Rencontre avec les créateurs de The Bugle Call, future référence de la "dark fantasy"

Rencontre avec les créateurs de The Bugle Call, future référence de la "dark fantasy" Deux ingénieurs informaticiens, Higoro Toumori et Mozuku Sora, ont donné naissance à un manga guerrier où la représentation du son est primordiale. L'Internaute les a interviewés.

C'est avec un titre international, The Bugle Call ("l'appel du clairon"), que le premier manga de Sora Mozoku (scénario) et Toumori Higoro (dessins) débarque aux éditions Ki-oon. Prépublié sous le nom Sensô Kyôshitsu ("l'école de la guerre") depuis juillet 2022 dans le magazine Jump Square ( magazine mensuel grand public), ce manga se prend place dans un univers de "dark fantasy".

Dans The Bugle Call, la guerre est le quotidien des habitants et différentes factions s'affrontent pour le contrôle d'une mystérieuse tour. Cet édifice et ses huit tours associées semblent des vestiges d'une civilisation passée et regorgent de trésors. Le lecteur suit les aventures de l'orphelin Luka, un apprenti clairon au sein d'une troupe de mercenaires menée par Gerhard, un tacticien aussi brillant que sans états d'âme. Le jeune homme a une singularité: il est affublé d'une sorte de corne de bois, excroissance xénobiotique qui sort de son crâne.

SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.

Pour échapper à la noirceur du champ de bataille, Luka rêve de musique et d'un quotidien où l'art remplacerait les massacres, et où les notes de musique prendraient le pas sur les cris des victimes de la guerre… Lors d'une énième bataille, un étrange pouvoir va se manifester et conférer à Luka le don de partager sa perception des sons avec les personnes qu'il désire. Une capacité des plus utiles pour diriger les troupes sur un champ de bataille. Il n'est pas le seul humain à posséder un étrange pouvoir: d'autres individus, qui s'appellent les "branchus", tous possesseurs d'une excroissance xénobiotique, l'invitent à rejoindre leur groupe afin de s'emparer de la tour et d'en découvrir tous les secrets...

Entretien avec le duo à l'origine de cette œuvre qui a d'ores et déjà conquis le Japon.

Quelle est l'étincelle qui vous a poussé à devenir mangaka ?

Mozuku Sora (scénariste) : J'aime les mangas depuis tout petit. Mais très jeune, la partie qui m'a le plus passionné, ce sont les histoires, et particulièrement la manière de raconter une histoire, de construire un univers et le faire vivre. J'ai lu une quantité incroyable de mangas, c'est de loin le média culturel que j'ai le plus exploré. Je ne m'étais jamais vraiment posé la question de devenir mangaka avant de rencontrer mon camarade Higoro. C'est en discutant tous les deux que nous avons eu cette épiphanie et que nous nous sommes dit "faisons un manga ensemble".

Higoro Toumori (dessinateur) : Aussi surprenant que cela puisse paraître, en ce qui me concerne, je n'ai pas été exposé aux mangas lorsque j'étais enfant. Je jouais par contre aux jeux vidéo. C'est au moment où je suis rentré dans le monde professionnel que je me suis dit que ce serait bien d'avoir un passe-temps. Je me suis alors essayé au dessin, et j'ai adoré. Alors je me suis mis à gribouiller sans relâche et à lire un peu de mangas. Mais c'est Mozuku qui m'a transmis sa flamme pour les mangas, en commençant par des conseils de lecture, avant de dériver sur un projet de création…

SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.

Racontez-nous votre rencontre, qui ressemble à un signe du destin…

Mozuku Sora : Nous travaillions dans la même société société de service informatique et nous nous sommes rencontrés dans le cadre de notre travail. Nous sommes tous les deux ingénieurs informaticiens.

Avant de vous lancer dans The Bugle Call, vous avez réalisé plusieurs one-shots très différents. Qu'en avez-vous gardé pour cette série ?

Mozuku Sora : Cela nous a permis avant tout de nous habituer au métier de mangaka et aussi à travailler ensemble. On n'a pas réalisé ces histoires courtes dans l'optique de devenir meilleurs. On s'entraînait, on apprivoisait ce nouveau métier et ses contraintes. Nous n'avions pas établi un plan avec une vision du type "on fait trois one-shots et après on fera une série". C'était un développement plus naturel.

Science-fiction, fantastique et maintenant fantasy. Vous avez écrit dans de nombreux genres. Où va votre préférence ?

Mozuku Sora : Plus que les genres narratifs, ce qui m'intéresse, c'est d'écrire l'histoire, le scénario, de faire vivre et évoluer les personnages. Je peux écrire dans n'importe quel type d'univers tant que je trouve une alchimie. Cependant, si je devais choisir un genre qui m'attire plus qu'un autre, ce serait la science-fiction.

Et vous, monsieur Toumori ?

Higoro Toumori : Je ne considère pas être doué en dessin, donc je ne sais pas si mon style est plus approprié à un genre narratif en particulier. À titre personnel, je suis moi aussi plus attiré par la science-fiction, et j'aime beaucoup dessiner ce que l'on appelle les mechas.

Votre dessin – qui est très bon – a évolué entre les premiers one-shots et aujourd'hui. Comment avez-vous travaillé ?

Higoro Toumori : En effet, quand le projet de série feuilletonnante a été décidé, j'ai beaucoup échangé avec Mozuku. On a décidé pour l'univers de The Bugle Call de faire quelque chose que nous n'avions pas fait jusqu'à présent, aussi bien sur le fond que sur la forme. J'ai délibérément mis de côté les habitudes de dessin que j'avais prises jusqu'à présent et essayé d'avoir une nouvelle approche. De faire mûrir un nouveau trait.

Vous vous êtes documenté d'une manière particulière pour ça ?

Higoro Toumori : J'ai lu des œuvres en rapport avec le Moyen Âge, j'ai regardé des dessins et tableaux d'époque. Je me suis documenté sur tout ce qui pouvait enrichir ma vision de l'univers à consonance "médiévale européenne" de The Bugle Call.

Pouvez-vous nous raconter la genèse de cette œuvre ?

Mozuku Sora : J'ai eu une épiphanie en voyant le dessin animé La Mélodie du ciel et je me suis dit qu'"un jour, j'aimerais écrire un manga avec de la musique, jouer avec la représentation du son, et surtout mettre en scène le clairon". Cet instrument m'a marqué. Et l'idée à mûri petit à petit pour devenir The Bugle Call.

Vous avez situé l'histoire de The Bugle Call dans un univers de fantasy car le son ne passe pas dans l'espace ?

Mozuku Sora : Oui, tout à fait (rires). C'est parce que le son ne passe pas dans le vide qui compose l'espace. Sinon j'aurais probablement situé mon histoire dans un univers de science-fiction. Mais la base de The Bugle Call est le clairon. C'est la clé principale.

SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.

Au-delà du clairon, la musique est au cœur du manga. Est-ce que vous jouez d'un instrument ?

Mozuku Sora :  J'ai fait de la trompette tout au long du primaire.

Higoro Toumori : J'ai pratiqué un peu, et même joué de la guitare électrique lors du festival de mon école, mais aujourd'hui je ne joue plus d'aucun instrument.

SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.

Toumori-sensei, combien d'essais avez-vous fait pour trouver la visualisation de la musique ?

Higoro Toumori : En fait, cela n'a pas été aussi difficile que ce à quoi on pouvait s'attendre. Je me suis basé sur un concept réalisé lors d'un des premiers projets coécrits avec Mozoku. Ce dernier n'a pas été publié, mais j'avais déjà esquissé le principe de traits qui flottaient dans le ciel. J'ai amélioré cette visualisation et c'est ainsi que les commandes de Luka se sont matérialisées.

Luka est porté par son rêve, c'est ce qui le distingue des autres mercenaires. Pourquoi est-ce si important d'avoir un protagoniste qui a un rêve ?

Mozuku Sora : C'est important parce que, comme vous pouvez le voir dans ce manga, nous sommes dans un monde de souffrance, de malheur, de désespoir. Pour fuir, ce monde, Luka a des rêves, cela lui permet d'avancer, c'est ce qui le sauve. C'est grâce à ses rêves que Luka peut traverser cette époque de misère. Cela lui permet d'aller plus loin, de survivre. Sans ça, il n'aurait pas été un protagoniste crédible et les lecteurs auraient trouvé le ton global trop déprimant.

Gerhard, lui, a abandonné ses rêves. Pourquoi ?

Mozuku Sora : Gerhard vit dans ce monde de violence depuis trop longtemps pour avoir encore de l'espoir en des jours meilleurs. Il n'a pas décidé de se rebeller contre cet état de fait, il a baissé les bras et dit "tant pis, je vais faire avec". Je voulais renforcer l'opposition avec Luka. Montrer d'un côté le défaitisme et de l'autre l'optimisme.

SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.

Comment est né le concept des "branchus" ?

Mozuku Sora : Tout est parti de ce que l'on appelle le "high concept". Dans le cas de ce manga, on pourrait le résumer à "des personnages dotés de pouvoir extrasensoriels luttant les uns contre les autres". Pour pouvoir exploiter ce concept, et légitimer ces factions opposées, j'ai introduit les tours. Une fois ces dernières mises en place, il m'est apparu logique d'en faire des émetteurs et donc d'avoir une particularité physique pour transformer des humains en récepteurs. Enfin, il fallait que cela reste cohérent avec un univers de fantasy, alors j'ai utilisé le côté organique des branches d'arbres pour ne pas tomber dans la science-fiction.  Voici comment sont nés les "branchus".

Comment avez-vous trouvé vos personnages ?

Mozuku Sora : En tant que scénariste, je ne rentre pas trop dans le détail de l'aspect physique d'un personnage. Je vais me concentrer sur leurs personnalités, sur ces choses qui les caractérisent. Toumori est libre de son adaptation avec une contrainte: respecter les normes de l'époque. Par exemple, au niveau des vêtements ou des coupes de cheveux.

Et pour un "branchu", est-ce que vous imaginez d'abord ses pouvoirs ou sa personnalité?

Mozuku Sora : Hummm… Dans la majorité des cas, ce sont les pouvoirs qui me viennent en premier. Ils sont utiles pour équilibrer l'histoire, ouvrir le scénario.

Monsieur Toumori, comment imaginez-vous à quoi ressemble un "branchu"?

Higoro Toumori : J'essaye d'imaginer le chara-design d'un "branchu" de manière à personnifier son pouvoir, de manière directe ou indirecte. J'aime surprendre le lecteur, dans le sens où ce dernier se dira "avec un tel physique, je ne m'attendais pas à un tel pouvoir". J'échange énormément avec Mozuku au fil de la création. Chaque personnage est le fruit d'une longue discussion.

Quel est votre préféré ?

Mozuku Sora : C'est Zoé, qui apparaît dès le premier chapitre. J'ai aussi beaucoup Kyomen que les lecteurs peuvent découvrir dans le troisième tome.

Higoro Toumori : Pour ma part, c'est Miura, le personnage qui est très rapide. Ensuite, je pense à Cora.

Pour le personnage de Miura, un être super rapide, vous êtes-vous inspiré des comics ?

Higoro Toumori : J'ai utilisé le personnage de Quicksilver des X-Men pour donner une image aux mouvements du  personnage.

La tour de l'empire d'Erin fait un peu penser à la Montagne du Destin et à l'œil de Sauron, y a-t-il une référence? D'ailleurs, le chiffre neuf fait penser aux Nazgûl…

Mozuku Sora : Totalement, cela permet d'accrocher le lecteur, de définir un lore assez sombre. C'est très pratique d'avoir ce genre de références.

SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.

Quand on voit le monde de The Bugle Call et les neuf tours, on a l'impression d'être sur un échiquier. La manière dont Ryuka déplace les soldats, comme des pièces, fait un peu penser à ça. Est-ce qu'il y a une volonté d'abstraction ?

Mozuku Sora : Avant même de descendre au niveau des champs de bataille et de leur gestion, le fait d'avoir fait des tours et un rendu du monde en échiquier rend la visualisation et la compréhension de l'univers très facile pour les lecteurs, et aussi pour le scénariste (rires).

Est-ce que vous vous êtes appuyé sur les logiques des jeux vidéo "tower defense" dans la conception de votre univers ? 

Mozuku Sora : Tout à fait. En utilisant les jeux de "tower defense" comme référence induite, je peux parler plus facilement aux lecteurs qui sont aussi joueurs. Ensuite, c'est un concept assez simple à expliquer, donc ça n'exclut personne.

SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.

À la fin du 3e chapitre, on voit le visage du pape. Est-ce bien la personne que l'on pense ?

Mozuku Sora : Non, pas du tout. C'est une astuce, je ne peux pas vous en dire plus si vous n'avez pas encore lu la suite au Japon. Mais disons que c'est lié au pouvoir du pape.

Je suis content que vous me posiez cette question, cela montre que nous avons eu raison d'utiliser cette vision pour interpeller le lecteur. C'est un bon cliffhanger.

La présence des tours implique que la civilisation s'est effondrée et à repris son rythme. Mais est-ce notre monde ?

Mozuku Sora : Je peux vous répondre qu'il ne s'agit pas de notre civilisation. Nous sommes dans un vrai univers de fantasy. Mais je ne peux pas vous en dire plus sur ces tours et leur signification (rires).

Vous connaissez déjà la fin de l'histoire ?

Mozuku Sora : J'ai quelque chose en tête mais est-ce que ce sera ça, je ne peux pas l'affirmer avec une certitude absolue.

Vous avez un compte Twitter en commun. Est-ce que vous faites tout ensemble? Est-ce que vous êtes les meilleurs amis du monde ?

Mozuku Sora : C'est notre tantô qui gère ce compte.

Higoro Toumori : Je n'ai pas du tout le temps de gérer un compte Twitter (rires).

Editeur  : Je me contente essentiellement d'avoir un rôle de support promotionnel. Je publie des dessins réalisés par maître Toumori. Je raconte aussi des discussions avec maître Sora.

SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.

Si vous étiez un "branchu", quel pouvoir aimeriez-vous avoir ?

Higoro Toumori : J'aimerais pouvoir manipuler le temps. Cela rendrait le travail de mangaka plus facile.

Mozuku Sora :  En effet, ce serait une bonne idée pour les deadlines (rires).

Merci aux mangakas pour le temps qu'ils nous ont accordé, aux équipes de Shueisha  ainsi qu'aux équipes de Ki-oon. Enfin merci à Pierre Giner pour l'interprétariat.

The Bugle Call, de Mozuku Sora et Higoro Toumori, éditions Ki-oon, 7,95€