Yukinobu Tatsu: "Contrôler la vitesse de lecture est une clé essentielle du manga"

Yukinobu Tatsu: "Contrôler la vitesse de lecture est une clé essentielle du manga" Bien que né dans le magazine en ligne Jump+, Dandadan a été conçu avec l'édition papier en tête. Comment son auteur travaille-t-il main dans la main avec son éditeur pour la conception de l'histoire? Comment est pensée sa mise en page aux cadrages super dynamiques? Yukinobu Tatsu explique sa méthodologie de travail à L'Internaute.

Dandadan, met en scène les aventures extra-terrestro-ésotériques des jeunes adolescents Momo Ayase et Ken Takakura. Momo croit aux esprits, fantômes et autres forces occultes, et Ken lui croit aux aliens. Se moquant des croyances de l'autre, ils se défient d'aller chacun un soir dans un lieu propice aux apparitions… Malheureusement pour les deux camarades de classe, ils ont tous deux raison. Les extra-terrestres et les esprits existent bel et bien et ne se font pas prier pour se manifester devant Momo et Ken. Le manga mêle avec brio les genres de l'occulte et de la science-fiction, tout en respectant le cahier des charges du manga moderne : beaucoup d'action, une bonne dose d'humour et des protagonistes riches et variés.

Dandadan est un titre qui a provoqué l'engouement des éditeurs francophones, et les principaux - travaillant déjà avec la Shueisha - ont déposé une offre pour obtenir la licence de cette nouvelle pépite de l'éditeur nippon. Mais il ne peut y avoir qu'un seul éditeur par manga, et c'est Kaze, renommé depuis Crunchyroll, qui a emporté la mise.

Comment ce manga, né avec pour seule contrainte éditoriale l'invitation pour le mangaka à "se faire plaisir", s'est-il construit pour atteindre une telle qualité?  (voir la première partie de l'interview) À quel point les principales clés de l'histoire sont-elles déjà connues de son auteur et de son éditeur? Comment aborde-t-on la création d'un manga pour une plateforme numérique (Jump+) et non un magazine de prépublication papier traditionnel ? Voici ses réponses !

© DANDADAN © 2021 by Yukinobu Tatsu/SHUEISHA Inc.

Linternaute.com : Vous présentez vos projets et concepts en commençant par des scènes clés. Dans une interview, vous dites que c'est un réflexe que vous avez adopté après avoir vu une exposition de Pixar.  Est-ce que vous avez toujours des idées de scènes avant d'avoir des concepts de personnages ou de scénario ?

Yukinobu Tatsu : oui, tout à fait : lors de l'exposition Pixar, ils ont détaillé leurs processus. Ils commencent tout le temps par réaliser en analogique des sketchs qui leurs servent de base pour définir l'intrigue et ensuite travailler sur les codes couleurs. J'ai trouvé que c'était très pertinent comme démarche. Réfléchir à ces imageboards pour donner un aperçu général de ce que l'on souhaite développer, ça aide à présenter les concepts à son éditeur. Non seulement c'est plus simple pour pitcher des concepts à monsieur Lin, mais c'est aussi plus simple pour lui de me faire des retours, de me donner des conseils. J'ai beaucoup appris grâce à cette méthode et je la trouve très efficace.

Aujourd'hui, est-ce que vous utilisez encore cette méthode ?

Shihei Lin : en ce moment, comme nous sommes en pleine publication d'une série, nous avons adapté la méthodologie… Le Tatsu-sensei n'a pas le temps de réaliser des imageboards pour tous les concepts ou scènes clés de chaque chapitre. On discute à partir de drafts que l'on étoffe à l'oral, pour gagner du temps. Quand on a une série en prépublication, les emplois du temps sont trop chargés pour pouvoir prendre le temps de dessiner complètement les high concepts.

Bien que travaillant pour Jump+ qui est un système de lecture en ligne avec énormément de lectures sur smartphone, vous n'hésitez pas à réaliser des doubles-pages magnifiques. Expliquez-nous votre processus de mise en page.

Yukinobu Tatsu : je ne réfléchis pas trop au fait que l'histoire soit lue sur smartphone… Je visualise toujours un manga comme un objet physique. J'aime le prendre dans mes mains, l'ouvrir et voir des doubles pages. Le grand Osamu Tezuka a dit il y a longtemps dans une interview: "Si les doubles pages ne meurent pas, le manga reste en vie." Ça m'a marqué. Aujourd'hui, on peut contrôler le rythme de lecture d'un manga en positionnant intelligemment les doubles pages. Contrôler la vitesse de lecture est une clé essentielle du manga, un pouvoir que nous n'avons pas sur les œuvres en temps réel comme un film ou un dessin animé. C'est une spécificité du 9e art, qui garantit la pérennité du médium. Je dessine en faisant très attention au rythme de lecture et aux doubles pages. C'est pourquoi je ne peux pas prendre en compte les smartphones. Pour moi, il n'est pas possible de rythmer un manga sans utiliser de doubles pages.

© DANDADAN © 2021 by Yukinobu Tatsu/SHUEISHA Inc.

D'après monsieur Lin, vous aviez de nombreux chapitres déjà dessinés en avance…

Shihei Lin intervient : que ce soit pour les planches de dessins finis ou les premiers storyboards, il avait terminé bien avant la deadline de rendu. Surtout pour les premiers nemu (story-board de manga, NDLR), je pense que maître Tatsu est l'un des auteurs les plus rapides que je connaisse. Avoir de l'avance permet de pouvoir prendre le temps d'ajuster les story-boards, de faire évoluer l'intrigue tout en gardant de la marge pour que les assistants puissent réaliser des décors précis et qualitatifs. Tatsu est un mangaka qui respecte brillamment les deadlines, semaine après semaine.

© DANDADAN © 2021 by Yukinobu Tatsu/SHUEISHA Inc.

Combien de chapitres d'avance avez-vous réalisés?

Yukinobu Tatsu : avant de commencer la publication, j'avais un peu de temps libre. Donc en plus de respecter l'emploi du temps, j'ai pu rationaliser ce temps libre.

Shihei Lin : je pense qu'avant la publication du premier chapitre, nous avions une dizaine de story-boards complets validés.

Yukinobu Tatsu : oui c'est ça.

Shihei Lin : c'est un véritable luxe de pouvoir commencer une série avec un peu de marge.

Est-ce que le fait de ne pas être dans un magazine de prépublication mais sur le web permet de ne pas subir les sondages de popularité et donc de prévoir ses chapitres avec plus d'avance?

Shihei Lin : je pense que la technique est la même que pour Jump. Bien sûr, on essaye d'anticiper ce qui peut plaire aux lecteurs et de réaliser une œuvre qui sera populaire. Mais, en soi, les sondages de popularité ne sont plus le seul facteur de décision de nos jours.

Dandandan débute avec un arc qui dure plusieurs chapitres. C'est très rare de nos jours. Pourquoi ce choix?

Yukinobu Tatsu : il est important de se fixer des objectifs quand on commence à écrire une histoire. De définir des enjeux et des jalons. Mais si on se fixe un objectif trop lointain, j'ai peur que les lecteurs ne le perçoivent pas. Je pense qu'il est important de poser au sein de l'histoire des petits objectifs visibles, qui peuvent être atteint rapidement, et d'enchaîner sur plusieurs réalisations assez rapidement. C'est entraînant et satisfaisant.

© DANDADAN © 2021 by Yukinobu Tatsu/SHUEISHA Inc.

Les trois premiers arcs narratifs font une dizaine de chapitres et les suivants sont plus longs. Était-ce déjà prévu? De poser petit à petit des objectifs et enjeux un peu plus lointains ?

Yukinobu Tatsu : ce n'était pas du tout prévu.

Shihei Lin : c'est arrivé au fil de nos discussions hebdomadaires. Comme les trois premiers chapitres ont reçu des réactions très positives des lecteurs, on s'est alors dit qu'on était dans la bonne direction. On a alors étoffé, densifié un peu l'histoire, et on savait grâce à ce succès qu'il n'était pas nécessaire de précipiter les événements de l'histoire. Puis les ventes du premier volume ont dépassé nos attentes alors nous nous sommes à nouveau dit que nous pouvions étoffer l'histoire. C'est une progression qui s'est faite naturellement, étape par étape.

Avec monsieur Lin, quand vous discutez d'un arc narratif, vous commencez par concevoir la "logline", son pitch en une phrase. Racontez-nous comment vous procédez et les étapes pour avoir un chapitre complet.

Shihei Lin : on part toujours de la suite de l'histoire. On commence par aborder les principaux enjeux, puis nous discutons alors des détails à éclaircir.

Yukinobu Tatsu : c'est tout à fait ça. Nous construisons l'intrigue principale d'un point de vue très macro au niveau de chaque arc narratif, puis nous découpons les chapitres, toujours de manière globale, sans parler des détails. Une fois que l'on a choisi les évènements clés, alors nous nous posons des questions du type "s'il y a ça ici, peut-être qu'il vaut mieux mettre ça là". Il arrive que ces décisions sur les détails aient un impact sur l'intrigue générale, que l'on parte dans une autre direction.

<!> attention ce qui suit peut être considéré comme un spoil

Par exemple dans l'arc de Jashi, quand il affronte Okarun, il n'était pas prévu qu'il soit victorieux. Mais lors de la réalisation du story-board, l'issue du combat a naturellement changé.

Vous avez dit dans une interview que la Mémé-Turbo était inspirée d'un surnom qu'on vous avait donné enfant (100 Kilo Baba). Quelle est la part de vous dans ce manga?

© DANDADAN © 2021 by Yukinobu Tatsu/SHUEISHA Inc.

Yukinobu Tatsu : il y a une très grande part de moi dans ce manga.  Je pense qu'il y a énormément de souvenirs de mon enfance et même d'œuvres que j'ai ingurgitées plus jeune.

 Est-ce que vous êtes plus proche de Momo ou d'Okarun ?

Yukinobu Tatsu : ni l'un ni l'autre. En ce qui me concerne, je trouve qu'écrire des personnages qui ne me ressemblent pas du tout me permet d'avoir plus d'imagination.

On retrouve dans Dandadan certains marqueurs qui semblent importants dans vos œuvres, par exemple la transformation, les changements du corps (Shota & Rokuro dès votre première série fusionnaient). Pourquoi ce sujet vous tient à cœur? Est-ce parce que votre lectorat adolescent y est confronté via la puberté?

Yukinobu Tatsu : en ce qui concerne les transformations et les fusions, je considère que je n'aurais pas assez de force pour faire face à ce type de situation seul. Donc je me dis qu'en empruntant la force d'une autre entité, je pourrais me relever et faire face à tous les défis. C'est un gimmick très pratique. Mais c'est aussi, en effet, une forme de métaphore de la croissance, de cette métamorphose qui frappe les adolescents lors du passage à un corps adulte.

On retrouve un duo fille/garçon dans la majorité de vos mangas sérialisés. Pourquoi?

Yukinobu Tatsu : à l'origine, je voulais écrire un shônen manga avec comme personnage principal une fille. En mettant en scène une fille, je me disais que les scènes d'action seraient différentes, surtout sur les combats. Ça ouvrait beaucoup de nouvelles perspectives. Mais les histoires avec une seule héroïne ne passent pas l'épreuve du comité de rédaction. C'est en m'adaptant à cette contrainte que je suis arrivé à ce duo.

Il y a beaucoup de scènes en sous-vêtements sans jamais tomber dans la vulgarité, comment faites-vous pour équilibrer ce contenu ?

© DANDADAN © 2021 by Yukinobu Tatsu/SHUEISHA Inc.

Yukinobu Tatsu : c'est une question de réalisme. On revient à l'importance du majikan, quand c'est logique et naturel, alors ça ne saurait être vulgaire. Je ne mets jamais de sous-vêtements par nécessité de faire plaisir aux lecteurs, mais tout simplement car, dans ces situations, il est logique que nos protagonistes se retrouvent ainsi.

En parlant d'équilibre, le fantastique et l'horrifique sont savamment entrecoupés avec de l'humour et même de l'absurde. Là aussi, expliquez-nous votre approche pour doser ces éléments.

Yukinobu Tatsu : ah je ne saurais l'expliquer. Je n'ai pas vraiment de recette à partager.

Shihei Lin : c'est un secret naturel, ça se fait tout en dessinant.

L'auteur et son éditeur ont hâte de découvrir la réaction des fans Français et espèrent, un jour, pouvoir venir à leur contact.