, un anime ou un  jeu vidéo, je ressens toujours avec force l'énergie et l'amour que les auteurs ont mis dans leurs créations, à force de réflexion, de travail et d'engagement. Quand on adapte une œuvre, on ne fait que l'emprunter, je prends grand soin du contenu que l'on a accepté de me prêter et j'essaye de m'inspirer de cette énergie sous-jacente. Pour moi, il est hors de question de dénaturer l'esprit d'une licence.

Live Spectacle NARUTO 2022 © Masashi Kishimoto, Scott/SHUEISHA/Live Spectacle “NARUTO” Production Committee 2022

À l'instar des mangas adaptés, ces pièces de théâtre mettent en avant le dépassement de soi. Pourquoi est-ce une problématique qui résonne aussi sur scène ?

Le Weekly Shônen Jump, le magazine hebdomadaire de prépublication de mangas qui compte le plus grand nombre de lecteurs au Japon, met en scène principalement des œuvres autour du dépassement de soi. Que ce soit Naruto, Dragon Ball ou Captain Tsubasa, toutes ces œuvres à succès partagent ce point commun. C'est une ligne éditoriale qui me semble immuable, les lecteurs ont une forte appétence pour le dépassement de soi, pour cet esprit shônen et je doute que cela change avec le temps. Il est donc important de garder cette partie lors des adaptations en pièces de théâtre ou comédies musicales.

Au Japon, on a toujours eu un fort public féminin pour le théâtre et les comédies musicales en général et pour les adaptation de mangas et animes en particulier.

 

On constate une explosion du nombre d'adaptations depuis 4-5 ans. D'où vient selon vous ce regain de popularité ?

Les transpositions en 2,5D, qui sont surtout des comédies musicales avec du chant et de la danse, sont plus accessibles pour les spectateurs étrangers. Je pense que c'est l'une des raisons. Et puis de nombreuses œuvres sont devenues iconiques, et attirent un public important.

Qui est le public aujourd'hui ?

© Masashi Kishimoto, Scott/SHUEISHA/Live Spectacle “NARUTO” Production Committee 2022

C'est très majoritairement un public féminin. Au niveau l'âge, celà diffère fortement selon l'œuvre adaptée.

Essayez-vous d'attirer plus de garçons ?

Au Japon, on a toujours eu un fort public féminin pour le théâtre et les comédies musicales en général et pour les pièces tirées de mangas et d'animes en particulier. Pour attirer un public masculin fan d'une œuvre, nous sommes toujours à la recherche d'un nouveau choix de contenu et d'évolution sur la mise en scène.

Quel type d'évolution se trouve dans votre mise en scène ?

J'ai utilisé dans plusieurs de mes dernières mise en scène des outils comme le "visual poï"*. Je pense que c'est un outil très efficace dans le cadre du théâtre 2.5D. Le poï est un outil théâtral à la base. 

* Les poï, ou bolas, sont de petites masses accrochées à des filaments, très souvent en feu.  Le mouvement rapide permet de donner l'illusion de formes. Les "visual poï" sont une version moderne qui utilise des LED qui permettent, en jouant sur l'effet stroboscopique, d'afficher des images complexes.

 

Quelles sont les scènes les plus faciles à écrire ?

Les scènes que j'arrive à visualiser en version adaptée quand je lis l'oeuvre originale.

… et les plus difficiles à écrire ?

Les scènes dont la reconstitution est difficile physiquement en utilisant un être humain, surtout avec les contraintes d'espace et de temps qu'imposent une scène.

Les mangas ou animes de type shônen ont des scènes de combats épiques qui défient les lois de la physique. Comment peut-on les adapter au théâtre ?

En supplément du combat physique, on ajoute des vidéos, on joue aussi avec des silhouettes derrière un écran ou même des images en 3D ou réalisées en motion capture. L'évolution technologique en imagerie ces dernières années est particulièrement remarquable.

En parlant de nouvelles technologies, est-ce que le mapping vidéo ouvre de nouvelles possibilités de mise en scène ?

Absolument! Le théâtre lui-même a un espace limité, mais la technologie numérique tel que l'imagerie n'arrête pas de progresser.


Pour adapter Naruto, j'ai utilisé un trampoline lors d'une scène de combat aérien

Comment se passe le processus de validation en tant qu'expression de mise en scène ?

© Masashi Kishimoto, Scott/SHUEISHA/Live Spectacle “NARUTO” Production Committee 2022

Suivant l'oeuvre, la relation est différente. Parfois on me donne carte blanche, et parfois on avance au fur et à mesure de la validation, scène par scène.

Naruto, Sailor Moon, Glass no Kamen… Vous avez travaillé sur des licences aux auras gigantesques. Avez-vous ressenti une pression particulière? Si oui comment l'avez vous surmontée?

Au départ, on pense au devoir de ne pas abîmer une licence que des fans adorent depuis très longtemps. Mais quand on travaille dans le monde du spectacle, le temps est compté, quand un projet démarre, seul compte est la deadline. Alors, une fois que j'ai accepté de réaliser une adaptation, je m'attèle à fond à la tâche, sans avoir le temps de ressentir la pression. Je donne le meilleur de moi même du début à la fin du projet, et je pense que ça m'aide à garder la tête froide, même sur des oeuvres aussi importantes.

Et a posteriori, avez-vous un souvenir à partager concernant ces adaptations ?

Dans le premier spectacle, celui qui raconte l'enfance de Naruto, j'avais utilisé un trampoline pour une scène de combat aérien. Les répétitions étaient très difficiles car les comédiens sont des acteurs de métier et pas des gens du cirque! Mais c'était au final très amusant et les gens ont adoré ce passage.

Pour Glass no Kamen, nous avons adapté le passage "Bianca, la femme pirate" (NDLR  où Maya / Laura joue Bianca, une princesse italienne devenue pirate). C'était une pièce assez courte dans le manga, alors pour l'adapter en 2,5D il fallait ajouter beaucoup de contenu, j'ai échangé à de nombreuses reprises avec madame Suzue Miuchi l'autrice de Glass no Kamen. J'ai eu son feu vert seulement après la septième version du scénario.

Quelles sont les principales difficultés dans l'écriture du scénario  ?

Il faut réussir à condenser une oeuvre qui en général est d'une incroyable richesse et possède de nombreux volumes publiés en un spectacle de 2h30 seulement. Il faut réussir à trier et sortir la quintessence d'une oeuvre originale pour offrir un spectacle qui plaise autant aux fans de la série mais aussi aux personnes qui n'ont jamais lu l'œuvre originale. C'est la difficulté numéro un qui s'applique à chaque création.

 

Vous avez étudié la dramaturgie à la prestigieuse université Keio avant de rejoindre la revue Takarazuka. Qu'est-ce qui vous a attiré dans cette troupe particulière ?

Tout d'abord, le fait qu'il s'agisse d'une compagnie théâtrale traditionnelle qui est très réputée et célèbre au Japon. Et c'est une revue entièrement composée de femmes, ce qui reste très rare, même au niveau mondial.  Pour moi, cette compagnie théâtrale est imprégnée de la culture japonaise, comme le kabuki, et il me semblait très intéressant et enrichissant de les rejoindre.

 

Qu'est-ce qui vous a plu dans le théâtre et la comédie musicale ?

On peut exprimer bien des choses, tant en termes d'histoire que d'émotions dans de fortes contraintes d'espace et de temps. Dans une comédie musicale, je pense que le chant et la danse sont des vecteurs très puissants et qui offrent des moyens d'expression supplémentaires. J'aime jouer avec ces outils…

 


Quand le rideau se lève, je me réjouis et je souris, inlassablement.

Aujourd'hui vous mettez en scène de nombreuses oeuvres en 2,5D. Dont le célèbre Naruto. Êtes-vous fan de manga ou d'anime ? Si oui quels sont vos trois oeuvres préférés ?

Enfant, je lisais le Shônen Jump qu'achetait mon grand frère. Le magazine était publié de manière hebdomadaire, je me souviens que j'attendais la sortie du nouveau numéro avec impatience et je le dévorais dès que possible. J'ai beaucoup de séries que j'ai aimées mais si je dois n'en citer que trois je dirais Naruto, Glass no Kamen (Laura ou la passion du théâtre) et Maison Ikkoku. Ce sont les trois mangas qui m'ont le plus marquée.

Live Spectacle NARUTO 2022 © Masashi Kishimoto, Scott/SHUEISHA/Live Spectacle “NARUTO” Production Committee 2022

Scénariste, assistante de réalisation et aujourd'hui metteuse en scène, vous avez occupé de nombreux postes. Qu'avez-vous aimé dans chacun de ces postes?

Très jeune, enfant, j'ai développé un fort attrait pour les vieux films. D'aussi loin que je m'en souvienne, c'est cet attrait des films d'époque qui m'a donné envie de devenir scénariste.

Quand j'écris un scénario d'un spectacle dont je suis la réalisatrice, j'écris en imaginant comment je vais le mettre en scène donc c'est relativement facile de réaliser la pièce par la suite. Mais lorsque je mets en scène un spectacle écrit par quelqu'un d'autre, il faut tenir compte d'un univers dont je ne possède pas complètement les clés. Je dois alors réfléchir à comment exprimer fidèlement cet univers à travers ma mise en scène. C'est très difficile mais cela permet d'apporter une vision plus large à l'œuvre, et aussi me permet de découvrir des choses à chaque nouvelle pièce.

En tant qu'assistante de réalisation, je soutiens l'ensemble de l'équipe et des artistes de la création de script jusqu'à la levée du rideau. Quand le rideau se lève, je me réjouis et je souris, inlassablement.


J'essaie avant tout de créer une scène qui n'abîme pas l'image du manga ou de l'anime

Dès le début, vous saviez que vous souhaitiez devenir metteuse en scène ?

Non, pas du tout! Au départ, je voulais devenir scénariste, mais lorsque j'ai rejoint la revue Takarazuka, j'ai compris qu'il fallait savoir faire les deux : scénario et réalisation. Cela m'ouvrirait plus de perspectives dans le milieu. Alors, j'ai commencé par assistant de réalisation pour apprendre le travail de réalisateur au plus près des meilleurs pros du milieu.

Aujourd'hui encore, la partie de mon travail où je m'épanouis le plus est l'écriture et la mise en scène d'une œuvre originale. Les univers et séries à explorer me semblent infinis et plus je crée d' histoires dans ces univers originaux, plus j'ai l'impression d'étendre mon horizon.

Quel est votre meilleur souvenir de votre carrière pour l'instant ?

C'est d'avoir participé, en tant qu'observateur, à une répétition de Robert Lepage qui est le metteur en scène envers qui j'éprouve le plus grand respect. C'était à Montréal où j'étais envoyé par l'agence des affaires culturelles du Japon.

Quelle serait l'oeuvre que vous rêveriez d'adapter ? 

J'adore le manga Touch de M. Adachi ! J'aimerais également mettre en scène Maho Shojo Madoka Magica (NDLR, une série de Magical Girl créée en 2011 où des collégiennes qui affrontent des sorcières) et Yakusoku no Neverland.