Tchernobyl : confusion sur le niveau de radioactivité
TCHERNOBYL. L'Agence internationale de l'énergie (AIEA) a démenti une information de l'AFP publiée ce mardi 26 avril 2022, selon laquelle le niveau de radioactivité détecté sur la centrale nucléaire de Tchernobyl avait été "anormal"...
[Mis à jour le 26 avril 2022, à 17h44] Chose rarissime, l'AFP a été contrainte de se dédire et d'appeler les médias à ne pas utiliser une de ses dépêches. En milieu d'après-midi ce mardi 26 avril 2022, l'agence de presse française a alerté sur les niveaux de radioactivité "anomaux", constatés dans la zone de la centrale de Tchernobyl, en Ukraine. Cette centrale, tristement célèbre pour la catastrophe nucléaire ayant ravagé le site et projeté un nuage radioactif à des milliers de kilomètres en 1986, a été investie par l'armée russe en février dernier, au début de l'offensive dans le pays. Les soldats ont quitté les lieux fin mars, quand la Russie a annoncé concentrer ses efforts sur l'est de l'Ukraine. Mais depuis plus de deux mois, l'inquiétude est constante sur les risques de bombardements ou d'un nouvel accident nucléaire en marge du conflit.
C'est dans ce contexte que l'information de l'AFP, ce mardi, a pu réveiller les angoisses. L'AFP assurait dans sa dépêche, reprise par de nombreux sites d'information (dont Linternaute.com), que Rafael Grossi, directeur de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) s'était exprimé sur un "niveau de radioactivité anormal". Or l'AIEA a été contrainte de démentir elle-même l'information quelques minutes plus tard. Matthieu Boisseau, correspondant pour France Info au Royaume-Uni, a été parmi les premiers à corriger l'AFP. "L'AIEA que je viens d'avoir par téléphone dément la dépêche AFP faisant état de la déclaration de son directeur concernant un niveau "anormal" de radiations. Dans mon interview j'entends au contraire "normal". J'étais sur place", écrivait-il sur Twitter vers 16h30.
L'AFP va elle-même corriger son erreur en invoquant, peu avant 17h, "une erreur de transcription des déclarations de Rafael Grossi, chef de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA)" et indiquant que la dépêche "a été annulée". Le niveau de radioactivité sur la centrale nucléaire de Tchernobyl en Ukraine est "dans la normale", a estimé le chef de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), Rafael Grossi, a-t-elle publié dans la foulée.
[BONNE VERSION] Le niveau de radioactivité sur la centrale nucléaire de Tchernobyl en Ukraine est "dans la normale", a estimé le chef de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), Rafael Grossi, en visite sur place #AFP
— Agence France-Presse (@afpfr) April 26, 2022
Vers un retour à la normale à Tchernobyl
En déplacement à Tchernobyl ce mercredi, Rafael Grossi était accompagné d'experts "pour livrer des équipements vitaux" tels que des dosimètres ou des combinaisons de protection et pour effectuer des contrôles radiologiques. Les spécialistes sont aussi chargés de "réparer les systèmes de surveillance à distance, qui ont cessé de transmettre les données vers le siège" de l'AIEA à Vienne. La remise en route des canaux de communication entre la centrale de Tchernobyl et l'AIEA devrait faciliter la surveillance des lieux.
Alors que Tchernobyl est sous surveillance, c'est sur la centrale nucléaire de Zaporijia que se concentrent les inquiétudes de l'Union européenne désormais. Mardi 26 avril, au 36ème anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, l'Europe amis en garde la Russie contre un nouveau désastre nucléaire causé par l'offensive russe. "L'agression illégale et injustifiée de la Russie en Ukraine met à nouveau en péril la sûreté nucléaire sur notre continent. [...] L'interruption des opérations normales, notamment en empêchant la rotation du personnel, compromettent le fonctionnement sûr et sécurisé des centrales nucléaires en Ukraine et augmentent considérablement le risque d'accident", ont alerté d'une même voix le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell et la commissaire à l'Energie Kadri Simson. L'Union européenne appelle Moscou à renoncer à toute attaque sur une des quatre centrales nucléaires d'Ukraine.
Que se passe-t-il à la centrale nucléaire de Tchernobyl ?
La situation à la centrale de Tchernobyl préoccupe la communauté internationale depuis que la région et le complexe ont été pris par l'armée russe, le 24 février dernier, au premier jour de l'invasion de l'Ukraine. Outre les bombardements qui ont fait craindre des dégâts sur la centrale en elle même, le maintien d'un niveau de sécurité optimal sur le site a soulevé de nombreuses inquiétudes.
Mardi 8 mars 2022, l'AEIA a rapporté que les systèmes permettant de contrôler à distance les matériaux nucléaires de la centrale de Tchernobyl ont cessé de transmettre des données. Rafael Grossi, le chef de l'AIEA a aussi indiqué que "la transmission à distance des données des systèmes de contrôle des garanties installés à la centrale nucléaire de Tchornobyl" avait aussi "été coupée". A ce jour, les transmissions n'ont toujours pas été rétablies, mais des données sont transférées à l'AIEA depuis les autres centrales nucléaires d'Ukraine.
Mercredi 9 mars 2022, plusieurs médias dont Le Monde ont rapporté que l'alimentation électrique de la centrale nucléaire et de ses équipements de sécurité était "complètement" coupée en raison des combats, citant un message de la Compagnie nationale de production d'énergie nucléaire d'Ukraine (Energatom) sur Telegram. Pendant plusieurs jours, le personnel de la centrale a dû recourir à des générateurs pour faire fonctionner ses systèmes de sécurité. Energatom a mis en garde contre le risque de "libération de substances radioactives dans l'environnement". L'alimentation électrique du site a finalement été rétablie dimanche 13 mars.
Lundi 21 mars 2022, l'AIEA, par la voix de son directeur général Rafael Grossi, indiquait qu'une partie des employés de la centrale avaient pu être relevés. Depuis l'arrivée des Russes, une centaine d'employés étaient en effet bloqués sur le site de Tchernobyl, gérant les opérations quotidiennes sans bénéficier de la moindre rotation. Lundi 28 mars, le même Rafael Grossi s'inquiétait que le personnel arrivé sur zone la semaine précédente n'ait pas pu à son tour être relayé, car la ville de Slavoutytch où résident les agents restait encerclée par l'armée russe. Le régulateur dénonçait alors l'état de stress des employés du site.
Dimanche 27 mars, des incendies ont été déclarés suite à des bombardements, dans la zones d'exclusion, proches de la centrale elle-même, faisant l'objet de nouvelles inquiétudes. Les occupants russes ont quitté les lieux quatre jours plus tard, le 31 mars, après avoir été exposés de manière significative aux radiations. Depuis leur départ, leur comportement au sein de la centrale a été jugé "très, très dangereux" par le patron de l'AIEA, Rafael Grossi, tandis que l'ingénieur en chef de la centrale nucléaire de Tchernobyl, retenu captif pendant le siège de la centrale, Valéry Semeno, est revenu sur l'amateurisme, le manque de qualifications et les connaissances obsolètes des occupants russes sur BFMTV mardi 26 avril.
Y a-t-il un risque radioactif immédiat à Tchernobyl ?
Après l'arrivée des Russes à Tchernobyl le 24 février, un conseiller du ministère ukrainien de l'Intérieur, Anton Gerashchenko, a rappelé au Washington Post que la centrale, bien qu'arrêtée, comptait toujours des installations de stockage pour les "déchets radioactifs nucléaires dangereux". Des déchets abrités dans un gigantesque sarcophage qui n'a été totalement achevé qu'en 2019.
Dans les heures qui ont suivi la prise de Tchernobyl, Mykhailo Podolyak, conseiller du président ukrainien Volodymyr Zelensky, a estimé qu'il était "impossible de dire que la centrale nucléaire" était restée "sûre". Il a qualifié la déferlante de l'armée russe dans la zone de "menace des plus graves" non seulement pour l'Ukraine mais aussi pour l'Europe. Des propos repris en substance par Volodymyr Zelensky lui-même dans la même journée sur les réseaux sociaux. De son côté, le ministère ukrainien des Affaires étrangères s'est ému d'un risque de nouvelle "catastrophe écologique".
L'agence ukrainienne du nucléaire et le gouvernement ukrainien ont surtout indiqué dès vendredi 25 février que les radiations mesurées très régulièrement à Tchernobyl et dans les environs commençaient à augmenter (jusqu'à 9,46 microSieverts par heure). Un phénomène que plusieurs experts ont expliqué par le passage des troupes et des blindés russes, qui auraient soulevé des poussières radioactives toujours présentes dans les sols contaminés de la région. Ces niveaux de radioactivité restaient néanmoins sans danger et localisés dans la zone d'exclusion de Tchernobyl, soit un rayon de 30 km autour de l'ancienne centrale.
La fin des communications et surtout la coupure électrique rapportées les 8 et 9 mars ont ravivé l'inquiétude autour de la centrale. Energatom, la Compagnie nationale de production d'énergie nucléaire d'Ukraine s'est inquiétée d'un potentiel défaut de refroidissement des combustibles et mis en garde contre le risque de "libération de substances radioactives dans l'environnement" et d'un éventuel "nuage radioactif" que le vent pourrait transférer "vers d'autres régions d'Ukraine, de Biélorussie, de Russie et d'Europe". L'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) a néanmoins rassuré sur Twitter indiquant ne voir "aucun impact critique sur la sûreté" étant donné que "la charge thermique de la piscine de stockage du combustible usé et le volume d'eau de refroidissement à la centrale nucléaire de Tchernobyl sont suffisants pour une évacuation efficace de la chaleur". Une analyse partagée par Karine Herviou, directrice générale adjointe de l'Institut français de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), interrogée par l'AFP mi-mars, qui estimait que "la perte durable de l'alimentation électrique du site n'(engendrerait) pas d'accident", "contrairement aux centrales nucléaires en exploitation".
Les incendies qui se sont déclarés à la fin mars dans la zone de la centrale nucléaire de Tchernobyl, ont aussi inquiété les autorités ukrainiennes. L'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) a indiqué dimanche 20 mars que la situation de sécurité dans les centrales nucléaires demeurait inchangée. Elle avait estimé la semaine précédente que les feux de forêt autour de Tchernobyl ne posaient pas de risque radiologique majeur.
La Russie peut-elle provoquer un nouvel accident à Tchernobyl ?
Pendant l'occupation du site, l'armée russe aurait installé "une base militaire" dans l'enceinte de Tchernobyl, selon un proche d'un technicien retenu alors sur le site, qui a lui-même travaillé dans cette centrale. "La stratégie est brillante du point de vue de la guerre (...) Personne ne va tirer un missile sur Tchernobyl" pour viser l'armée russe, expliquait-il à l'AFP mi-mars. "Mais au nom de l'humanité, c'est absolument fou". Alors que le principal risque pour Tchernobyl est selon lui "l'erreur humaine", la situation relevait alors de la "catastrophe" pour la centrale, avec des soldats russes "inconscients" de la nature du site sur lequel ils se trouvent.
Si le risque de combats par le moyen de forces terrestre semble écarté depuis le retrait russe, le risque de bombardements perdure. Tchernobyl n'a pas été équipé de système de défense antimissile. Des bombardements russes ont effectivement eu lieu fin mars, visant notamment des postes de contrôle ukrainiens sur la commune de Slavoutitch, où résident les familles des travailleurs de la centrale nucléaire. Ces attaques sont à l'origine des incendies de forêt dans la zone d'exclusion qui ont ravivé alors les inquiétudes autour de Tchernobyl.
Dans Le Parisien vendredi 25 février, Teva Meyer, expert des questions énergétiques, estimait néanmoins que "quasiment plus rien n'est très radioactif" à Tchernobyl, "si ce n'est l'intérieur du sarcophage, qui est protégé et solide" et qu'il " faudrait vraiment un concours de circonstances important pour que des frappes le touchent au point de le mettre à mal".
La Russie peut-elle fabriquer une "bombe sale" à Tchernobyl ?
La question de la fabrication par les Russes d'une "bombe sale" à partir des déchets nucléaires de Tchernobyl a aussi été posée, mais très vite écartée par les experts. La fabrication d 'une telle bombe ne s'improvise pas et "demande une organisation industrielle". L'arsenal nucléaire russe est par ailleurs largement suffisant pour s'épargner un tel "bricolage" selon les mêmes sources.
Selon le magazine américain Forbes citant l'agence de presse Reuters, la Russie a néanmoins pu vouloir envoyer un message aux Occidentaux en s'emparant de la zone de Tchernobyl. "Un message à l'OTAN afin qu'elle n'entreprenne aucune action militaire", résume une source russe.
Pourquoi la Russie a-t-elle pris Tchernobyl ?
Il apparaît que le positionnement rapide des militaires dans la zone de Tchernobyl au début de l'invasion et jusqu'à la fin mars réponde à une stratégie militaire conventionnelle. D'abord, Tchernobyl est située à proximité immédiate de la frontière biélorusse, depuis laquelle la Russie a choisie de pénétrer en Ukraine. Elle se situe en outre juste au nord de Kiev, la capitale, qui est rapidement apparue comme un objectif militaire de Vladimir Poutine. La zone est aussi toute proche du fleuve Dniepr, réserve d'eau potable pour la capitale ukrainienne, qui pouvait s'avérer stratégique avant le changement de stratégie russe.
La catastrophe nucléaire de 1986 et la construction du sarcophage a en outre nécessité la construction d'infrastructures majeures, comme d'une voie ferroviaire que les Russes auraient pu utiliser pour acheminer du matériel militaire et un approvisionnement de ses troupes dans la conquête de Kiev. Des installations électriques pouvaient aussi être détournées pour couper une partie de la capitale en énergie.
Enfin, d'aucuns soulignaient en mars l'aspect symbolique de la prise de Tchernobyl. Forbes estimait ainsi que "le site nucléaire revêt une importance historique pour la Russie, car Mikhaïl Gorbatchev, qui était le président de l'Union soviétique au moment de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, a déclaré que l'accident 'était peut-être la véritable cause de l'effondrement de l'Union soviétique', plus encore que sa politique de restructuration du système économique et politique".