Kazuhiko Torishima : "J'ai utilisé mon privilège de rédacteur en chef pour publier One Piece" (3/3)
Les réalisations de Kazuhiko Torishima sont trop nombreuses pour en dresser la liste exhaustive. Rappelons simplement qu'il est l'éditeur de manga qui a repéré les mangakas Akira Toriyama et Masakazu Katsura, qu'il a créé du magazine V Jump, qu'il fut rédacteur en chef du magazine phare Weekly Shōnen Jump lors des lancements de One Piece et Naruto, ainsi que le président de la maison d'édition Hakusensha de 2018 à 2021.
Depuis mai 2023, il participe régulièrement à l'émission "TOKYO M.A.A.D SPIN" sur la radio J-Wave. Au sein de ses émissions passionnantes et auprès d'invités prestigieux, il revient non seulement sur sa carrière mais explique surtout l'envers du décor des métiers du manga. Vous l'aurez compris, avec près de 50 ans d'une carrière mémorable dans l'univers du manga (et du jeu vidéo), c'est une légende du milieu.
Invité d'honneur à Japan Expo 2025 (du jeudi 3 au dimanche 6), Kazuhiko Torishima va partager ses expériences et analyses lors de conférences. Grâce aux équipes du festival et de J-Wave - en particulier de la productrice de l'émission "TOKYO M.A.A.D SPIN", Chris Naz -, Linternaute.com a pu rencontrer l'éditeur pour une interview fleuve.
Troisième et dernière partie de notre entretien avec le légendaire éditeur de manga Kazuhiko Torishima.
Retrouvez la première partie ici et la seconde ici.
La légende raconte qu'au sein des comités de publication, vous étiez contre la publication de One Piece. Est-ce vrai ?

Je n'ai pas interdit la publication de One Piece, je me suis opposé à sa première publication.
Je vais vous expliquer comment marchent les comités de publication. Le Weekly Shōnen Jump est composé d'environ une vingtaine d'éditeurs. Chacun de ces responsables éditoriaux va prospecter, partir en quête de nouveaux talents dont ils vont récupérer des ébauches et les proposer pour une publication.
Une fois que ces propositions ont atteint une maturité et une qualité jugée suffisantes, elles passent devant le comité de publication. Cette réunion a lieu environ cinq fois par an. Et au cours d'une réunion, il peut arriver que nous décidions de quatre nouvelles séries en publication hebdomadaire. Ce qui représente potentiellement vingt nouvelles séries sur une année. Or, le Weekly Shōnen Jump publie 20 séries différentes. Cela veut dire que si les séries du magazine ne satisfont pas les attentes des lecteurs, on peut renouveler l'intégralité du magazine en l'espace d'un an.
Les séries vivent et meurent très rapidement au sein du Weekly Shōnen Jump. La concurrence est féroce, mais du point de vue des lecteurs, cela garantit que les mangas qui ne sont pas assez passionnants ne restent pas longtemps.
Au sein de ces réunions de publication, nous allons, collégialement, discuter des chapitres soumis par les éditeurs. Ces derniers sont évalués selon trois notes : rond, triangle ou croix. Une croix indique que, pour nous, cette série ne part pas dans la bonne direction et qu'il faut tout reprendre à zéro. Un triangle indique que l'on trouve les personnages intéressants, mais que l'histoire, son rythme et son découpage sont soit confus, soit pas au niveau d'exigence du Jump et qu'il faut revoir ce point particulier. Enfin, un rond indique que le manga est validé pour publication.
Dans le cas de One Piece, j'ai personnellement mis un triangle. Les personnages étaient très intéressants, mais le découpage vraiment brouillon et peu lisible. Monsieur Oda est très doué pour créer des personnages, par contre ses histoires sont trop denses, trop touffues. On sent qu'il a envie de raconter beaucoup de choses, mais je trouve que ce faisant, il crée de la confusion. J'ai l'impression que monsieur Oda essaye de nous rappeler toutes les 3 cases "regardez, mon histoire est intéressante, non ?" Pour les lecteurs, il faut que l'histoire soit bien équilibrée. Avant tout, pour que sa lecture soit fluide et agréable. On a donc collégialement rejeté One Piece à plusieurs reprises. Il me semble que One Piece a été présenté trois fois en réunion, et ce sans corriger le moindre des problèmes que nous avions remontés. Pour moi, si on publiait le manga en l'état, les lecteurs n'arriveraient pas à suivre et l'engouement ferait défaut. Les personnages étaient vraiment réussis mais il fallait encore revoir l'histoire et la mise en page. Au moment de la troisième soumission de One Piece, après deux refus cumulés, l'éditeur en charge du titre et son équipe ont insisté pour qu'on laisse une chance à ce titre et le publions. Essuyer trop de refus, c'est le risque de tuer la motivation aussi bien du responsable éditorial que de l'auteur lui-même.
Une perte potentielle d'un auteur talentueux est un facteur important dans la prise de décision.
Nos avis divergeant à propos de la publication de One Piece, nous avons argumenté pendant un peu plus de deux heures. Je n'étais pas le seul à avoir des objections à la publication de One Piece, d'autres éditeurs se sont rangés derrière cet avis. Le comité était scindé en deux à ce moment, impossible de trancher.
Mais comme j'étais le rédacteur en chef, la décision finale me revenait et, puisque les débats autour de ce manga étaient aussi enflammés, je me suis dit que ce titre possédait quand même un certain potentiel.
J'ai utilisé mon privilège de rédacteur en chef pour trancher et j'ai décidé de publier One Piece.
Vous savez, pour moi, la relation entre un mangaka et un éditeur, c'est un peu comme ces courses à trois pieds. Celles où l'on a un pied attaché à celui de l'autre personne. De mon point de vue, si je ne forme pas mon équipe éditoriale convenablement, ils seront alors incapables d'interagir comme il faut avec leurs mangakas, et de les faire mûrir de manière optimale. Mon objectif, en tant que manager, quand j'ai repris les rênes de la rédaction, était de pouvoir former ces éditeurs, de les motiver dans leur travail pour que l'on puisse publier des titres passionnants. C'est en prenant le temps de m'occuper de mon staff, de les former, que ces derniers ont pu prendre le temps de construire des relations pérennes avec leurs auteurs. Ce qui a permis de créer des titres passionnants pour les lecteurs.
Le responsable éditorial de One Piece était sur la sellette quand j'ai pris mon poste. C'était quelqu'un qui n'écoutait pas les remarques de mon prédécesseur, et donc lui répondait à chaque argument. Quand j'ai pris mon poste, mon adjoint m'a supplié d'intervenir pour sauver son job, de tout faire pour le garder et qu'il ne soit pas muté à un autre poste. Je l'ai laissé faire son travail et finalement c'est grâce à lui que l'on a eu One Piece.

Vous étiez rédacteur en chef au moment de publier des best-sellers comme Yu-Gi-Oh, Hunter x Hunter, Naruto, Prince of Tennis et Hikaru no Go. Vous attendiez vous à ce que chacun de ces titres deviennent un hit ?
Oui, tout à fait. Celui où j'ai ressenti ce potentiel le plus fortement est Naruto. Dès le premier coup d'œil, j'ai eu l'intime conviction que Naruto deviendrait un succès historique.
Vous avez mentionné le fait d'amener du sang nouveau dans la rédaction. Mais, en 2025, il n'y a toujours pas d'éditrice au sein du Weekly Shōnen Jump. Pourquoi ?
Il y a une femme éditrice chez Jump+, mais en effet, aucune éditrice ne fait partie de l'équipe du Weekly Shōnen Jump. Je pense qu'il y a de nombreuses raisons, plus ou moins bonnes.
La première qui me vient en tête, c'est que c'est un travail très exigeant physiquement. Cela doit pousser certaines personnes à ne pas envisager de femmes à ce poste. Si les conditions de travail s'amélioraient, peut-être que l'on aurait plus de candidates à ce poste et que les mœurs changeraient pour les accueillir au sein de la rédaction.
Bourré danecdotes inédites sur la création des grands succès quil aura façonnés et les auteurs quil a conduit vers la célébrité (au rang desquels Toriyama), sans oublier des commentaires féroces sur le Jump et lindustrie du manga en général, le Dr. Mashirito est on fire! pic.twitter.com/kDf4g0LKFb
— Ludovic Gottigny (Arion) (@Arion80) June 7, 2025
Le planning des éditeurs de manga est aussi chargé que celui des auteurs ?
Evidemment, le travail d'un mangaka est incroyablement difficile, et il faut optimiser tout ce qui peut l'être. C'est d'ailleurs un enjeu majeur du management éditorial moderne. Avec des méthodes plus efficaces, on doit pouvoir diminuer la charge mentale et physique que subissent les mangakas. Un auteur, si on le laisse sans surveillance, risque de passer sa journée à dessiner non-stop. Il faut aussi savoir les limiter dans les quantités à produire, leur donner des bornes pour leur propre bien. Le management de la charge de travail est un métier à proprement parler, il faut savoir l'optimiser et surtout pas ne pas surcharger ce dernier de travail.
Par exemple ?
Le plus important, en tant qu'éditeur de manga, c'est de savoir dire non. Il faut comprendre que les mangakas ne sont pas nos amis. Je n'ai pas besoin que les mangakas m'aiment. Si quelque chose est dans l'intérêt du mangaka, il faut lui imposer cette chose, même s'il n'est pas d'accord de prime abord.
Est-ce que vous avez lancé votre émission sur J-Wave dans le but d'améliorer le management de mangaka au Japon ?
Tout à fait. Je pense qu'aujourd'hui, il y a de nombreux responsables éditoriaux qui se fourvoient sur la nature de leur travail. J'ai l'impression qu'un très grand nombre d'entre eux se contentent de répondre à un maximum des demandes de mangakas afin de devenir amis avec eux. Par exemple, quand un gamin fait une bêtise, les personnes non concernées ne disent rien. Mais les parents vont le sermonner. Car ils sont responsables. Quand des parents font des remontrances à un enfant, ça n'est pas par plaisir, mais parce qu'ils ont en tête l'avenir de leur enfant. Et c'est pour ça qu'ils font attention à son éducation. Si on a un amour pour le talent d'un mangaka, il faut savoir être ferme par moment pour le guider sur le bon chemin. Qui aime bien, châtie bien (rires).
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Vous êtes l'éditeur le plus dessiné dans des mangas. Pourquoi ?
(rires francs) Je me demande bien pourquoi. Peut-être car je suis quelqu'un de facile à transformer en personnage. Je suis assez franc et exubérant. Ou alors, comme je suis assez sec au travail, certains avaient peut-être peur d'argumenter avec moi et se sont servi de ces parodies pour se venger, pour évacuer une potentielle frustration (rires).
Avec les prépublications numériques comme Jump+, la pression de la deadline et de la pagination a changé. Pensez-vous que les auteurs sont un peu plus protégés aujourd'hui ?
Je pense que la difficulté a changé. Par exemple, en ce qui me concerne, avoir un nombre de page fixes a aussi des aspects positifs. Cela permet de planifier son travail.
Sans nombre de pages fixe, le flou devient trop important et rend plus difficile de se concentrer sur ce que l'on doit réaliser. De même, avoir une deadline à dix jours décale la remise des planches mais c'est tout. Le cadre de la pagination et des délais de rendu codifiés permettent de s'exprimer d'une certaine manière, d'acquérir une routine créatrice. Ce qui disparait si l'on a trop de flou dans son planning. Finalement, cette liberté de pagination me semble être un leurre, elle ouvre la porte sur un story-board flou, au sein duquel le mangaka peut se perdre, peut perdre pied. Par exemple, dans Dragon Ball, un chapitre fait 15 pages. Il y a beaucoup de mangas qui ont une pagination plus grande, mais Dragon Ball reste passionnant.
En y réfléchissant, un héros (vous) qui a un rêve et qui lutte contre des conditions lui mettant des bâtons dans les roues (un petit village, une famille opposée à son rêve, la crise économique) et donne le meilleur de lui-même dans chaque situation... c'est quand même très shônen d'aventure, non ?
(rires) C'est drôle. Mais plus que mon parcours dans cette drôle d'aventure, ce dont je suis fier, c'est d'avoir fait découvrir des gens talentueux au reste du monde. C'est ça le plus important.
Pour moi, prendre des galons n'était pas un objectif en soi. J'ai grimpé la pyramide hiérarchique pour la seule raison d'avoir le pouvoir de mettre en place des politiques de soutien des mangakas. Ce qui m'intéresse, plus que le pouvoir et l'argent, c'est le talent.
Dans Dragon Ball, les noms des protagonistes suivent différents champs lexicaux : les légumes pour les saiyen, les sous-vêtements pour la famille de Bulma. Comment est venue cette idée ?
C'est une idée de monsieur Toriyama. Je pense que l'une des raisons premières est que réfléchir à des prénoms de personnages devait l'embêter. Il faut savoir que l'un des talents de monsieur Toriyama est de n'avoir jamais tourné le dos à l'enfant qu'il était une fois devenu adulte. Ainsi, il comprenait avec brio ce qui pourrait plaire aux jeunes lecteurs.
Vous nous avez dit plus tôt dans cette interview, que pour percer un auteur doit se distinguer. Et que votre métier d'éditeur était de les pousser à chercher leur "essence" dans leur originalité. Mais avec Dragon Ball, une nouvelle grammaire du shonen d'aventure a pris le pas : équipes de 5 protagonistes, tournois, salle de l'esprit et du temps, adversaire taciturne/narcissique qui devient un allié… Est-ce que vous aviez conscience lors de la création de Dragon Ball que vous alliez redéfinir le genre shonen d'aventure ?
Non, pas du tout. Et d'ailleurs, je trouve ça dommage que des auteurs se contentent de reproduire les schémas de Dragon Ball.
Je pense sincèrement qu'un auteur doit se distinguer, créer de nouvelles choses.
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Revenons sur votre émission radio. Quel est le prochain sujet que vous avez hâte de couvrir ?
Plus qu'un sujet précis, ce que j'aime développer dans mon émission de radio, c'est la psyché des auteurs. Plus précisément, dans quel état d'esprit se trouvent les autrices ou auteurs tout au long du processus de création ou de publication d'un manga ou d'un jeu vidéo. Comment naît un pitch ? D'où vient la créativité ? Comment nourrir, renouveler cette dernière ? J'aime disséquer le processus créatif, et au-delà, comprendre pourquoi certaines œuvres rencontrent le succès. Résoudre le puzzle qui permet de comprendre comment on arrive à créer une œuvre culturelle passionnante. C'est le premier intérêt de cette émission de radio.
Le second intérêt, qui n'est aucunement moindre, est que l'ancienne génération peut passer le relais à une nouvelle génération de créateurs. Que les auditrices et auditeurs à l'écoute de cette mission développent une envie de créer, de produire une œuvre personnelle. Une fois que nous avons exposé la naissance d'une œuvre culte et disséqué les raisons de son succès, cela permet à une nouvelle génération de se lancer avec entrain dans un processus créatif.

Comment est née cette émission ?
C'est ma productrice, Chris Naz, qui est à l'origine de ce projet. C'est une très grande fan de Dragon Ball et Dragon Quest.
Chris Naz intervient : J'avais envie de faire quelque chose pour célébrer les 35 ans de Dragon Quest (2021, NDLR). J'ai alors remué ciel et terre pour obtenir une interview de Yûji Horii afin qu'il raconte la naissance de ce jeu vidéo culte. Et comme j'étais aussi en contact avec monsieur Torishima, cela m'a permis de créer une émission où messieurs Horii et Torishima pouvaient discuter ensemble de la genèse de cette œuvre. L'idée était de mettre ces deux géants derrière un micro et de les laisser partager leurs souvenirs et leur science. Devant le succès, cette émission anniversaire est devenue un rendez-vous.
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Avez-vous été surpris par le succès de l'émission ?
Kazuhiko Torishima reprend : Je ne m'attendais pas du tout à un tel succès. Je pense qu'une des raisons du succès est que des œuvres comme Dragon Ball et Dragon Quest sont immortelles. Ce sont des titres qui sont rentrés dans l'histoire et dont la popularité me semble vouée à ne jamais disparaître. Je pense que les auditeurs ont découvert, grâce à cette émission, les clés du succès de certaines créations originales. Et je pense qu'ils trouvent, comme moi, que c'est passionnant de voir que le succès ne naît pas de rien. Qu'il y a un véritable travail créatif, conceptualisé derrière chaque grande œuvre. Discuter et comprendre les raisons du succès d'une œuvre me semble aussi enrichissant que de découvrir l'œuvre en question.
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Lectrices, lecteurs, vous l'aurez compris à la lecture de ce long entretien, Kazuhiko Torishima a une carrière aussi grande que sa générosité à partager son expérience avec les fans de mangas et jeux vidéo du monde entier.
C'est pour ça qu'avec les équipes de J-Wave et de Japan Expo (du jeudi 3 juillet 2025 au dimanche 6 juillet), il a vu les choses en grand : pas moins de trois conférences seront proposées pendant Japan Expo. Voici les horaires pour ces dernières :
- COMMENT DESSINER GOKU Avec M.Torishima, M.Nakatsuru avec M.Torishima et M.Nakatsuru le jeudi 3 Juillet à 16h30 scène Ichigo
- DANS LES PAS DE KATSUYOSHI NAKATSURU avec M.Torishima et M.Nakatsuru le vendredi 4 Juillet à 14h15 scène Yuzu
- LES TECHNIQUES MANGA BALÈZES DE MASHIRITO avec M.Torishima et M.Toyotaro le dimanche 6 Juillet à 15h45 scène Yuzu
Ne les manquez sous aucun prétexte, nous n'avons qu'effleuré la surface de la carrière de Kazuhiko Torishima.
La rédaction de L'Internaute tient à remercier monsieur Kazuhiko Torishima pour sa disponibilité et son enthousiasme communicatif, mais aussi Chris Naz, productrice de l'émission de radio "TOKYO M.A.A.D SPIN" de messieurs Torishima et Horii. Merci aux équipes de Japan Expo qui ont permis à cet entretien d'avoir lieu. Enfin, merci à Hervé Auger pour son interprétariat.